2x05 - Atterrissage d'urgence (10/20) - Conspiration

Ellen s'est mordu la langue et tortillée sur sa chaise toute la matinée. Nelson est arrivé trop tard pour qu'elle ait le temps de lui parler avant qu'ils n'entrent en cours de Maths, et pendant cette première leçon de la journée, il était assis derrière elle, réduisant les possibilités d'échange sous l'œil de lynx de Mrs. Hemmerson. Ensuite, il y a bien eu leur heure de libre typique du Mardi matin, mais ils l'ont passée pratiquement dans un silence complet, son ami semblant peu ouvert à la conversation. Quant au cours de Chimie de fin de demi-journée, il n'a pas été propice au papotage non plus, puisqu'il a comme souvent requis de la manipulation, et qu'ils n'ont de toute façon pas formé un binôme, les équipes tirées au sort par le professeur à leur entrée dans la salle. Mais maintenant que l'heure du déjeuner est venue, la petite marginale n'y tient plus :

— Alors… Er… Tu as vu Markus, hier soir ? elle commence timidement, tout en enroulant quelques spaghettis autour de sa fourchette.

En face d'elle, Nelson se fige et lève lentement les yeux de son assiette, sans pour autant relever la tête. Il se demandait combien de temps elle allait encore bien pouvoir tenir avant d'aborder ce sujet. Il doit reconnaître que son self control l'a impressionné, pendant leur heure à la bibliothèque.

— … Ouais, il répond lourdement.

Malgré ses efforts de subtilité, il la voit venir gros comme une maison. Elle a pris la demande de Jack, d'informations sur les Quanto, beaucoup trop au sérieux. D'un côté, ça l'occupe, ça lui évite de juste angoisser dans le vide à ce qui peut bien être en train d'arriver à leur amie en ce moment-même. De ça, il ne peut pas vraiment se plaindre. Il n'y a pas grand-chose de plus déprimant que quelqu'un d'usuellement positif qui se met à broyer du noir. Si les théories fantasques du blondinet à tatouages peuvent empêcher Ellen de tomber dans la morosité, c'est au moins ça. Mais d'un autres côtés, ses théories restent absurdes.

— Et ?

Malgré l'application qui y est mise, paraître désintéressée n'est pas un franc succès. Nelson soupire et pose ses couverts. Ses épaules s'affaissent alors qu'il relève enfin le menton, la regardant bien en face. Cette charade de prétendre de ne pas voir ce à quoi elle fait réellement référence l'épuise, alors il en vient directement aux faits :

— Et rien. Parce que Jack et toi, vous êtes paranos. Et même si c'était pas le cas, tu sais bien que je peux pas être mêlé à vos embrouilles.

Se comprenant démasquée, Ellen pose sa fourchette à son tour. Elle la faisait de toute manière pivoter trop distraitement pour que son geste lui soit d'une quelconque utilité. Rendant son regard franc à son interlocuteur, elle ne se laisse pas si facilement découragée dans son entreprise :

— On ne fait rien de mal. Et il se passe des trucs louches chez les Quanto ; je le sais, elle insiste avec ferveur, maintenant que le voile est levé et que Nelson semble à peu près ouvert à la discussion.

— Alors pourquoi tu as besoin de moi, huh ? il lui soumet.

Il ne s'énerve pas tout de suite. Complètement saper son enthousiasme n'est pas dans ses objectifs. Ellen ne pense pas à mal. Jamais. Le problème, c'est que ses bonnes intentions l'emmènent parfois, pour ne pas dire souvent, sur des sentiers tortueux. Comme lorsqu'elle a pensé que lui faire découvrir la vérité sur son ex par le journal du lycée serait une bonne idée. Et comme maintenant.

— Parce que je peux pas aller les voir tous les jours ; ils se douteraient de quelque chose, la jeune fille répond très sérieusement.

L'interrogation était pourtant censée la faire se remettre en cause. Raté.

— Si t'es si sûre de ton coup, pourquoi est-ce que tu ne leur poses pas tout simplement la question, huh ? Je comprends que Jack ait peur de se faire envoyer sur les roses, mais toi, y a pas de raison, Nels poursuit dans la pédagogie.

Il espère encore qu'elle va se rendre compte d'elle-même de sa propre folie. Il sait qu'il fréquente les Quanto depuis beaucoup plus longtemps qu'elle, mais tout de même. Il serait bien incapable de soupçonner quoi que ce soit de ce type d'une famille inconnue, alors il a du mal à concevoir qu'on puisse le suspecter de gens qu'on connaît. Alek ? Un grand conspirateur ? Il aura tout entendu.

— On sait pas ce qui se passe, je saurais pas quoi demander… explique la lycéenne, toujours grave.

Elle récupère ses couverts, plus pour s'occuper les mains dans son dépit que pour se sustenter.

— Parce que tu as considéré l'idée, en plus ! s'exclame alors son camarade.

Peut-être est-ce l'intonation de ses remarques, qui les empêche d'avoir l'effet escompté ? C'est quand même rageant que la meilleure personne pour faire démordre Ell' de ses hypothèses les plus tordues soit justement celle sur laquelle elle a aujourd'hui une hypothèse tordue. Comme s'il fallait à l'adolescent une raison de plus pour que sa meilleure amie lui manque.

— J'ai juste envie que Mae revienne, se justifie Ellen.

Son regard redouble de détermination à ses mots, et son poing se resserre un peu plus autour du manche de sa cuillère.

— Moi aussi… Mais y a rien qu'on puisse faire, la console doucement Nels.

Il partage son souhait, évidemment, mais il est plus conscient qu'elle de leurs limites en ce qui concerne sa réalisation.

— Et qu'est-ce que tu fais du géant que j'ai vu rôder près de chez eux ? l'adolescente revient à la charge par un autre angle d'attaque.

Son regain de vigueur pousse son ami, qui s'étant légèrement penché vers elle par-dessus la table, à se renfoncer dans son siège avec un nouveau soupir.

— La même chose que de cette femme que tu as vue rôder près de chez eux. Et du type à casquette qui rôdait soi-disant près de Walter Payton par un moment. Rien. C'est juste des passants, il répond, haussant les épaules avec agacement.

— Tu veux dire que tu es entré ? elle poursuit dans ses questions, tenace.

Elle ne juge pas pertinent de relever qu'elle n'a pas été la seule à remarquer la présence de l'homme à casquette et blouson sportif autour de leur lycée. Ce n'est pas le sujet.

— Quoi ?

Malgré lui, Nels a perdu le fil de la conversation. Entré où ?

— Tu es entré, ou bien vous êtes sortis, avec Markus ? précise Ellen.

Elle a une assez bonne idée de la réponse à cette question. Elle n'a elle-même pas franchi le seuil de la maison des Quanto depuis l'enlèvement de Mae. Comme Nelson, lorsqu'elle est venue avec ses parents, Alek les a accueillis dans le salon de jardin sous leur porche. Lorsqu'elle est venue seule après ça, Markus lui a proposé de discuter sur le perron également, et la fois où Sam l'a interceptée, il lui a proposé d'aller se promener, pour dégourdir les jambes de son chien. Ils ont tous eu l'air d'apprécier la visite, mais à force d'écouter Jack, elle trouve tout de même étrange que personne ne l'ait laissée entrer.

— On est sortis. Mais je vois pas ce que ça prouve. Sa sœur et son frère sont pas là, son meilleur pote est dans le coma, et il a rompu avec sa copine. En gros, il partage son temps entre la fac et son lit ; je suis pas surpris qu'il ait besoin de prendre l'air !

Nelson n'accepte pas cet argument. Selon lui, il peut tout à fait y avoir plusieurs autres explications avant celle d'un vaste complot.

— Jen et lui ont cassé ?! s'étonne alors la jeune fille, qui l'ignorait.

Elle manque de s'étouffer, même alors qu'elle n'est pas techniquement en train de manger.

— C'est ce que j'ai compris. J'ai pas voulu presser la question, pour des raisons évidentes.

Nelson n'était pas au courant non plus, avant la veille, mais il n'en est pas aussi interloqué que sa camarade. Les couples se séparent. Ce sont des choses qui arrivent. D'autant plus quand on traverse des situations tendues.

— Elle aurait pas osé le larguer pendant une période aussi difficile, observe Ellen, pour sa part intriguée par ce développement.

Elle a la vision inverse. Pour elle, on ne devrait pas quitter quelqu'un quand il est en position de faiblesse. Ou en tous cas, moins.

— Peut-être que c'est lui qui a pas voulu la traîner dedans. Non pas que ça nous regarde ! Nelson insiste sur le caractère personnel du sujet, qui n'appelle donc normalement pas à débat.

Markus n'avait vraiment pas l'air d'avoir envie d'en parler. Il n'a transmis l'information que parce que son visiteur s'est directement enquis de l'état de sa petite amie, mettant sans le savoir les pieds dans le plat. Mais l'étudiant en médecine est resté très factuel : Jena et lui ne sont plus ensemble. Il n'a rien ajouté d'autre. Et c'est sa prérogative.

— Ce serait idiot, parce qu'elle est déjà impliquée, en tant que témoin, rétorque la marginale, déjà prise dans sa réflexion.

— Je viens de dire que ça nous regardait pas ! lui rappelle son interlocuteur, à deux doigts de hausser la voix.

— Jack dit qu'il a des preuves que Jena, Rob, et Markus sont allés au labo de Mr. Quanto, pas longtemps avant son accident et celui de Rob. Tu trouves pas ça étrange ? partage Ellen.

Sur le moment, elle n'avait pas trop su quoi faire de cette information reçue du petit blond. Mais maintenant, elle lui rend la rupture des deux jeunes gens d'autant plus suspecte.

Jena est sympa. Elle a un côté rebelle, comme tous les Alternatifs, mais elle ne romprait pas avec Markus à un moment pareil seulement parce que justement c'est une période difficile. Et l'inverse est aussi vrai : Mark ne se séparerait pas de sa petite amie alors que tout est déjà en train de s'écrouler autour de lui. Il est capable de grande abnégation, mais tout de même. Quant à aller s'imaginer qu'elle pourrait s'en vouloir d'avoir été témoin de ce qui est arrivé à Mae, ça paraît aberrent. Au-delà de ça, l'un comme l'autre n'accepterait de toute façon pas d'être tenu à l'écart sous prétexte d'être préservé. Chacun insisterait au contraire pour rester ensemble. Mais dans ce cas, qu'est-ce qui a bien pu les conduire à se quitter maintenant, alors ? Ils forment un couple très mignon. Mark avait même le béguin pour Jen au lycée !

Néanmoins, si effectivement il se passe quelque chose en rapport avec Alek, et qu'ils sont au courant, ça peut compliquer la situation. Qu'ils se soient trouvés à son laboratoire à un moment donné n'est pas très logique, étant donné l'obscurité des travaux de l'ingénieur. À moins qu'ils soient au fait de ce qui s'y est tramé en secret.

— Bientôt Jack va nous sortir que l'accident de Rob n'en était pas un, comme celui d'Alek, et que c'est aussi lié à toute cette histoire… Non mais sérieusement ?! Nelson raille, perdant la patience de tolérer de telles affabulations.

Markus est le fils d'Alek. Il a pu rendre visite à son père sur son lieu de travail. Et comme Rob est son meilleur ami, et Jena était sa petite amie, ils l'ont accompagné. Ce n'est quand même pas difficile de s'arrêter à l'explication la plus simple !

— Si tu y penses, les deux sont arrivés le même jour, souligne Ellen.

En ce qui la concerne, elle trouve la coïncidence accablante. Déjà que la petite sœur de Jena est dans un état similaire à celui de Robert, dans des circonstances tout aussi mystérieuses.

— Non mais tu t'entends ? lui demande Nels.

Il est atterré qu'elle ose ajouter une autre tragédie à son délire de conspiration, en plus de l'accident d'Alek et de l'enlèvement de Mae. Pourquoi pas la tentative de suicide de Caesar, tant qu'elle y est ?

— Ça te paraît pas commencer à faire beaucoup de trucs louches ? elle lui soumet, pour sa part convaincue, évidemment.

— Non ! Parce que les accidents arrivent ! Même à des scientifiques renommés ! Et les électrisations aussi, surtout dans une société connectée comme la nôtre. Et les gens rompent, même pendant des périodes difficiles, peut-être même plus encore. Et certains passants passent souvent au même endroit, tout simplement parce que c'est le chemin le plus court de chez eux à quelque part où ils aiment bien aller. Il y a pas de complot, Ell' ! Mae est juste pas là et on doit attendre que la Police la retrouve, c'est tout ! il explose finalement, tapant d'un point sur la table, la laissant bouche bée et yeux écarquillés.

Son soudain haussement de ton, pourtant plus désespéré qu'agressif, génère un disque de silence autour d'eux, de rayon suffisamment large pour qu'ils le remarquent sans trop tarder.

Les deux adolescents tournent la tête à droite et à gauche pour découvrir leurs voisins les plus proches dans le réfectoire qui les fixent avec curiosité. Puisqu'ils savent de quoi il est question, ils leur font au moins grâce de reproche dans leurs yeux, et leur accordent même un sourire encourageant. Le duo s'excuse rapidement, puis incite tout le monde par l'exemple à retourner à leur repas.

Plusieurs minutes s'écoulent ensuite avant que l'un comme l'autre n'ose relever les yeux vers son acolyte. Et il faut encore un peu plus de temps pour que leurs regards se croisent enfin. Ils ne reprennent pas la parole avant d'avoir fini de manger, mais il n'en faut pas plus pour les réconcilier. Non seulement ils ne peuvent pas se permettre de se perdre alors que leur trio est déjà en mal d'un membre, mais Nelson ne blâme de toute façon pas réellement Ellen de vouloir trouver une explication à ce qui leur arrive. C'est juste qu'il n'a tout bonnement pas la force d'écouter ses théories à longueur de journée. Ce qui lui donne espoir à elle le décourage lui. Songer à ce que peut être en train de traverser sa meilleure amie le terrifie déjà suffisamment alors qu'il n'a aucune idée précise de ce qui est en train de lui arriver, il n'a pas besoin de rendre ses craintes plus concrètes. Encore un fois, Ellen ne pense pas à mal, elle a simplement des difficultés à accepter que tout le monde n'a pas les mêmes mécanismes d'adaptation qu'elle.

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