2x05 - Atterrissage d'urgence (6/20) - Passe-Muraille

Strauss fait irruption dans le salon par la porte d'entrée, ferme derrière lui, puis retire son manteau pour le jeter à son crochet habituel d'un geste fluide. Il reste un instant face à la veste en cuir de Ben et celle en daim d'Andy, aux côtés de son long imperméable noir, songeur. Lorsqu'il arrache enfin son regard sombre à la contemplation du vide à travers les vêtements, il s'avance dans la pièce en soupirant, mains dans les poches de son pantalon :

— On a un problème, il annonce, alors qu'il est seul.

Presque immédiatement, ses deux colocataires surgissent de leurs chambres respectives, à l'étage. Celle d'Andy est sur la gauche en haut des escaliers, et celle de Ben lui fait face. La blonde croise les bras, tandis que le troisième membre du groupe s'appuie sur la rambarde devant eux.

— Quel genre de problème ? relève le Protectrice.

— Ils ont atteint une impasse, lui apprend le mathématicien.

Il a tout entendu de la conversation entre Aleksander et l'équipe de Jena, plus tôt dans la matinée. Sa surveillance des Quanto la semaine passée a rapidement porté ses fruits et dévoilé l'entièreté de la situation de Maena pour lui et ses congénères : Alek est celui que le laboratoire cherchait à atteindre en enlevant sa benjamine, et l'ingénieur ne peut pas en faire mention aux autorités de peur de mettre en danger encore plus de monde, à cause d'une loi très stricte sur l'intelligence artificielle. Là-dessus sont venus se greffer plusieurs tiers partis, dont les intentions sont plus claires que leurs origines, mais sur lesquels les Homiens n'ont pas besoin d'en savoir plus, tant qu'ils œuvrent tous vers un but commun.

— Comment c'est possible ? Je croyais qu'ils avaient une équipe d'opération spéciale de leur côté ? Plus de ressources qu'on ne le croyait initialement ? objecte Andy.

Elle avait justement été agréablement surprise d'apprendre qu'un peu plus que la simple Police enquêtait sur cette affaire. En voyant là où est retenue Maena, elle n'était pas certaine que les autorités publiques soient les plus à même de l'en sortir. Mais à défaut, c'est bien vers eux qu'elle avait dû choisir d'envoyer son indice clé, à travers Brennen. Heureusement, l'oncle avait fait passer l'information aux bonnes personnes, lui ôtant la nécessité d'avoir recours à une manœuvre similaire, et leur faisant à tous gagner un temps précieux. Dans le fond, l'extraterrestre se fiche bien de qui en est responsable du sauvetage ; l'essentiel est que la gamine soit sortie de là où elle est sans les impliquer, et avant que quelqu'un d'un peu plus malin que les autres ne découvre quoi que ce soit d'anormal chez elle. Si ce n'est pas le cas, Andy se verra contrainte de prôner la terre brûlée comme un autre Protecteur moins clément qu'elle l'aurait fait à sa place dès le début. Fréquenter Uriel la rend magnanime.

— C'est le cas. Et pourtant, ce sont leurs mots, pas les miens, confirme Strauss à regret.

Ces derniers jours, à écouter et parfois même observer Jena, Siegfried, et Vladas préparer l'infiltration du bâtiment lui avait donné bon espoir. Ils semblaient progresser, trouver un contournement à tous les obstacles anticipés un par un. Ils avançaient, lentement mais sûrement. Jusqu'à ce matin.

— De quel type d'impasse on parle ? intervient enfin Ben, toujours partisan de chercher une solution plutôt que de se plaindre du problème.

— Cul-de-sac. Ils disent qu'à moins de pouvoir passer à travers les murs, ils ne peuvent pas sortir Maena de là, le mathématicien reprend les mots du géant nordique, tout aussi dépité que lui d'ailleurs.

— Passer à travers les murs ? relève Andy, plissant les yeux à cette image.

— C'est une façon de parler, le Diplomate lui explique la figure de style.

Bien que ce soit effectivement une paroi infranchissable à laquelle les agents sont confrontés, la tournure de phrase est simplement censée illustrer l'impossibilité de la tâche. Les mesures de sécurité en place, telles qu'il les a entendus exposées, lui paraissent en effet excessives. Même une utilisation légitime de l'endroit paraît laborieuse, alors une infraction paraît plus que compromise.

— Si c'est pas le cas, on connaît bien quelqu'un qui peut le faire, intervient à nouveau Ben, moins troublé par l'analogie que leur comparse féminine.

— Er… Non, le reprend justement celle-ci, à nouveau perdue.

Sans décroiser les bras, elle se tourne vers le Soigneur à sa gauche. Passe-muraille est une compétence homienne non seulement rare mais d'une certaine manière un peu écœurante. Très peu d'entre eux en sont dotés, et parmi ceux qui le sont, très peu acceptent de la mettre en pratique.

— Si. Et tu vois très bien de qui je parle, insiste le mécano.

Imperturbable, il se redresse de son appui pour donner du poids à ses dires. Ce n'est pas comme si la stature présentait un quelconque caractère intimidant pour ceux qui partagent ses origines, mais au moins ça confirme qu'il est sûr de lui.

— Il y a peut-être trois ou quatre Homiens en tout qui ont jamais été capables de faire ça. Et aucun d'eux n'a de forme physique à l'heure actuelle, objecte Andy, tout aussi assurée.

Oui, elle voit de qui il parle. Il est trop jeune pour que l'ambiguïté sur la personne soit possible. Mais ce n'est pas une option pour eux.

— Bah… On pourrait essayer.

Malgré la timidité de sa réponse, Ben ne laisse pas tomber. Il est optimiste. Il se rend bien compte de ce qu'il demande, de ce qu'il est en train d'envisager, mais il faut qu'il tente. Il hausse une épaule, à moitié embarrassé et à moitié désinvolte.

Un silence s'abat sur l'assemblée, tandis que chacun considère ce qui vient d'être suggéré. Strauss ne s'attendait de toute évidence pas à cette tournure de la conversation, et penche la tête sur le côté, intrigué par l'idée. Andy reste quant à elle sur sa posture d'opposition, la bouche entrouverte dans un mélange de surprise et d'outrage. Elle finit par secouer la tête à la négative :

— Chad n'acceptera jamais… elle commence à lister ses objections.

— On n'a pas besoin de lui demander son avis.

En ce qui le concerne, Ben ne voit pas le problème. Depuis le début il n'a de toute manière pas été question d'amener l'ancien dans la boucle.

— On peut pas faire ça seuls, poursuit Andy, sans appel.

— Je pense que si, l'autre n'est toujours pas d'accord, campant sur sa position.

Au rez-de-chaussée, le menton levé, Strauss suit le débat avec attention, un peu comme un chien un match de tennis, et sans intervenir. Il est partagé. La proposition sous-entendue par Ben l'horrifie tout autant que l'idée que Maena ne puisse pas être secourue.

— Ce n'est pas qu'une question technique. Si on choisit d'emprunter cette avenue, c'est un énorme risque. Il faut qu'on soit couverts en cas de dérapage, et personne ne peut nous fournir ça à part Chuck, insiste Andy sur la nécessité de contacter l'un de leurs aînés à tous, malgré ses réticences initiales à cette marche à suivre.

— Si on s'engage sur cette voie, on va devoir travailler avec les Quanto de toute façon. Est-ce qu'ils ne peuvent pas assurer nos arrières ? lui propose Ben en guise de compromis.

De ce qu'il a compris des comptes rendus de Strauss, la famille opère déjà en sous-marin. Ils vont déjà devoir trouver une autre explication à ce qui est arrivé à Maena que ce qui lui sera réellement arrivé. Et ils ont l'avantage d'eux aussi avoir la survie de la jeune fille à cœur, ce qui ne peut pas être dit de Chad.

— On est déjà en train d'envisager de leur faire confiance avec le secret de nos origines, est-ce qu'on pourrait au moins essayer de limiter le nombre de choses qu'on compte laisser entre leurs mains ? Et puis, je ne pense pas que ce soit à leur portée. Ils n'ont pas encore de solution pour se protéger eux-mêmes, leur ajouter le besoin de nous protéger nous ne me paraît pas être un bon calcul, la blonde écarte la suggestion avec un geste et une mimique dédaigneux.

Son regard se perd dans le vide alors qu'elle cherche à calculer les tenants et aboutissants de toutes les décisions qu'ils pourraient prendre à ce stade. Elle aimerait pouvoir blâmer Strauss d'avoir tout déballé à Maena, le soir où Kayle a laissé l'une de ses victimes pratiquement sur le pas de leur porte, mais elle sait que ce serait injustifié. Même s'il avait su tenir sa langue, ça n'aurait rien changé à la situation actuelle ; ils seraient quand même impliqués dans le sauvetage de la petite blonde. Le problème, c'est plutôt qu'elle lui est littéralement tombée dessus au détour d'un couloir, et ça, il n'y a rien qu'il aurait pu faire pour l'éviter. Elle connaît l'imprédictibilité de la contamination homienne. Ce qui s'est passé tient de la malchance, ni plus ni moins.

— Tu considères réellement cette idée, Andy ? le Diplomate la tire justement de ses pensées, inquiet à son humeur manifestement de plus en plus sombre au fil de ses ruminations.

— C'est toi qui es rentré en annonçant qu'ils étaient coincés ! À moins que tu sois revenu sur ta position vis-à-vis de l'option de la terre brûlée, je ne vois pas trop quel autre choix on a si on veut éviter un incident interplanétaire. Qu'une poignée d'humains choisis soient au courant et sachent à quoi s'en tenir est toujours préférable à une multitude aléatoire qui se posent des questions et se mettent à creuser là où il ne faut pas, elle explique ce qui l'amène à envisager une voie aussi drastique que celle dont ils sont en train de débattre.

Pourtant, l'idée va à l'encontre de toutes les fibres de sa personnalité et ses principes. Tout ce qu'elle a toujours fait était pour œuvrer à l'encontre de leur découverte par les Humains. Elle est déjà allée jusqu'à faire oublier l'information à certains. Et quand ça ne prenait pas, plus loin que ça, même.

— Combien de temps vous croyez que Maena peut encore tenir ? Strauss interroge, se tournant vers Ben, sans doute le plus à même de ses deux compères à lui répondre.

— Ce n'est plus vraiment une question de savoir si elle va survivre mais dans quelles conditions, lui offre le plus jeune d'eux trois, avec autant de justesse que de clémence.

— Alors tu as raison, Andy. On n'a pas le temps de les laisser trouver une autre solution par eux-mêmes. Il faut intervenir, si on le peut, le mathématicien annonce sa décision.

Il sait que rien ne sera acté sans l'unanimité parmi eux. Il est toujours terrifié par l'idée qu'ils soient exposés, ainsi que le reste de ce qu'ils envisagent, mais il ne peut pas abandonner Maena. Être découvert par elle avait été presque plus un soulagement qu'un problème, mais elle est une personne. Une personne en qui il avait instinctivement confiance. Il ne peut qu'espérer que ses proches seront dignes du même privilège.

— Si on met les Quanto au courant, je voudrais aussi le dire à Patrick, ajoute tout à coup Ben, un peu comme un cheveu sur la soupe.

— Il n'est pas dans leur équipe ; il n'a pas besoin de savoir, réplique immédiatement Andy.

Elle est pour le moins anxieuse de limiter les dégâts qu'ils s'apprêtent à causer. Pour parvenir à leurs fins, ils doivent au minimum se manifester à l'équipe de trois, ainsi qu'au père et à l'oncle. Cinq personnes, ça lui paraît déjà beaucoup. Et il y a aussi les deux fantômes dans la machine, à qui ils ne pourront rien cacher. Peut-être que l'étudiant en médecine pourrait être conservé hors de la boucle ? Et cette femme avec qui l'ingénieur travaille.

— Si. Ça le concerne, insiste le soigneur, toujours aussi ferme que depuis le début de la discussion.

La participation au sauvetage de Maena n'est selon lui pas le seul critère pour être éligible à leur secret, en les circonstances.

— Très bien ! Qu'est-ce que ça peut faire, un Terrien de plus ou de moins, au point où on en est ? Vous faites de mon job un cauchemar, cède la blonde en rageant, levant les bras et serrant les dents.

— Tu peux aussi parler à Uriel, si tu veux, lui propose Strauss, cherchant à la calmer.

— Pourquoi est-ce que je voudrais une chose pareille ? Il ne doit jamais savoir. Je vais contacter Chuck et Chad ; vous vous occupez des Humains, elle aboie ses instructions après un refus péremptoire, sans se dérider du tout.

Elle disparaît ensuite en tornade dans ses quartiers derrière elle. Comme à chaque fois qu'elle hausse le ton, ses deux colocataires sont laissés sans voix. Ils échangent un regard, mesurant dans les yeux de l'autre le poids de ce qui vient d'être décidé au sein de leur groupe, puis se détournent chacun dans une direction différente. Ben emprunte les escaliers pour rejoindre la porte du garage en bas à droite, derrière laquelle se trouve sa moto, tandis que son aîné de peu s'avance plus profondément dans le salon afin de rejoindre la baie vitrée et au-delà de ça le jardin qui s'étend derrière leur maison. Bien qu'ils privilégient des endroits différents pour le faire, ils ont tous les deux besoins de réfléchir à la manière précise dont ils vont exécuter la tâche qui vient de leur être assignée. Les adultes sont notoirement plus difficiles à convaincre que les enfants. Et le nombre de personnes à qui ils vont s'adresser ne rend leur entreprise que plus difficile à maîtriser.

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