2x05 - Atterrissage d'urgence (1/20) - Au pied du mur

Un bruit sourd en provenance de la pièce d'à côté, rapidement suivi d'un grognement ; il sursaute. C'est pourtant une succession de sons plutôt courante, ces derniers temps, autour de lui, mais il a l'impression qu'il ne va jamais s'y habituer. Ceci étant dit, il préfère encore ça au silence. Le terrible silence de l'absence, celui qu'on sait provenir d'une maison vide, et pas simplement endormie. Ça, il est certain qu'il ne s'y fera jamais aussi longtemps il pourrait y être exposé. Et il n'en a de toute manière aucune envie. Alors, quels que soient les bruits étranges qui l'ont entouré depuis quelques jours, et peu importe qu'il ne s'y soit pas encore fait, d'une certaine façon, il s'en réjouit.

Passant la tête par l'embrasure de la porte de son laboratoire, Aleksander la tourne vers la droite, en direction de là d'où est provenu le bruit qu'il vient d'entendre. Ses yeux tombent alors sur une lame crantée d'une quinzaine de centimètre, plantée dans la cloison.

— Désolés pour le mur, s'excuse Vlad pour son compagnon, que la posture poings et mâchoires serrés désigne comme le responsable de l'incident.

L'innocent du duo est assis sur l'accoudoir d'un fauteuil, impassible, tandis que son comparse fait les cent pas sur une surface réduite. Jena, adossée à l'étagère qui fait le coin de la pièce, a les bras croisés, l'air sombre. Ce sont eux trois, qui sont venus depuis quelques jours ajouter à l'animation ambiante qu'avait déjà commencée à apporter Ann.

— Je ne m'inquiète pas pour le mur. Qu'est-ce qui ne va pas ? s'enquiert l'ingénieur.

Ni l'agitation du Scandinave ni l'expression de la brunette ne le rassurent. Son regard passe de l'un à l'autre des membres du trio. Il ne sait jamais qui va répondre, quand il s'adresse à eux. Ils fonctionnent un peu comme une seule entité, ce qui est aussi déroutant qu'impressionnant.

— Cette salle. Là. … Elle est imprenable, explique le géant nordique.

S'approchant de là où son arme blanche est venue se planter, il désigne de son index et son majeur le centre du plan qui est projeté sur la paroi.

Voilà un peu plus d'une semaine que la petite amie de Markus et ses acolytes ont commencé à partager les renseignements qu'ils ont récoltés au sujet de l'enlèvement de Mae avec la famille Quanto. Malgré la difficulté de leur obtention en premier lieu, il n'aura pourtant fallu que quelques jours à Fred pour localiser le bâtiment décrit avec un assez bon degré de confiance, et à Ann et Rob pour compléter les informations qu'ils avaient déjà à son sujet en parallèle. Une quantité suffisante d'éléments pour en monter l'infiltration a donc été réunie plutôt rapidement. Après ça, à la demande insistante du patriarche et au nom de la simplicité, le trio avait accepté de faire de son domicile leur quartier général. Puisqu'ils opèrent exceptionnellement à titre indépendant, ils savent de toute manière qu'ils vont avoir besoin des talents et ressources l'ingénieur pour cette opération.

— Imprenable ? relève doucement Alek, patient dans son attente d'élaboration autour de ce constat.

— Une seule définition du terme, pas un degré : on ne peut pas entrer. Pourvu qu'on arrive seulement à avancer aussi loin, ce qui ne va pas être simple même dans les meilleures circonstances… s'agace Sieg.

Pour se retenir d'endommager plus de mobilier autour de lui, le plus bavard des deux géants blonds pose ses mains sur ses hanches. Sa frustration transpire néanmoins de sa posture. Il est tendu comme un arc. Il en tremble presque.

— Est-ce que ce n'est pas là votre cœur de métier ?

Alek cherche à l'encourager, pas le critiquer. Il est conscient que ceux qui ont réussi à pénétrer dans son laboratoire, à l'époque à l'intérieur d'une base militaire sécurisée, devaient avoir suivi un entraînement similaire à celui de son interlocuteur. Bien sûr, il a pu constater par lui-même que les moyens déployés par DeinoGene pour défendre leur ultime refuge sur le territoire nord-américain sont beaucoup plus conséquents que tout ce qu'il a pu observer au cours de sa carrière. Mais il n'a que rarement été invité dans des endroits jugés à haut risque d'infiltration, et il avait osé espérer que ces nouveaux alliés seraient plus familiers des mesures de sécurité les plus avancées.

— Ce n'est pas de la technologie Citoyenne. Et c'est au-delà de la plupart des technologies clandestines qu'on connaisse, le corrige posément Vlad.

Malgré lui, son doux accent lui donne souvent l'air plus dangereux qu'il ne l'est vraiment. Ou bien c'est simplement son attitude lente et silencieuse, chacun de ses gestes et chacune de ses prises de paroles mesurés avec soins. L'ingénieur s'est cependant rapidement fait à cette inquiétante façon d'être. Il sursaute encore en entendant leurs sessions d'entraînement, dehors à l'arrière de la maison ou dans le salon de l'autre côté du couloir, où ils ont poussé les meubles, mais le regard glacial et l'angoissante façon silencieuse de se mouvoir de Vlad ne lui a demandé qu'un très petit ajustement. Sans doute ce naturel froid ne le dérange pas parce qu'il n'est pas si éloigné du sien, sous certains aspects.

— À moins de pouvoir traverser les murs, on ne peut pas aller chercher la gamine, conclut le Scandinave avec une hyperbole, beaucoup plus imagé si hélas moins diplomate que son partenaire.

Rompant l'immobilité à laquelle il s'était momentanément astreint lui-même, il passe ses mains sur son visage. Clairement, il n'aime pas s'avouer vaincu. Et il n'en a pas l'habitude, non plus.

Sans se formaliser de la désignation accordée à sa fille, et en dépit du pessimiste des experts en présence, le père de famille refuse de se laisser abattre :

— On ne peut pas avoir fait tous ces préparatifs pour rien, il déclare.

Ces derniers jours, pendant que l'équipe d'intervention a planché sur une tactique de brèche physique du bâtiment où ils pensent Mae retenue, Ann, Rob, Caroline, et lui se sont penchés sur la question des obstacles numériques qui se lèveront également sur leur chemin. Hormis Markus, à défaut de compétences pertinentes, tout le monde dans cette maison met la main à la pâte. Et participant actif ou non, tout le monde est concerné par le succès de l'entreprise.

— Vous avez un truc qui nous permette de passer à travers 20 centimètres de béton armé ? confirme indirectement Sieg, et clairement pas de gaieté de cœur.

Il se retient de justesse de donner un coup de pied dans la table basse. Avec sa grande taille, il donne parfois un peu l'impression d'un éléphant dans un magasin de porcelaine. Le froncement de sourcils de Jena s'intensifie à ce nouveau marqueur de frustration. Si Vladas est indéniablement le plus posé de ses deux mentors, Siegfried perd tout de même extrêmement rarement son calme. Elle ne l'a vu comme ça qu'une seule fois, après une opération ratée. Et il s'est enfermé dans une pièce pour être seul jusqu'à ce que ça passe. Le prix d'être habitué à l'excellence est sans doute une très mauvaise gestion de l'échec.

— On sait où elle est. On ne peut pas être coincés maintenant, murmure Aleksander.

Il aimerait pouvoir les aider avec plus que des phrases d'encouragement, mais il ne possède malheureusement aucune expertise dans leur domaine. Sans eux, il aurait à peine su comment passer le premier grillage qui entoure le bâtiment. Et c'est pourtant l'étape la plus facile de toute l'opération qui se profile à l'horizon.

— On n'a pas le droit à l'erreur. Si on déclenche la moindre alarme, ils ne vont pas s'embêter à la bouger. On n'a pas d'autre choix que d'aller la chercher, et une seule tentative pour le faire, récapitule Sieg, autant pour chercher l'inspiration que pour retrouver une contenance.

Le père s'efforce de ne pas relever l'indifférence avec laquelle l'exécution pure et simple de sa fille vient d'être évoquée. À vrai dire, il ne veut même pas savoir comment le grand blond sait que DG réagirait ainsi à une brèche de sécurité. Il sait que Jena a surveillé sa famille à la demande du laboratoire, mais il n'a jamais cherché à savoir si aucun d'entre eux n'avait pas été impliqué dans des activités beaucoup moins bienveillantes, avec ce client ou un autre. Comme avec Ann, il préfère ne pas savoir. Tout ce qui compte pour l'instant, c'est récupérer Mae. Il ne peut pas se permettre d'être regardant sur les personnes qui ont accepté de l'aider à atteindre cet objectif.

— On n'abandonne pas, Alek, intervient soudain la plus jeune de la pièce.

Elle est plus réceptive à la détresse sur le visage de l'ingénieur que ses aînés. Il faut dire aussi qu'elle le connaît mieux, et ne serait-ce que depuis plus longtemps. Elle apprécie Alek. Il n'est pas juste le père de son petit ami, il est aussi celui qui a accepté d'étudier le cas de sa petite sœur, et a ensuite été d'accord pour la protéger alors que sa situation représente une infraction à l'une des réglementations les plus dures au monde. Il n'a peut-être pas encore trouvé de solution, mais elle lui est redevable quoi qu'il en soit.

L'ingénieur la remercie de sa sollicitude avec un sourire triste.

— Une impasse ne dépend pas de votre volonté, il répond calmement, pour lui faire comprendre que quoi qu'il advienne il ne les blâmera jamais.

À l'instar d'Ann Kampbell, ils en ont déjà beaucoup fait pour sa famille. Que leur entreprise porte ses fruits ou non, c'est une dette qu'il ne pourra jamais rembourser.

— Mais vous avez raison, Aleksander. Aucune forteresse n'est imprenable, ajoute soudain le second géant blond de la pièce.

Toujours assis sur son accoudoir, tranquille, il est le seul à ne montrer aucun signe d'agitation. Son partenaire se retourne vers lui, et ils échangent un regard qu'eux seuls peuvent comprendre.

— Merci, Vladas, l'ingénieur réitère sa reconnaissance un peu plus explicitement, inclinant légèrement la tête.

L'Est-Européen lui retourne son geste, après quoi le patriarche les laisse à leur réflexion, retournant à ses propres travaux, dans la pièce adjacente.

À ce stade, Ann et lui se contentent d'aider Caroline et Robert à envisager tous les scénarios numériques possibles qu'ils pourraient rencontrer chez DG. Une partie de l'architecture leur est connue, mais on n'est jamais à l'abri d'un imprévu. Ce n'est pas grand-chose, mais il se montre intransigeant à la tâche ; il n'acceptera pas d'envoyer les deux jeunes gens à l'assaut avant d'être convaincu qu'ils peuvent en revenir indemnes. Il n'est déjà pas très à l'aise avec l'idée que des individus formés prennent tous ces risques pour lui, alors les deux téléversés… Il est supposé les protéger, à la base, pas les exposer à plus de danger qu'il n'encourent déjà. Mais ils insistent, et s'il tente de leur faire barrage, il a peur des risques qu'ils pourraient prendre en tentant de le contourner. Ce qui le désole, fondamentalement, c'est tout de même d'avoir besoin d'en arriver là, que quelqu'un ait sciemment enlevé sa fille pour a séquestrer dans une prison pratiquement impénétrable. Comme depuis le début, il est là, le véritable problème.

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