2x04 - Chassé-croisé (16/17) - Anguille sous roche

Seul dans le grand espace à vivre de l'endroit où il réside avec Andy et Ben, Strauss est assis au bord du canapé. Mains dans ses cheveux sombres, il est comme concentré. Pourtant, on jurerait son regard presque noir perdu dans le vide. Plusieurs fenêtres affichant des programmes différents sont ouvertes, sur la table basse juste devant lui comme sur la surface accrochée à la paroi de l'escalier un peu plus loin en face de lui, mais son attention ne paraît être retenue par aucune d'entre elles en particulier. Une musique classique est diffusée en ambiance, mais ce n'est qu'un canal de diffusion supplémentaire, car la mélodie ne semble correspondre à aucune des images qui défilent.

Soudain, le grand brun en costume tourne la tête vers la porte à sa gauche, et quelques secondes plus tard, le mécanicien de la maisonnée fait son entrée.

— Hey. C'était comment ? le mathématicien accueille son acolyte, ramenant ses mains à ses genoux.

Tout en retirant sa veste de cuir, le nouveau venu penche la tête sur le côté en dévisageant son interrogateur avec curiosité.

— Tu es allé au lycée ? Pourquoi ? il lui demande avec candeur.

Il peut le sentir sur lui. C'est un endroit assez reconnaissable. Or, il n'était pas supposé s'y trouver. Andy, peut-être, puisqu'elle surveille son investissement auprès du premier témoin de l'enlèvement de Maena, mais pas lui. Elle l'a relégué à la tâche moins critique de guetter l'avancée des forces de Police, aussi peu probante l'enquête s'annonce. Leur Protectrice préfère essayer de parer à toutes les éventualités si c'est possible, peu importe leur degré de vraisemblance.

— J'ai enfin compris ce que s'ennuyer signifie, explique Strauss, tout aussi franc.

D'un geste survolant au-dessus de la table basse, il interrompt tout ce qu'il était en train de visionner ainsi que la symphonie qui était en train de se jouer à bas volume par-dessus leur conversation. Puis, il se lève du sofa pour pouvoir interagir convenablement avec son colocataire. Il attend toujours une réponse à sa question initiale.

— Ils n'y regardent pas d'assez près pour trouver quoi que ce soit d'incriminant pour nous. Pas encore, en tous cas, Ben répond enfin, tout en accrochant son blouson au porte-manteau.

— Ce n'est pas la seule chose qui m'intéresse, se permet d'insister l'autre grand brun.

Il parait calme mais son Soigneur n'est pas dupe ; il perçoit à quel point il est crispé.

— Maena est toujours en vie, il lui apprend donc.

Il n'y va pas par quatre chemins dans sa transmission d'informations. C'est l'essentiel, et c'est ce que son interlocuteur voulait savoir. Il est assez clair que sa plus grande peur est de perdre la jeune fille. Un tel dénouement résoudrait pourtant bien des problèmes, pour eux, mais ce n'est pas une issue que quiconque espère. S'il peuvent faire quoi que ce soit pour l'éviter, ils sont partis pour.

Strauss est visiblement soulagé par cette nouvelle, en tous cas aux yeux du motard à qui il s'adresse. Sa tranquillité d'esprit est cependant loin d'être complète pour autant, et il ne tarde pas à demander des éclaircissements :

— Dans quelles conditions ?

— D'après ce que j'ai entendu, meilleures que la plupart des cobayes avant elle à ce stade. Mais tant que je n'en sais pas plus sur le protocole, je ne peux pas te dire pour combien de temps.

Puisque c'est là tout ce que peut offrir le Soigneur de la bande, il hausse une épaule désolée. Il ne lui aurait sans doute pas dit tout ça s'il n'avait pas explicitement posé la question. Il n'est pas sûr que ça l'aide d'avoir ce niveau d'information sur la situation. Lui-même aurait préféré ne pas être confronté à cette réalité. Il est quelque part heureux de pouvoir potentiellement y faire quelque chose, mais ça reste assez moche à voir.

— Je comprends. Merci.

Strauss lui est reconnaissant de ne pas se formaliser de ses préoccupations excessives, et s'incline légèrement. En vérité, le mécano ne trouve pas ses craintes si infondées. Indépendamment du fait qu'ils connaissent la jeune fille concernée, cette histoire est préoccupante.

— Je m'inquiète aussi, tu sais. Et pas seulement pour Maena. Ce qui se passe derrière ces murs n'est pas… bien.

Ben a du mal à trouver le terme percutant qu'il voudrait pour accompagner sa description du malaise que lui inspire le bâtiment qu'il est chargé de surveiller. Les odeurs, les bruits, et tout le reste ; même en commençant à connaître les difficultés qu'ont les humains à appréhender les sciences, il n'arrive pas à s'expliquer les mélanges qui sont faits dans cet endroit. Ce n'est pas de la curiosité maladroite, mais une véritable intention de nuire.

— Vous pouvez arrêter de pleurnicher : mon plan a fonctionné, intervient tout à coup la voix d'Andy, en provenance de la mezzanine qui mène à leurs chambres.

Ils lèvent tous les deux le menton en tournant la tête et la découvrent, en appui sur la rambarde de ses bras tendus. Elle les toise depuis l'étage, un sourire narquois aux lèvres. Ni l'un ni l'autre ne l'a entendue rentrer, mais en dehors de son plus grand âge, la discrétion est après tout sa spécialité.

— Enfin, ajoute Strauss à cette déclaration, sarcastique sans le vouloir ni même le savoir.

Sans le reprendre, Andy se dirige vers le haut des escaliers afin de les rejoindre au rez-de-chaussée.

— Le gamin est allé voir l'oncle. Qui a ensuite contacté le père, elle élabore son annonce.

Les sourcils de ses colocataires se froncent alors, pendant qu'elle descend les marches, d'incompréhension pour l'un et de surprise pour l'autre.

— Si vite ? s'étonne le Diplomate.

Il ne pensait pas que l'indice qu'ils ont fourni à travers Brennen porterait ses fruits aussi rapidement. Pourtant, s'il n'était pas concluant, Sam n'aurait pas informé son frère de ce nouveau développement dans son enquête. Ce serait cruel, sans garantie que ça apporte quoi que ce soit. Quelle explication pourrait-il y avoir à ce qu'il partage le logo avec Alek, s'il n'en a rien tiré encore ? Mais comment pourrait-il déjà en avoir tiré quelque chose ?

— Il se passe un truc qui nous échappe, oui. Tu devrais suivre la famille plutôt que la Police, à partir de maintenant.

Clairement, Andy est d'accord avec lui sur l'anormalité du comportement de l'inspecteur, au point de redistribuer leurs tâches en conséquence.

— Ils sont trois, lui fait remarquer Strauss.

Si aucun de ses semblables n'est capable d'ubiquité, ce n'est pas lui qui va l'être.

— Commence par le patriarche, vois où ça mène, tranche la blonde.

— Et toi, qu'est-ce que tu vas faire, pendant ce temps, maintenant qu'une surveillance du lycée n'est plus utile ? s'enquiert alors le mathématicien.

Ses propres instructions sont limpides, mais il apprécie d'avoir une vision d'ensemble. Comme Andy est responsable de leur sécurité et bénéficie de l'avantage de l'expérience, il est normal qu'elle prenne la plupart des décisions. Néanmoins, il trouve qu'ils fonctionnent mieux à plat plutôt qu'en pyramide.

— Tu as entendu Ben : Maena s'en sort mieux que les autres patients avant elle. Ce n'est qu'une question de temps avant qu'ils cherchent à savoir pourquoi et que le risque qu'ils tombent sur des traces de notre passage augmente. Je ne pense pas qu'on sera trop de deux pour jouer les interférences, elle partage ses intentions, pour une fois transparente.

Le fait que Ben ne reste pas dans l'Est et puisse se permettre des retours semi-réguliers à Chicago pourrait paraître aller à l'encontre de la crainte qui vient d'être exprimée, mais en dehors d'être moins discrète, une intervention permanente n'est tout bonnement pas nécessaire. Si chaque action ponctuelle est correctement dosée, tout ira bien. Et c'est justement pour ce dosage que l'appui de la Protectrice pourrait devenir judicieux, aussi doué le Soigneur soit-il.

— D'accord, Strauss achève d'accepter le plan.

Alors qu'il attrape son manteau sur le crochet à côté de celui sur lequel Ben vient de suspendre sa veste, puis met la main sur la poignée de la porte d'entrée, Andy le retient par la voix :

— Attends, avant que tu partes : est-ce que tu saurais me dire à quoi sert une promenade ?

— C'est ça, cette odeur ! s'exclame Ben à cette question.

Le motard écarte les bras, satisfait d'avoir enfin pu placer la fragrance végétale insolite qu'il repérait dans la pièce depuis l'arrivée de la blonde. Il récolte un bref regard noir de la part de l'intéressée, et glisse donc ses mains dans ses poches, respectueux de son agacement.

— Exercice ou divertissement. Parfois les deux. Pourquoi ? répond Strauss.

Il est considéré comme l'expert du trio sur les us et coutumes terriens, donc que la question lui soit adressée lui paraît logique, mais son origine le laisse tout de même perplexe. Tout particulièrement venant d'Andy, en général particulièrement peu intéressée par ce domaine.

— Divertissement ?! Comment ? rétorque l'aînée en grimaçant d'incompréhension.

Elle ignore complètement la conclusion interrogative de la prise de parole précédente, mais c'est plutôt habituel, pour elle, alors son interlocuteur ne s'en formalise pas.

— Ils apprécient aussi de fixer des colorants sur des toiles ; je sais ce qu'ils font, pas toujours pourquoi. Ça a probablement à voir avec leurs émotions, le matheux avoue son ignorance, tout en enfilant son vêtement.

Le sujet est justement au cœur de son étude de l'humanité. C'est précisément le mystère qui intrigue tous les Diplomates et les pousse à venir sur cette planète étudier cette forme de vie.

— Ils ne comprennent pas vraiment les arbres, tu sais, ajoute Ben en hochant la tête.

À sa façon, il cherche lui aussi à justifier le comportement humain dont il est question.

— Sans blague ! répond néanmoins Andy.

Visiblement, elle a à l'esprit un exemple criant de cette lacune de l'espèce, très probablement offert par Uriel.

— Tu as ta réponse, alors. Tu peux concevoir l'intérêt de passer du temps avec des choses qu'on ne comprend pas tout à fait, n'est-ce pas ? conclut Strauss.

L'intervention de son cadet n'était en fin de compte pas aussi déplacée qu'il ne l'avait initialement pensé. La curiosité est le trait de caractère principal du grand brun en costume. C'est ce qui lui a valu sa fonction d'explorateur, et il l'espère un jour savant dans cette équipe. Et son comparse à veste en cuir a toujours un peu su considérer les choses de son point de vue, puisque c'est sa fascination pour les diverses mécaniques maladroites des Terriens qui en fait un si bon Soigneur. Il y a encore peu de temps, cependant, Andy n'avait pour sa part strictement cure des habitants de cette planète. Elle l'admet elle-même : sa fréquentation de l'infirmier est une déviation significative de ses habitudes. Et elle serait bien en mal de justifier le goût qu'elle en a par autre chose qu'une attirance primitive pour toutes ses originalités involontaires, qu'elle comprend encore moins que les attitudes normales de ses congénères.

Malgré le fait que la question soit purement rhétorique, la belle blonde a bien une idée de ce qu'elle pourrait y répliquer. Elle s'abstient pourtant, et laisse son jeune colocataire avoir le dernier mot. Il achève de rajuster son col puis quitte la maison. Elle ne voit pas l'intérêt de lui faire remarquer dans l'immédiat que, si le raisonnement qu'il vient d'exposer explique effectivement les balades, ainsi que sa relation avec Uriel peut-être, il ne justifie en revanche pas pourquoi il met en ce qui le concerne un tel empressement à la tâche qu'elle vient de lui affecter. Quoi qu'il se trame chez les Quanto, ce n'est pas comme s'ils allaient devoir intervenir de toute manière. Rien ne presse, donc. Comme d'autres Homiens qui occupent le même poste que lui, Strauss trouve la quiétude dans l'abondance d'informations, mais il pourrait obtenir ça d'une multitude de façons différentes. Son attachement à Maena est particulièrement déconcertant. Contrairement à Uriel, l'adolescente est loin de défier les statistiques de son espèce. Il n'y a rien à propos d'elle que Strauss ignore ou ne comprenne pas. Qu'est-ce qu'il la rend si importante à ses yeux, alors ? Que Ben rende régulièrement visite à ses anciens patients n'a jamais interloqué Andy. Mais il n'y a aucun lien de ce type entre la blondinette et le troisième membre de leur équipe. Elle espère juste que cette connexion inexpliquée ne deviendra pas problématique. Ou en tous cas, plus problématique qu'elle ne l'est déjà.

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