2x04 - Chassé-croisé (9/17) - Diapasons

Comme ils en ont pris l'habitude depuis qu'elle a commencé à travailler avec lui, Ann et Alek cuisinent ensemble. Cet arrangement tient en partie du refus de la jeune femme d'être considérée comme une invitée, et surtout de son goût pour se comporter partout un peu comme chez elle. Elle justifie cette aisance naturelle par le fait qu'elle ne reste jamais longtemps au même endroit, et a donc appris à très rapidement faire son nid. Aussi culottée cette attitude puisse-t-elle paraître, l'ingénieur ne refuse cependant pas la compagnie. Avec Mae et Caesar absents, et Markus qui ne lui adresse plus vraiment la parole, il en a bien besoin. C'était d'ailleurs aussi un point incitatif à prendre les choses en main pour sa nouvelle collègue : si elle ne le poussait pas, elle est presque sûre qu'il oublierait de manger, ou en tous cas ne le ferait pas dans les meilleures conditions. Et elle sait par expérience la perte nette de productivité subie lorsqu'on ne prend pas soin de soi. Étant donné l'enjeu, elle s'en voudrait de ne pas faire tout son possible pour empêcher que le père de famille ne tombe dans cette dérive.

Tandis qu'ils sont chacun occupé à une tâche, le patriarche est pour une fois celui à lancer un sujet de conversation :

- Tu parles souvent de ton mari. Qu'est-ce qu'il fait, pendant que tu es ici ?

Ann vient justement de terminer de raconter un autre des hacks épiques qu'elle a réalisés avec son cher et tendre. Les piratages qu'elle décrit sont parfois si incroyables que son interlocuteur se demande si elle n'exagère pas les détails, mais elle a par ailleurs toujours de quoi soutenir ses dires, à chaque fois qu'elle trouve que son regard est un peu trop dubitatif. Jamais rien qui ne la lie explicitement aux exploits, évidemment, ce serait bien trop incriminant, mais au moins quelque chose qui atteste que les choses se sont en effet déroulées comme elle les présente. Il lui arrive aussi de faire référence à des actions isolées, mais évidemment, le plus impressionnant reste toujours ce qu'elle a accompli en couple. La force du nombre oblige.

- Il vaque à nos occupations habituelles. Et il a aussi une affaire personnelle à surveiller dans le coin, répond la jeune femme, sans arrêter de découper les courgettes en rondelles.

- En ville ? Heureuse coïncidence, commente Alek.

La façon dont elle parle de son homme lui a toujours laissé croire qu'ils ne se quittaient pas, mais également qu'ils étaient venus dans l'Illinois spécialement pour trouver Caroline et Robert.

À cette remarque, son interlocutrice fronce le nez, presque gênée.

- Eh bien… À vrai dire, on s'est arrangés pour faire venir son affaire perso à Chicago quand on a su qu'on allait devoir y aller. On a ce petit côté harceleurs déjantés, parfois, elle infirme la coïncidence.

Alek n'est pas certain de vouloir en savoir plus sur leurs activités exactes en dehors de ce qu'ils font pour lui. Si elle est gênée maintenant alors qu'elle ne l'a jamais été jusqu'ici, ça ne lui inspire rien qui vaille.

- Comment est-ce que vous vous êtes rencontrés ? il enchaîne alors sur un thème moins risqué.

Ann interrompt son geste de tranchage pour le dévisager. Elle n'est pas habituée à cet esprit inquisiteur de la part du père de famille, en tous cas pas dans le domaine du privé. Elle offre volontiers ses histoires de chasse, ne serait-ce que parce qu'elle a rarement l'occasion de les raconter, surtout de vive voix, mais lorsque des questions lui sont spontanément posées, son armure reprend du service.

- C'est quoi, cette question ? Pourquoi ma vie t'intéresse, tout à coup ? elle s'étonne.

Le père de famille ouvre plusieurs fois la bouche sans qu'aucun son n'en sorte, embarrassé qu'elle se méfie de son simple élan de courtoisie. Sans doute ne peut-il toujours pas comprendre le monde dans lequel évolue la jeune femme. Pourtant, c'est plus ou moins en train de devenir le sien. Est-ce que c'est lui qui devrait devenir plus prudent, au lieu d'elle qui devrait apprendre à baisser les armes ?

- Tu essayes de m'aider à retrouver ma fille ; je pense que la moindre des choses serait d'apprendre à te connaître un peu, il se défend doucement.

- Tu me fais toujours pas confiance, c'est ça ? elle suppose, un sourcil haussé.

- Si. Est-ce que ce n'est pas réciproque ? il lui renvoie, éloquent.

Elle le toise un instant, considérant ses options. Il est vrai qu'il n'a aucun intérêt à se retourner contre elle, surtout maintenant. Elle aura éventuellement de quoi s'inquiéter lorsqu'il aura toutes les infos dont il a besoin pour retrouver sa fille, mais pas avant. Et même à ce moment-là, est-ce qu'elle estime réellement Aleksander Quanto capable de la balancer ? En dehors du fait qu'elle pourrait très facilement l'entraîner dans sa chute si c'était le cas, elle ne pense pas qu'il soit suffisamment manipulateur pour juste se servir d'elle. Il lui est reconnaissant, c'est évident. Et elle ne le voit pas punir quelqu'un à qui il est redevable, peu importe combien il peut désapprouver de ses actions par ailleurs.

Avec un soupir de capitulation, la pirate décide finalement de répondre à la question qui lui a été posée :

- Il m'a tendu un piège, elle résume sa rencontre avec son mari, tout en reprenant sa tâche culinaire.

- Comment ça ? Alek l'incite à élaborer, pour sa part occupé à s'assurer que le riz n'attache pas dans la casserole.

- Il a envoyé tout une brigade de Police après moi, pour tester mes compétences, elle explique.

La nostalgie sur son visage, qui transpire de son sourire béat et le léger rouge à ses joues, visible même sous son teint sombre, ne colle pas vraiment à ce qu'elle est en train de raconter. Ça paraîtrait plutôt une expérience éprouvante qu'un bon souvenir.

- Comme c'est… charmant, est tout ce que son auditeur trouve à dire.

Une telle attitude lui paraît effrayante et non attendrissante. Mais il sait à quel point les repères de la jeune femme sont parfois très loin de là où on les attend. Elle remarque son léger malaise, et éclate de rire.

- Il s'ennuyait tout seul dans son coin et cherchait un partenaire. Il a rappelé les chiens dès que mes preuves ont été faites, elle prend la défense de son homme, voyant bien que le romantisme de son geste échappe à l'ingénieur.

- Et vous avez fini mariés ?

Alek essaye de rester ouvert d'esprit, mais il n'est pas encore conquis par son histoire. Est-ce qu'il y a du syndrome de Stockholm là-dedans ?

- C'était pas gagné, au début. Ni même prévu comme ça, d'ailleurs. Mais une chose en entraînant une autre…

Elle ne lui donne pas plus de détails, puisqu'elle les juge intimes, à ce stade du récit. On oublie les trucs à l'eau de rose. Oui, lorsqu'elle l'a rencontré, elle avait toutes les raisons d'en vouloir à Jasper. Et elle lui en a d'ailleurs voulu pendant très longtemps. Elle lui a même techniquement un peu fait payer. Et de son côté, il n'a rien fait pour la séduire. Il n'y avait rien de romantique dans sa recherche d'un acolyte à son niveau. Aucun d'eux deux n'était le type de l'autre, à la base. Et pourtant…

- C'est…

Cette fois, Alek est bien en mal de trouver un adjectif honnête qui ne serait pas du champ lexical de la critique.

- Il est complètement cinglé. Mais j'ai craqué pour ce cinglé, qu'est-ce que j'y peux ? lui soumet Ann en soupirant une fois de plus.

Elle veut bien lui accorder que ses goûts ne sont pas ceux de tout le monde. Elle-même ne pensait pas que Jasper était à son goût, lorsqu'elle l'a rencontré. Et aujourd'hui, elle ne pense pas qu'elle pourrait être aussi heureuse avec quelqu'un d'autre qu'elle l'est avec lui. Il la stimule, l'écoute sans s'écraser pour autant, l'entraîne dans des plans terribles et se laisse emmener dans les siens. Il n'est pas parfait, mais ses défauts lui donnent envie de se battre plutôt que de le changer ou de l'abandonner.

- Dans ce cas, j'ai hâte de faire sa rencontre, conclut l'ingénieur, s'arrêtant enfin sur un commentaire qu'il peut émettre sans mauvaise foi.

À la description qu'elle fait de lui, et d'après ses divers hauts-faits qu'elle lui a relatés, Jasper Kampbell doit très certainement être un personnage intéressant, si pas forcément rassurant. Bien sûr, Aleksander ne se fait pas d'illusions sur le fait qu'elle ne va sans doute jamais le lui présenter, puisqu'elle va probablement disparaître de sa vie une fois qu'elle aura obtenu ce qu'elle veut de Rob et Caroline. Il n'est pas dupe que la seule raison pour laquelle elle passe du temps avec lui est parce qu'elle lui a promis de l'aider à retrouver Mae. Et il est suffisamment lucide pour lui être reconnaissant de sa participation quelles qu'en soient les raisons.

- Je te poserais bien des questions sur ta femme, mais je me doute que c'est un sujet sensible, Ann enchaîne sur le thème des époux.

Malgré son intention de ne pas paraître impolie, elle manque cruellement de tact. Heureusement pour elle, celui à qui elle s'adresse commence à un peu la connaître.

- Oh. Non, tu peux, répond simplement le patriarche.

Il est surpris par cette mention inattendue d'Angie, mais ça ne lui pose pas de problème. Au contraire. Contrairement à sa jeune collègue, il parle très rarement de sa femme, en partie parce que les aventures qu'il a partagées avec la mère de ses enfants ne font jamais rire que lui, et du reste parce qu'il préfère ne pas mettre qui que ce soit dans l'embarras. Le veuvage n'est pas une situation à laquelle tout le monde sait comment réagir, et il peut le comprendre. Ann en est d'ailleurs la preuve criante à cet instant. Mais de son côté, si la personne à qui il s'adresse est intéressée par le sujet, il sait l'aborder.

- C'est juste… Je voulais pas que tu te sentes mal à l'aise en voulant me rendre la pareille ou quoi. Je sais ce qui s'est passé. Je suis désolée, la pirate poursuit dans sa maladresse, bien que toujours sans le blesser.

- Ce n'est pas ta faute. Ce n'est la faute de personne, en vérité, il accepte ses condoléances comme il a toujours acceptées celles de tout le monde.

Un silence passe dans la conversation, laissant entendre le bruit de l'eau qui bout, dans les bulles de laquelle Alek vient perdre son regard alors que les bons et mauvais souvenirs refont surface. Ayant fini sa découpe des légumes, Ann les mélange tous dans un poêle puis s'apprête à la mettre sur le feu à côté de la casserole.

- J'ai déjà entendu des gens dire qu'on n'est pas affligé de plus qu'on peut supporter. Et je trouve que c'est redondant, parce que forcément, on n'a pas trop le choix que de supporter tout ce qui nous tombe dessus, jusqu'au moment où on peut plus, elle déclare alors qu'elle rejoint les côtés de l'ingénieur.

Il tourne la tête vers elle, ramené à la réalité, et fronce les sourcils, car il ne comprend pas sa remarque. Il n'en est pas vexé, juste sincèrement perplexe.

- Qu'est-ce que tu essayes de dire ? Que je devrais en avoir ras-le-bol de tout ce qui m'arrive ?

- Plutôt que j'aimerais être aussi forte à ta place, elle lui explique en conclusion de leur échange, dans un compliment voilé.

Ça fait deux fois qu'elle se fait cette remarque aujourd'hui, alors elle s'est dit qu'il était peut-être temps de lui en faire part. Et puis, elle se sentait mal de terminer la conversation sur une note triste. Même après plus de dix ans, elle a du mal à croire que la blessure de perdre son âme sœur puisse guérir totalement. Elle ne sait pas ce qu'elle ferait si quelque chose devait arriver à Jasper. Et le pire, c'est que si le malheur peut frapper des gens aussi innocents que les Quanto, elle se doute que des hors-la-loi comme elle et son mari n'ont presque aucune chance d'y échapper. Mais elle préfère ne pas y penser. Elle ne pensait pas le trouver, mais maintenant qu'elle l'a, elle ne peut pas se permettre de le perdre.

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