2x04 - Chassé-croisé (8/17) - Mal en patience

Andy fait les cent pas dans l'infirmerie de Walter Payton. Elle arpente lentement la pièce en long en large et en travers, inspectant tous les meubles sur son passage, en traçant parfois les arêtes du bout des doigts. C'est pour elle un moyen comme un autre d'accaparer ses perceptions. Il lui faut bien ça pour ne pas se laisser déborder par sa frustration.

Après avoir constaté que Brennen n'avait toujours pas donné suite au détail qu'elle a ajouté à son souvenir de l'enlèvement de Maena, elle est venue rejoindre Uriel pour le déjeuner, autant pour justifier sa présence dans l'établissement que parce qu'elle en avait envie. Elle l'a cependant trouvé occupé, et a alors dû, là aussi, prendre son mal en patience. Et maintenant, elle s'est tant absorbée dans ses ruminations qu'elle n'a pas remarqué que celui à qui elle rend visite a terminé ce qu'il était en train de faire depuis plusieurs minutes déjà.

Appuyé de l'épaule au chambranle de la porte qui mène à l'une de ses arrières salles, l'infirmier la regarde déambuler avec une certaine fascination. Il n'a pour ainsi dire jamais l'occasion de l'observer ainsi. Elle lui fait l'impression d'une tornade, une force de la nature que nul ne peut arrêter. Ce n'est pas tant qu'elle est agitée, car elle est au contraire plutôt calculée dans ses mouvements, c'est autre chose qui la lui rend si insaisissable. Lorsqu'ils interagissent, il ne peut pas rester concentré. Il est comme submergé par l'intensité de son regard, ou la délicatesse de son contact.

- Ça va ? Tu as l'air contrariée, il finit tout de même pas l'interpeler, rompant le charme.

Elle tourne la tête vers lui, le mouvement brusque envoyant virevolter sa chevelure blonde. Comme à chaque fois que ça arrive, Andy retient à peine une grimace d'agacement à ses mèches dorées. Holden se demande parfois pourquoi elle ne les attache pas, tout simplement, ne pouvant pas se douter que son irritation vient d'ailleurs que de leur longueur.

- Je le suis, elle confirme sans complexe, fidèle à elle-même dans sa franchise.

- Qu'est-ce qui ne va pas ? il s'enquiert alors.

Il quitte son appui pour rejoindre le milieu de la pièce et se rapprocher d'elle. Elle se tourne complètement pour lui faire tout à fait face, et il s'assoit sur le rebord de son bureau pour l'écouter. Elle soupire, avant de répondre :

- J'ai fait quelque chose. Quelque chose que je ne voulais pas faire mais que j'ai été obligée de faire afin d'obtenir certains résultats. Et ces résultats se font attendre.

Elle en dit le plus possible tout en en disant le moins possible. Les demi-vérités n'étaient pas sa spécialité avant de rencontrer Uriel et d'en avoir l'usage, mais comme dans beaucoup de domaines, elle a vite progressé.

- Je ne te savais pas impatiente, il commente doucement.

Ce n'est pas une critique, juste un constat. Il n'est pas très doué pour réprimander de toute manière, et ça ne lui traverse pas l'esprit à cet instant. Il est sincèrement inquiet, car il ne l'a effectivement jamais vue dans cet état. Ni distraite, d'ailleurs, au point de ne pas remarquer sa présence. D'habitude, rien ne lui échappe. C'est d'ailleurs bien parce qu'il n'avait encore jamais eu l'occasion de l'observer comme il vient de le faire, à son insu, qu'il n'a pas pu résister à l'opportunité qui s'est présentée.

- Je ne suis pas impatiente. Je suis patiente. Très patiente. Mais je perds patience, c'est dire depuis combien de temps j'attends, elle proteste, jugeant son aigreur justifiée.

S'il savait que tout juste six jours se sont écoulés depuis l'intervention dont elle attend les résultats, peut-être qu'il ne serait pas d'accord avec son évaluation. Mais tout paraît toujours long, lorsqu'on est habitué à l'instantanéité. Ceci étant dit, elle se dit qu'elle aurait dû se douter qu'un spécimen comme celui sur lequel elle est intervenue serait plus récalcitrant que la moyenne. Fichue variabilité interindividuelle.

- Est-ce que… je peux faire quelque chose ? offre Uriel, compatissant et serviable.

- Non.

- Tu es sûre ? il se permet d'insister.

Il a un peu peur de le regretter, mais ce sentiment ne l'emporte pas sur son envie de l'apaiser. Ce sont bien son altruisme et son abnégation qui le rendent si efficace en situation de crise.

- Oui, elle répond avec tout autant de concision.

Il n'y a pas d'agacement dans sa voix, uniquement de la sincérité. Pourquoi lui en voudrait-elle de vouloir lui venir en aide ? Et pourquoi lui tiendrait-elle rigueur que ce ne soit pas en son pouvoir ? Elle connaît ses limites. Elle est venue le voir pour se distraire, pas pour faire avancer sa situation.

- C'est à propos de ton travail, pas vrai ? il déduit du peu d'informations qu'elle partage.

Andy le toise soudain d'un regard en biais, étonnée de cette question. Elle ne voit pas en quoi le périmètre de son problème importe. Est-on supposé considérer les situations différemment selon qu'elles s'appliquent dans un contexte professionnel ou personnel ? C'est d'autant moins applicable qu'il n'y a presque jamais de réelle nuance entre les deux, dans son cas.

- Oui. Mais qu'est-ce que ça change ?

- Er… Pas grand-chose, tu as raison, il doit bien concéder en secouant la tête.

Comme toujours, sa logique est imparable. Son pragmatisme fait partie des choses qui le désarçonnent le plus chez elle.

- Alors pourquoi tu demandes ? elle s'enquiert, perdue.

Pourquoi poser une question s'il savait pertinemment que la réponse ne lui apporterait rien ? Les Humains ne sont pas l'espèce la plus rationnelle qu'il soit, loin s'en faut, mais même si ce ne sont pas systématiquement les meilleures, il existe tout de même la plupart du temps des raisons derrière leurs actions.

- Eh bien pour être sûr que, si tu ne m'en parles pas, ce n'est pas parce que je fais partie du problème, il avoue après considération.

À son bref haussement de sourcils, il est surpris par sa propre répartie. Il a aussi demandé pour s'assurer qu'elle ne lui en dirait pas plus, comme c'est toujours le cas dès qu'il est question de son travail, et donc que ça ne valait plus la peine d'insister. Mais il est vrai que son manque d'assurance n'est jamais bien loin dans son esprit, et si la contrariété avait été personnelle, il se serait sûrement remis en cause.

- Si tu faisais partie du problème, je ne serais pas là, lui fait remarquer Andy, comme si ça coulait de source.

Il reste un instant sans voix, s'efforçant de faire taire cette petite part de lui qui voudrait être blessé par cette remarque, alors qu'il sait très bien qu'elle n'est que vérité. C'est comme ça qu'Andy fonctionne : si quelque chose lui plaît elle s'y expose, mais si quelque chose la dérange elle ne va pas s'y confronter. D'un côté, ça peut paraître simpliste et cruellement détaché, mais d'un autre, ça dénote d'une fraîcheur dont pourraient sans doute bénéficier beaucoup de monde. En tous cas, ça éviterait bien des conflits. Après tout, pourquoi choisir entre changer les choses ou s'y plier, quand on a l'option de ne faire ni l'un ni l'autre ?

- Ça te dirait de sortir d'ici ? il propose alors ensuite, pris d'une inspiration soudaine.

- Qu'est-ce que tu veux dire ?

Clairement, Andy ne comprend pas où il veut en venir. Elle le dévisage avec une perplexité encore plus prononcée qu'auparavant. Il sourit, parce qu'il a plutôt l'habitude que ce soit elle qui le prenne au dépourvu.

- Tu as remarqué qu'on ne se voit jamais qu'ici ? il lui soumet, désignant d'un geste circulaire le lycée où il travaille.

- Oui, elle répond simplement.

Pas plus avancée quant à la direction de la conversation, elle croise les bras et fait un pas vers lui, son regard toujours plissé de perplexité.

- Tu n'es jamais venue chez moi. Et je n'ai jamais passé le pas de ta porte non plus. On n'est jamais sorti où que ce soit, il poursuit dans ses observations, sans format interrogatif cette fois.

- Et ? s'impatiente l'extraterrestre.

Malheureusement pour lui, elle ne dispose pas des références nécessaires pour comprendre les manquements auxquels il tente subtilement de faire référence.

- Et, autant je me fiche bien de la norme sociale, autant on ne rentre pas dedans. Et quand quelque chose sur lequel je n'ai pas le contrôle me tracasse, j'essaye de m'en distraire. Donc, on pourrait faire d'une pierre deux coups : te changer les idées de ta situation en suspens, tout en faisant quelque chose que les gens normaux font quand ils sont en couple. Comme aller se promener, par exemple, il élabore.

Il s'efforce d'être le plus clair possible, afin de ne pas se faire envoyer sur les roses pour vice de forme. Andy en est capable. Elle l'a déjà fait, bien que sans malice aucune. Mais il se sent téméraire, aujourd'hui.

- On ne rentre pas dans la norme sociale ? relève Andy.

Que ce soit tout ce qu'elle a retenu de sa tirade le faire d'abord rire, avant qu'il ne comprenne qu'elle est tout à fait sérieuse.

- Non, pas vraiment, non, il confirme en secouant vigoureusement la tête à tel point il ne pourra jamais suffisamment souligner cette caractéristique de leur relation.

- Est-ce que c'est une bonne ou une mauvaise chose ? elle l'interroge.

Elle ne s'est jamais posé la question elle-même. Et qu'il l'amène sur le tapis lui fait se demander ce qu'il en pense lui. Elle sait qu'il se sont fait remarqués. Elle a bien entendu les lycéens et même le personnel enseignant en discuter, mais elle n'a jamais eu l'impression que ça ait été fait de manière foncièrement négative. Il y avait de la surprise, une pointe d'envie de temps à autres, mais globalement plutôt de la satisfaction et de l'enthousiasme à l'épanouissement de leur cher infirmier. C'est quand elle a osé le laissé, que personne n'a été content.

- Ni l'un ni l'autre. Mais parfois, si la majorité des gens font tous les mêmes choses, c'est peut-être que c'est pas si mal. Pas toujours, mais parfois, répond maladroitement Uriel.

S'il a toujours été un peu fleur bleue, il n'a jamais autant eu envie de niais clichés romantiques que depuis qu'il a rencontré la jeune femme. Hélas, elle y est particulièrement imperméable. Elle ne s'est jamais embarrassée de manières avec lui. Au début, ça l'avait un peu pris de court, voire beaucoup, jusqu'à ce qu'il comprenne petit à petit que c'était juste sa façon d'être. Alors, il retient ses élans à l'eau de rose du mieux qu'il peut. Mais est-ce qu'une simple balade peut honnêtement être qualifiée de mièvre ?

- Donc… on va se promener ? conclut Andy.

Elle grimace avec scepticisme à ce concept qui lui est inconnu. Éclatant à nouveau de rire, Uglow l'attrape alors par la main et l'entraîne au dehors, récupérant sa veste sur son crochet sur leur passage. Venant de n'importe qui d'autre, elle aurait pris cette hilarité pour de la moquerie et donc une insulte. Non pas qu'elle s'en serait formalisée, n'accordant aucune espèce d'importance à l'opinion d'autrui. Mais venant de lui, elle sait que le rire est toujours l'expression de l'amusement le plus pur, et elle a donc appris à l'apprécier. Strauss lui a dit un jour que le rire était peut-être effectivement le propre de l'Homme, parce qu'il trouve que c'est l'un des comportements les plus difficiles à reproduire, bien que pourtant l'un des plus intuitifs pour ceux qu'ils essaient d'imiter. Même si elle ne s'est jamais elle-même vraiment attelée à l'exercice, elle ne peut que valider l'étrangeté du phénomène. Il lui a fallu un certain temps pour l'associer à ses causes, avant d'y être complètement habituée. Puisque l'intérêt principal qu'elle trouve à passer du temps avec l'infirmier est spécifiquement de profiter de son enthousiasme à l'état brut, elle se laisse emmener malgré sa méfiance. Tant qu'il est heureux…

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