2x04 - Chassé-croisé (7/17) - Diagnostic

Caesar se présente au bureau du Docteur Conway en fin de matinée, à l'heure habituelle de ses sessions cinq jours par semaine. Bien que la majorité des gens jugent la routine plus déprimante qu'autre chose de manière générale, elle est pourtant cruciale pour les patients d'un institut comme celui-ci. Le grand adolescent trouve la porte ouverte comme la plupart du temps, mais il y frappe quelques coups malgré tout, avant de s'avancer dans la pièce.

- Bonjour, Caesar, le médecin l'accueille avec un sourire.

Contournant son bureau derrière lequel elle était debout, elle rejoint ensuite les sièges dans lesquels ils ont l'habitude de s'installer.

- Bonjour, Docteur, il répond comme toujours, s'asseyant lui aussi à sa place usuelle.

- Comment s'est passé le week-end ? Est-ce que notre exercice continue à porter ses fruits ? elle s'enquiert immédiatement.

Elle sait bien que rien de grave ne s'est produit ces deux derniers jours sans entretien, puisqu'elle garde tout de même un œil sur ses ouailles pendant ce temps, mais elle est tout de même désireuse de connaître son ressenti.

- Plutôt. Me concentrer sur de petites choses aide à me garder distrait, répond Caesar, avec une brève grimace contrite mais sans mentir.

Ayant rapidement compris que des activités prolongées n'étaient pas une distraction efficace pour son jeune patient, la psychiatre lui a proposé la semaine passée de s'attarder sur des détails autour de lui, n'importe quoi qui pourrait retenir son attention ne serait-ce qu'un bref instant. Cet exercice rejoint un peu ce que lui a offert Setsuko, en lui montrant les murs et le plafond de sa chambre, couverts de symboles mouvants et surtout sans queue ni tête. Lorsqu'elle était arrivée à l'institut, en tant que patiente, la Japonaise avait elle aussi eu besoin de s'occuper l'esprit, quoique pour d'autres raisons, et ces formes incohérentes, auxquelles on est bien incapable de s'empêcher d'essayer de trouver une signification malgré soi, avaient fait l'affaire. Caesar n'a pas détesté l'expérience, mais il se dit qu'il préfère la garder en dernier recours et trouver d'autres palliatifs le reste du temps.

- Qu'est-ce que tu as à me rapporter de nouveau ? la thérapeute interroge, à la fois pour vérifier qu'il s’attelle bien à la tâche mais aussi par curiosité de ce qu'il a retenu.

La nature des éléments notés par les patients auxquels on assigne cet exercice est en général fort révélatrice de ce qui se passe réellement dans leur tête. C'est un peu comme un test de Rorschach, en moins explicite. Et Kennedy croit même avoir commencé à détecter une certaine récurrence dans le cas de Caesar en particulier, mais il faut qu'elle le confirme.

- Er… Sets refuse de manger tout aliment de couleur verte. Je crois que Marina en pince pour Alfred, vous devriez surveiller ça. Ou pas d'ailleurs, parce que ça fait un moment qu'elle n'a pas touché à ses cicatrices. Todd s'est cassé un doigt, sans doute pendant sa dernière crise de colère dans sa chambre, mais ça vous êtes au courant. Je dois continuer ?

Il lui a fourni son énumération d'un ton machinal, et sans aller au bout de sa liste, plus longue que les autres fois puisqu'elle prend en compte plus d'une journée d'observations. Il n'est clairement pas plus emballé que ça par ce qu'il note. Le seul intérêt qu'il trouve à l'exercice est la distraction qu'il lui apporte, mais celle-ci n'est que momentanée.

- Tu vois beaucoup de choses, commente son interlocutrice, comme pour tous ses comptes rendus jusqu'ici, sous une formulation ou une autre.

Lors de l'une de leurs précédentes sessions, il avait détecté que l'un des infirmiers allait devenir papa, sans que celui-ci n'en ait encore parlé à personne. Il s'était aussi enquis de l'état d'une infirmière qui avait fait un malaise hypoglycémique, pourtant hors de la vue des résidents. Il avait aussi poursuivi dans ses surprenants bonds de logique en suspectant que son oncle était venu sans son chien, ce qui l'avait d'ailleurs fait s'inquiéter pour l'animal, mais en réalité découlait simplement du fait qu'Iz était passée à la place de l'inspecteur, appelé à témoigner ce Mercredi-là. D'abord le grand ado avait vu juste sur le calendrier de visite de sa famille, et maintenant ça… Et, en plus d'avoir démasqué Setsuko, il lui a également fait part de sa connaissance du code couleur de leurs bracelets d'identification. Ce n'est techniquement pas un secret, mais la plupart des patients présument que les coloris sont aléatoires, et non pas corrélés à leur méthode de tentative de suicide. Ce système aide surtout les nouveaux intervenants à prendre les bonnes précautions avec les résidents avant d'avoir pu apprendre à les connaître, et ce en toute discrétion, sans stigmatiser explicitement la personne concernée. Cette déduction est d'autant plus étonnante de la part de Caesar qu'il interagit très peu avec les autres patients, et donc pour la plupart, ce qui leur est arrivé ne lui a pas été dit. Marina, qu'il vient de citer, porte effectivement des cicatrices voyantes, qu'elle ne cache absolument pas, mais celles de Todd sont dans son dos, après sa tentative d'immolation par le feu. Quant à Setsuko, elle ne porte aucune séquelle visible de son saut dans le vide, pas plus qu'Alfred de sa tentative de pendaison. Et pourtant, ce qui leur est arrivé à tous semble couler de source pour Caesar.

- Les journées sont longues, il répond simplement au commentaire, haussant les épaules.

Il a beau y être prolifique, il n'est sincèrement pas intéressé par ce qu'il voit. Le seul bénéfice qu'il en tire c'est qu'effectivement, lorsqu'il prête attention à tout ça, lorsqu'il épie ceux qui l'entourent et cherche la petite bête, il n'a pas le temps de ruminer ce qui peut bien être en train de se passer de grave avec sa famille. Ça lui arrive encore de temps à autre, mais disons qu'il parvient à le gérer. Il ne pense pas que ce soit exactement une solution pérenne à son problème, mais pour le moment, ça fait l'affaire.

- Tu sais ce que la majorité de tes observations ont en commun ? lui demande son Docteur, penchant la tête sur le côté avec un sourire malicieux.

- Elles sont inutiles ? il répond avec sarcasme.

Il ne cherche plus à masquer sa frustration comme il a pu le faire quand elle a commencé à poindre. Il en a parlé aux deux personnes à qui il estimait légitime et potentiellement utile d'en parler, et elles ont toutes les deux fait leur possible pour l'aider à la surmonter alors, paradoxalement, il se sent plus à l'aise avec. Elle est toujours là, mais qu'on connaisse et adresse son existence est curieusement apaisant. Ce n'est pas suffisant, mais c'est un début, pour lui.

- Elles concernent des gens, le corrige Kennedy, sans prendre ombrage de son ton.

Si elle devait mal prendre tous les ados qui lui parlent de cette façon, il faudrait qu'elle change de métier. Et elle a entendu pire. Aussi, dans ce cas précis, elle pense que le fait qu'il lui donne un peu d'attitude est une amélioration par rapport à sa légère apathie lorsqu'il est sorti de son silence.

- Et ? Qu'est-ce que je pourrais observer d'autres, enfermé ici ? il lui soumet, avec un sourire d'incompréhension.

Il ne voit pas ce que ça a de si extraordinaire. Il est comme une personne âgée à sa fenêtre, à regarder passer ses voisins. Il ne fait pas ça par voyeurisme mais à défaut de mieux.

- J'ai déjà assigné cet exercice à plusieurs patients. L'un d'entre eux a précisément minuté chaque évènement de sa journée. Un autre a compulsivement tout compté, des dalles du plafond aux lattes du plancher, en passant par les petits pois dans son assiette, lui raconte alors sa psychiatre, pour illustrer qu'il se méprend.

- S'il y a que ça, j'ai aussi compté des choses. Georges passe deux fois plus de temps au téléphone depuis que sa femme est enceinte. Et j'en passe deux fois moins à faire mon bandage le matin qu'au début, il propose.

Ce n'est que dans un second temps qu'il se rend compte que, malgré le fait qu'il y a effectivement une notion de chiffres dans ces observations, elles concernent également des personnes.

- Tu sais une autre chose que tu n'as pas fait comme mes autres patients ? poursuit Kennedy.

Elle cherche visiblement à en venir quelque part, mais elle prend son temps, et Caesar s'impatiente un peu de son élan de pédagogie.

- Non, mais vous allez me le dire, il raille.

- Tu n'as pas pris de notes, elle lui fait donc remarquer.

Elle écarte les mains, justement en ce qui la concerne au-dessus d'une tablette sur laquelle il lui arrive régulièrement de coucher ses remarques, à l'aide d'un stylet. À ce commentaire, l'adolescent passe de perdu à presque penaud.

- Je savais pas qu'il fallait…

- Il ne fallait pas, Caesar. Il n'y a pas de règle. Mais la plupart des gens, lorsqu'on leur suggère de relever ce qu'ils observent autour d'eux, prennent des notes. Ça leur semble logique, elle le rassure, bienveillante.

Son sourire s'élargit à l'évidente volonté de bien faire de son patient. C'est à la fois une grande qualité et peut-être en partie ce qui lui porte préjudice aujourd'hui. C'est quelque chose qu'il va devoir apprendre à mieux gérer, selon elle.

- Je suis désolé de pas avoir pris votre exercice au sérieux ? il s'excuse, quoique sur un ton interrogatif.

Il ne sait pas trop ce qu'elle cherche à lui faire dire. Il n'arrive pas à savoir si ses remarques sont des critiques ou non.

- Tu ne comprends pas. Tu n'as pas à t'excuser, et tu n'as pas échoué à l'exercice. Pas plus que mes autres patients. C'est un outil de diagnostic avant toute chose, elle continue de le dissuader qu'elle est en train de le réprimander.

Caesar a un mouvement de recul, dérouté.

- Diagnostic ? Je croyais que c'était juste pour me distraire, pour pas que je pense au fait que je suis certain qu'il se passe un truc grave avec ma famille.

- Bien sûr, mais pas seulement, Ken confirme ce qu'elle vient de dire, douce et patiente.

- Et alors ? Vous en déduisez quoi, du fait que je prends pas de note quand je remarque des trucs à propos des gens autour de moi ?

Malgré sa capacité à résumer ce qu'elle semble avoir retenu de ce qu'il lui a rapporté, il est bien incapable d'en tirer lui-même quelque conclusion que ce soit.

- Je pense… Non, je suis à peu près certaine que tu es hyper-intuitif, Caesar, lui annonce alors le Docteur, lentement, afin de ne pas le brusquer.

Il cligne. Il ne voit absolument pas ce que ça signifie.

- C'est-à-dire ?

- Le corps humain est une petite merveille. Nos cinq sens perçoivent en réalité beaucoup plus d'informations qu'on n'en intègre, et c'est notre cerveau qui fait le tri entre l'essentiel et le superflu, pour éviter une surcharge, elle commence à raconter, ayant déjà établi ce diagnostic pour d'autres que lui.

Malheureusement, le grand brun ne se sent pas très avancé par ce fait divers scientifique.

- D'accord… C'est très intéressant, mais qu'est-ce que ça a à voir avec moi ?

- Ce qu'on appelle communément l'intuition est le fait de conserver une part de ces informations a priori non pertinentes, inconsciemment, et d'en tirer des conclusions, toujours inconsciemment, mais qui s'imposent ensuite à nous de manière consciente, sans qu'on puisse dire d'où elles viennent, le médecin poursuit sa leçon, point par point, organisée.

- Er… Vous pensez que c'est mon intuition qui me dit qu'il se passe quelque chose d'anormal à la maison ? Vraiment ?

L'adolescent y voit un peu plus clair, mais il n'est pas convaincu pour autant. On ne devient pas fou avec des intuitions. Parce qu'en général, c'est facile à confirmer ou infirmer. Ça sort de nulle part, mais ça va quelque part. Et là, il n'y a rien de simple dans ce qui lui torture l'esprit, et surtout ça ne mène à rien.

- Je pense que tu conserves inconsciemment beaucoup plus de données que la moyenne. Et que ça te fait faire des bonds de logique plus grands que la plupart des gens, la jeune femme conclut son exposé.

Le scepticisme de celui à qui elle s'adresse ne l'intimide nullement. Tout diagnostic, aussi bénin soit-il, demande un temps d'adaptation pour la personne qui le reçoit.

- Tout le monde a des intuitions. Et ne pas savoir d'où ça vient, c'est un peu le principe, vous l'avez dit. Et pourtant, ça a jamais rendu personne fou, il proteste.

Il est familier des instincts policiers de son oncle, ou même des intuitions féminines de sa petite sœur ; ils devinent certaines choses, en apparence sans arguments fondés. Et il veut bien croire ce qu'on vient de lui expliquer, qu'en réalité leurs pressentiments sont basés sur des éléments qu'ils n'ont pas conscience d'avoir remarqués, mais ça n'a rien à voir avec ce qui lui arrive à lui. Lui, il n'a pas confiance dans ce qui s'impose à son esprit, il n'a pas envie d'y croire. Est-ce que justement, si ça lui semblait logique, même à un niveau subconscient, il ne serait pas plus à l'aise avec ses simili-prédictions ?

- Tu n'es pas fou, Caesar. Quand on en arrive à des conclusions qui nous paraissent particulièrement insensées, ne pas savoir d'où elles viennent déboussolerait n'importe qui, soutient le médecin.

Compatissant à sa détresse, elle se penche vers lui, afin de capter son regard. Il braque ses grands yeux marron dans les siens un instant avant de prendre une profonde inspiration et de répondre :

- Okay… Et en admettant que c'est effectivement mon problème, est-ce qu'il y a un traitement ? il demande.

Dans le fond, il se fiche bien de ce qui l'affecte exactement, du moment qu'on peut faire en sorte que ses crises d'angoisses s'arrêtent. Pour peu qu'on puisse parler de crises, avec la façon dont ça reste dans le temps.

- Traditionnellement, la meilleure tactique est d'entraîner ses capacités d'observation, de forcer l'accumulation consciente des informations, afin de toujours pouvoir retrouver l'origine d'une intuition. Ou en tous cas, que ce soit plus facile, la thérapeute décrit le remédiation à la fois la plus simple et la plus répandue.

- Donc… je suis condamné à être détective ? paraphrase Caesar, grimaçant à nouveau par manque de conviction à ce qu'elle lui propose.

Elle sourit à cette conclusion curieusement radicale.

- Non, simplement à faire un peu plus attention à ce qui t'entoure que tu n'en as eu l'habitude jusqu'à maintenant. Et d'après ce que tu m'as rapporté cette dernière semaine, je pense que tu ne vas avoir aucun mal à prendre le pli, elle le rassure.

Il semble songeur, et pas nécessairement réfractaire, mais il ne tarde malgré tout pas à trouver la faille dans ce plan :

- En gros, je continue à faire attention à tout et n'importe quoi, et si je me débrouille bien, la prochaine fois que j'aurai une impression bizarre, je devrais savoir pourquoi. D'accord. Mais pour celles que j'ai déjà eues, je fais quoi ?

Kennedy a une petite moue. Elle ne va pas nier qu'elle ne lui offre pas la panacée. Elle est lucide quant aux limites de sa profession. Aussi contradictoire cela puisse-t-il paraître, la psychiatrie n'est pas une science exacte. Il y a des normes, des symptômes classifiés qui mènent à des diagnostics, mais la variabilité interpersonnelle y est tout de même plus élevée que dans la plupart des autres spécialités médicales.

- Connaître les origines de tes impressions ne va pas toujours te rendre la marche à suivre vis-à-vis d'elles plus claire. Il va également falloir que tu apprennes à gérer la frustration de l'inconnu.

Quelqu'un de moins stoïque que Caesar n'aurait pas pu réprimer une grimace à cette instruction. Si le conseil est indéniablement bon, il est toujours plus facile à donner qu'à recevoir. Pensif, l'adolescent baisse brièvement les yeux vers la cicatrice au talon de sa main droite, mais il résiste à l'envie d'en tracer le contour du bout des doigts.

- C'est drôle, c'est ce que dit Setsuko, il ne peut s'empêcher de faire remarquer, l'ombre d'un sourire aux lèvres.

La suggestion ne lui plaît pas plus maintenant que lorsque la Japonaise la lui a faite. Ce n'est pas tant qu'elle n'est pas recevable, car elle l'est objectivement, c'est plutôt qu'il n'aurait jamais pensé qu'elle lui serait adressée. Comme il l'a expliqué à l'infiltrée, il a plutôt l'impression de ne jamais avoir aucune attente, de toujours suivre le mouvement. Et à partir de là, il n'est jamais vraiment contrarié dans ses plans, donc comment pourrait-il être frustré ? C'est le comble, de ne rien vouloir, et d'être quand même obligé de lutter.

- Je lui ai bien appris, commente simplement son médecin avec un mouvement de tête faussement hautain, repoussant sa chevelure de jais derrière son épaule d'une main, un peu à la manière d'une princesse effarouchée.

Sa minauderie fait pouffer l'adolescent en face d'elle malgré lui, qui choisit donc de ne pas rester aigri par sa situation. Qu'est-ce qu'il a à perdre à lui faire confiance et essayer de faire ce qu'elle lui propose, après tout ? Ce n'est pas comme s'il avait une meilleure explication à ce qui lui arrive. Ni une meilleure tactique pour y faire face. Et que deux personnes lui fassent la même remarque, qu'il prend qui plus est à chaque fois aussi mal, lui met un peu la puce à l'oreille qu'elle est peut-être méritée, même s'il a du mal à l'admettre. Il a toujours été arrangeant, il l'a déjà dit. Il ne sait juste pas trop comment gérer de soudain découvrir une toute nouvelle facette à sa personnalité après 18 ans d'existence.

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