2x04 - Chassé-croisé (6/17) - Chacun dans son coin

Après sa visite particulièrement informative à la branche locale des archives, Fred débarque à Walter Payton avec le pas décidé d'un shérif de western. À son air particulièrement renfrogné, elle est toujours aussi en colère que son partenaire l'a vue devenir plus tôt dans la matinée, si ce n'est plus. La jeune inspectrice aux cheveux courts traverse les couloirs du lycée sans s'arrêter, comme si ce n'était pas la première fois qu'elle fréquentait les locaux. La vérité, c'est qu'elle n'était pas d'humeur à devoir demander son chemin, alors elle a consulté les plans avant de venir. Mâchoires serrées, elle respire profondément avant de frapper à la porte de la classe devant laquelle elle est venue s'arrêter, pour se donner une contenance dans son courroux. Une voix d'homme l'invite à entrer, et elle ouvre :

- Bonjour. Excusez-moi pour le dérangement, mais je cherche Jack Nimbleton, elle demande à peu près poliment au professeur d'Histoire dont elle vient d'interrompre le cours.

Elle se force même à lui offrir son sourire le plus diplomate. Et afin d'éviter tout objection, au cas où ce qu'elle considère comme des courbettes ne porterait pas ses fruits, elle tire aussi légèrement sur la cordelette qui pend son badge à son cou.

Malheureusement, toute la bonne volonté et toute la légitimité du monde n'auraient pas empêché la classe à laquelle elle vient de s'adresser, dont tous les regards se sont tournés vers elle à son irruption dans leur salle, de prendre une brusque inspiration à ses mots. Certains élèves mettent leur main devant leur bouche, tandis que d'autres deviennent tout simplement livides. Et quoi qu'il en soit, personne ne cesse de la dévisager avec de grands yeux effrayés. Ou presque…

Le jeune prodige blond qui vient d'être cité, au milieu de ses camarades, est le seul à retenir un éclat de rire. Une fois son hilarité réprimée dernière son poing, il se lève lentement de sa chaise, mains en l'air au niveau de sa tête.

- Pas de panique, les gens. J'y vais, cette fois ! il assure ses collègues.

Ces derniers reportent leur attention sur lui, leurs expressions passant de choquées à réprobatrices.

- Pas drôle, lui lance Margery sans bruit, le laissant lire sur ses lèvres, alors qu'il passe à côté d'elle pour rejoindre la porte.

- Un peu drôle, il proteste sur le même volume, lui accordant un clin d'œil et amenant son index à moins d'un centimètre de son pouce.

L'adolescente bouclée secoue la tête en levant les yeux au ciel, et ne le regarde même pas quitter la pièce. Il est si intelligent et si idiot en même temps, c'est presque pas croyable.

Avant d'emboîter le pas au blondinet vers le couloir, Fred remercie l'enseignant de lui prêter son élève un moment, d'un hochement de tête qu'elle veut courtois. Elle referme ensuite derrière eux sans avoir vraiment compris ce qui s'était passé.

- C'était franchement pas la bonne phrase à dire à cette classe, Freddy, Jack réprimande la jeune femme une fois qu'ils sont isolés, avant même qu'elle ait pu lui révéler la raison de sa venue.

- Ne m'appelle pas Freddy ! C'est Inspecteur Insley, elle le corrige, exaspérée par son manque de respect le plus primaire.

- Okay, Inspecteur. Tu es au courant qu'il y a eu une prise d'otages ici, il y a quelques mois ? Et que les mercenaires armés jusqu'aux dents qui nous ont retenus pendant des heures me cherchaient moi ? En posant presque mot pour mot la même question que tu viens de poser à ces pauvres lycéens traumatisés ?

Il utilise une révérence exagérée pour lui expliquer à quel point elle vient de commettre un terrible faux-pas. Évidemment, elle est prise de court par cette révélation, totalement inattendue.

- Quoi ?! Non… Je… elle balbutie.

Elle ne sait pas la dernière fois qu'elle a entendu parler d'une prise d'otages dans un lycée. C'est rarissime. Et elle n'a rien trouvé dans son dossier, lorsqu'elle l'a consulté, une fois qu'elle a pu déterminer son identité complète. Mais c'était compter sans l'influence de ses géniteurs. Ainsi que le caractère international de l'incident, hors de la juridiction des forces de Police locales, une fois le sauvetage effectué. Le fait que les coupables aient été emprisonnés à proximité n'indique rien. L'affaire a été passée sous silence sur bien des canaux, dont ceux sollicités par Fred en l'occurrence. Elle aurait trouvé en creusant un tout petit peu plus, mais elle n'avait pas de raison de le faire.

Satisfait d'avoir le dessus dans la conversation, et pas réellement inquiet pour ses collègues et l'éventuel syndrome de stress post-traumatique qui vient d'être déclenché chez eux, Jack reprend :

- C'est ce que je pensais. Qu'est-ce qui t'amène, sinon ?

- Comme si tu ne savais pas ce que tu as fait ! lui jette l'inspectrice en le poussant à l'épaule, reprenant elle aussi son aplomb très rapidement.

Il faut dire qu'elle était vraiment très remontée en arrivant. L'adolescent a une grimace amusée à l'agression physique mineure qu'il vient de subir, mais il ne s'y attarde pas plus que ça. En d'autres circonstances, il aurait osé flirter avec l'inspectrice, mais il n'a pas ce temps à perdre en ce moment.

- Il va falloir que tu sois un tout petit peu plus spécifique, en fait, il répond platement.

Il est sincèrement perdu quant aux diverses transgressions qu'il a perpétrées depuis qu'il l'a rencontrée, la semaine dernière. Ils se souvient de toutes, mais pour pouvoir déterminer celle qui embête son interlocutrice à cet instant précis, il lui faut plus d'éléments. Techniquement, il était en passe de commettre un nouveau méfait au moment où elle est venue le cueillir ; les cours d'Histoire sont propices à faire autre chose en parallèle, pour lui. C'est d'ailleurs bien la seule raison pour laquelle il y assiste encore.

- Je pourrais t'arrêter ici et maintenant pour avoir volé mon dossier d'adoption. Qui était scellé, jusqu'à aujourd'hui, Fred lui rafraîchit la mémoire, furibonde.

- Qu'est-ce qui te fait dire que c'était moi ? il s'enquiert instantanément.

Même s'il ne nie ni n'avoue rien, son manque de surprise au chef d'accusation ne plaide pas en faveur de son innocence.

- Ne fais pas le malin avec moi ! Je te trouve en train de fouiner dans les logs de mon bureau, tu te pavanes de connaître les pires hackers que j'ai jamais pourchassés, et quelques jours plus tard je trouve ça dans ma boîte de réception ? Je suis flic.

Elle se contente de lui apporter les premiers éléments sur lesquels elle s'est basée pour en arriver à le suspecter lui. Pour le reste, il peut faire tout seul le calcul, s'il est si doué. Lorsqu'elle a découvert le fichier, c'est le moment où Sam l'a vue devenir toute rouge. Son pianotage effréné l'a ensuite amenée à découvrir la provenance du document. Et lorsqu'elle s'est rendue aux archives, elle a pu confirmer qu'un petit blond tatoué s'y était également trouvé quelques jours plus tôt. Elle n'a pas de preuve que c'est effectivement ce qu'il est venu récupérer, mais la coïncidence est trop grande.

- Pas une flic très douée, apparemment, puisque ça m'a pris que trois jours pour élucider ton affaire soi-disant impossible à résoudre. Et c'est juste parce que je chassais d'autres lièvres en même temps, il rebondit habilement.

Il confesse enfin son crime, mais après tout, il n'avait pas d'autre raison de le cacher jusqu'ici que de vouloir se faire mousser. Et il est quasiment certain que, étant donné les implications de son méfait, celle qui lui fait face ne va pas le dénoncer.

- De quoi tu parles ? Quel rapport avec mon affaire ? demande pourtant Fred avec un mouvement de recul, ne le suivant clairement plus.

Tel qu'elle voit la situation, il est venu la voir au commissariat pour obtenir son aide. Puisqu'elle n'a pas voulu la lui donner, il a essayé de l'impressionner tout en lui rendant service. Il s'est cependant gouré sur les deux tableaux, car elle n'est pas du genre à être éblouie par les infractions, et elle n'a strictement jamais eu envie de consulter son dossier d'adoption. Mais quel rapport avec la résolution d'une quelconque affaire ?

- Tu l'as pas ouvert ?! il déduit de son ignorance, sur un ton offusqué.

Il n'est pas souvent surpris, mais là, il doit bien admettre qu'il ne s'attendait pas à ça. Quel genre d'adopté n'ouvre pas son dossier, gentiment délivré à sa porte virtuelle ? Même quand on connaît ses parents on est curieux sur ses origines !

- Ces dossiers sont scellés pour une raison, lui rappelle l'inspectrice, respectueuse de la Loi, elle.

L'adolescent reste ahuri. Il cligne plusieurs fois tant il a du mal à accepter ce qu'elle lui dit.

- Okay, laisse-moi résumer : un hacker te harcèle à la fac, t'entraîne malgré toi à devenir l'une des meilleures cyber-enquêteuses que la brigade a jamais connue, alors qu'il n'a jamais harcelé qui que ce soit d'autre en particulier, et toi, ça ne t'as pas effleuré que peut-être vous aviez une connexion personnelle ? Vraiment ?

D'après le reste de ses dossiers auxquels il a eu accès, la jeune femme semble pourtant compétente, et au-delà même. Il aurait pensé que la seule raison pour laquelle elle n'avait pas trouvé le lien qui l'unit à celui qu'elle a pourchassé toute sa carrière était justement parce que son certificat de naissance lui était hors de portée. Et donc, qu'elle sauterait sur l'occasion de le lire. C'était ça, son calcul. Pas juste assouvir une simple curiosité sur ses racines.

- C'est la première chose à laquelle j'ai pensé ! Mais j'ai été choisie au hasard, Fred proteste cependant, témoignant d'œillères particulièrement choquantes.

- C'est pas parce que tu le connais pas que vous n'êtes pas connectés, Jack lui soumet, pédagogue pour une fois dans sa vie.

- Je vois toujours pas le rapport avec mon dossier d'adoption. Tu veux me faire croire que Jazz et Anubis sont mes parents biologiques, maintenant ? elle propose avec sarcasme, faisant rouler ses yeux dans leur orbite.

- Oh, non. Tes parents biologiques sont morts depuis longtemps, et autant que je puisse en juger, ils n'étaient pas particulièrement intéressants. Non, je parle de Jazz qui est ton frère.

Il était sans doute temps qu'il en vienne au fait. Ils ont assez tourné autour du pot. En fin de compte, il n'a pas la patience de la laisser deviner par elle-même. Surtout si elle se montre réfractaire à l'exercice.

- Bien tenté encore une fois, mais les frères et sœurs ne sont pas renseignés dans les documents d'adoption, rétorque Insley.

Elle croit l'avoir coincé, comme lorsqu'elle pensait qu'il avait mal prononcé Anubis.

- S'il s'agit de jumeaux, si. À cause du certificat de naissance. Tu n'as vraiment pas jeté un œil à ce dossier ?!

Jack n'en revient toujours pas. Ce n'est même pas illégal de la part de l'orpheline de consulter son propre dossier, en théorie. Oui, il était scellé, mais aujourd'hui elle est majeure, et ça la concerne. C'est tout au plus une infraction, même pas un délit et encore moins un crime. Le seul autre parti cité par le document à être potentiellement encore en vie est un dénommé Jasper, son jumeau, donc. Et il y a peu de risque qu'il se plaigne d'une fuite de ses données personnelles, puisqu'il est impossible à retrouver à partir de là. Le lien entre lui et "Jazz" n'est en effet que circonstanciel. Et même s'il devait être avéré, l'intéressé aurait d'autant moins de raisons de porter plainte, car il a forcément dû jeter un œil au certificat en premier, pour avoir ciblé Fred une petite dizaine d'années plus tôt. Au bout du compte, c'est presque bizarre qu'aucun des collègues de la jeune femme n'ait jamais pensé à lui suggérer d'emprunter cette avenue pour son enquête, mais au vu de sa réticence encore aujourd'hui, ça a peut-être été le cas et elle n'a pas poursuivi l'idée.

- Qu'est-ce que tu me veux, espèce de petit malade ? Fred admoneste alors Jack, cherchant à changer de sujet.

Elle fait même un pas vers lui, menaçante, à deux doigts de le pousser à nouveau. Il n'est cependant nullement impressionné, et soutient son regard sans broncher. Très bien. Elle démêlera tout ce qu'il vient de lui dire plus tard. Ou pas. C'est son problème, dans le fond, pas le sien.

- Je veux aider à retrouver Mae Quanto. Mais je ne peux pas faire ça sans avoir accès à certaines infos. J'ai peut-être connaissance d'un hacker de légende ou deux, mais je ne suis pas à leur niveau pour autant ; je n'ai pas leur âge, et je ne fais pas trop dans la spécialisation de toute manière. C'est pour ça que j'ai pensé à un arrangement donnant-donnant entre toi et moi, il explique ses motivations, sans le moindre complexe vis-à-vis de ses pratiques à la limite de la légalité.

Il a toujours plus vu les lois comme des lignes de bonne conduite que de réelles barrières infranchissables. C'est un cadre pour maintenir un certain ordre, mais si on ne perturbe pas l'ordre, alors sortir du cadre ne devrait pas être un problème.

- Et pourquoi Jazz et Anubis ne peuvent pas t'aider directement, si vous êtes tellement copains ? Fred soulève une incohérence dans ses proclamations.

- Je les connais de réputation, je n'ai pas une ligne directe ! Et je préférerais faire les choses dans les règles de l'art. Ou autant que faire se peut, en tous cas, il poursuit dans ses justifications, ayant décidément réponse à tout.

Elle voudrait rester énervée après lui à propos de son intrusion dans sa vie privée, mais malgré ses flagrantes transgressions, tout ce qu'il lui a dit jusqu'ici semble indiquer qu'il est sincère dans ses intentions. Jusqu'ici étant bien le mot-clé de cette affirmation.

- Tu m'as dit l'autre jour que tu étais un ami de la famille. C'est comme ça que je t'ai retrouvé. Pourquoi ne pas simplement proposer ton aide à Sam, huh ? elle continue son interrogatoire, consciencieuse.

Jack grimace. Il y a trop de raisons à ça pour qu'il puisse les lui fournir toutes. Il travaille mieux tout seul ? La Police ne sont pas ses plus grands fans ? La seule personne de la famille à encore croire que Caesar et lui sont amis est justement celle qui est manquante ? Il pourrait continuer longtemps comme ça. Au final, il choisit la justification qui a le plus fort potentiel pour générer la compassion, exploitant sans scrupule le geste de son meilleur pote qui n'avait pourtant sans doute que peu à voir avec lui, au bout du compte :

- Les Quanto sont des êtres compliqués, même pour moi. La dernière fois que j'ai voulu aider l'un d'entre eux, il a fini par s'ouvrir les veines.

- Est-ce que tu es entouré de tragédie ou…? s'exclame Insley avec un mouvement de recul, choquée.

Elle devrait plutôt poser cette question à la famille de son coéquipier, puisqu'une seule des catastrophes à les avoir frappés récemment est directement due au petit génie. Mais puisqu'il se sent responsable d'au moins deux, bien qu'à tort, Jack ne juge pas pertinent de la corriger. À la place, il cherche à conclure cet échange jusqu'ici peu rentable en ce qui le concerne :

- Bon, tu veux mon aide ou pas ?

Impatient, il écarte les bras.

- Non ! Si tu as des infos sur Jazz et Anubis, tu devrais aller t'adresser à la brigade Cyber, dont je ne fais plus partie. Et à moins que tu aies quelque chose de concret à propos de l'enlèvement de Mae Quanto, tu ne peux pas participer à l'enquête. C'est aussi simple que ça, Fred tranche sans avoir besoin de considérer son offre plus longtemps.

Elle est tout à fait au clair sur ses principes. Elle ne va pas se laisser manipuler par un môme, aussi plein de ressources soit-il. Il dit vouloir faire les choses dans les règles de l'art, et pourtant, il semble tout faire pour contourner les avenues officielles qui s'offrent à lui.

- Waw. Et les gens disent que JE suis un robot sans cœur. Je vais retourner en cours, maintenant, si ça te dérange pas, parce que cette conversation est clairement une perte nette de productivité pour moi, il lui crache pour toute réponse avant de se détourner en secouant la tête.

Il n'a bien sûr pas perdu en productivité pour avoir manqué une partie de son cours d'Histoire, mais simplement parce qu'il n'a pas pu mettre à profit cette période pour continuer ses recherches de son côté. Après un refus aussi catégorique, il comprend qu'il ne va pas pouvoir négocier et n'obtiendra donc rien de l'inspectrice. Lui parler n'aura servi à rien. La couvrir d'injures lui fait bien envie, mais ce serait également une perte de temps. Il se sait capable de la faire pleurer, s'il continue à lui adresser la parole, mais ça ne lui apporterait que des ennuis. Elle ne veut pas l'aider ? Très bien. Elle n'était pas son dernier recours de toute façon, seulement le plus direct.

Laissée plantée là par l'adolescent, Insley ne ressent aucune culpabilité à son refus. Elle s'en veut en revanche de ne pas l'avoir arrêté pour avoir piraté son dossier d'adoption, mais elle n'a aucune preuve. Tout est circonstanciel. Aussi, même si elle va mettre un certain temps à se l'avouer, elle est un peu curieuse au sujet de son supposé jumeau. Il faut qu'elle mette ça au clair avant de faire quoi que ce soit. Si elle partage effectivement un certificat de naissance avec celui qu'elle pourchasse depuis une petite dizaine d'années, ça va être difficile à expliquer. Il faut qu'elle en ait le cœur net.

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