2x04 - Chassé-croisé (14/17) - Hop hop hop

Dans le laboratoire à domicile d'Aleksander, justement, Ann et lui attendent en silence, surveillant du coin de l'œil les chiffres d'un minuteur digital qui défilent. La jeune femme, une tasse de café fumante entre les mains, se berce distraitement en faisant osciller sa chaise à roulettes sur son axe. Son propre mug posé sur son bureau, l'ingénieur a quant à lui les mains jointes et les doigts entrelacés sous son menton, clairement plus inquiet que sa comparse.

- Il est parti depuis trop longtemps, il finit par déclarer, écartant brièvement ses mains de son visage.

- Tu dis ça à chaque fois, le tempère la pirate, stoïque.

- Il n'a jamais été parti aussi longtemps, il insiste sur la validité de son anxiété.

- Tu dis aussi ça à chaque fois… elle se fait écho à elle-même, avant de boire une gorgée de son breuvage.

- Et c'est vrai chaque fois ! s'agace Alek de son calme qu'il ne partage pas.

Il la foudroie du regard, et elle daigne enfin changer de disque. Il ne lui a pas fallu très longtemps pour comprendre qu'il en fallait beaucoup pour le rendre agité. Elle n'est nullement impressionnée par ce léger haussement de ton, car elle sait qu'il dénote plus de la peur que de la colère, mais ce n'est pas une raison pour le laisser partir en vrille.

- Certes, mais il finit toujours pas revenir. Il devient meilleur, c'est tout.

Elle semble sincèrement confiante. Malheureusement, l'ingénieur n'est pas plus contaminé par son assurance qu'elle ne l'est par ses appréhensions.

- Meilleur ou plus imprudent ? il commente.

- Arrête de t'inquiéter ! elle finit par lui conseiller, à court d'arguments logiques.

Le père de famille grogne. Il n'apprécie pas quand elle lui parle de cette façon, aussi bienveillante sa démarche soit-elle.

- Rob ne te paraît peut-être pas réel, mais ce n'est pas mon cas. Je ne vais pas m'excuser de me sentir concerné du sort du meilleur ami de mon fils, surtout lorsque j'ai accepté de le mettre en danger en premier lieu.

La jeune femme n'est pas particulièrement ravie de ce commentaire. Elle n'a peut-être jamais eu Robert Gleamer en face d'elle à proprement parler, mais c'est le cas de tellement de monde, dans son domaine, qu'elle ne voit pas en quoi ça pourrait l'influencer dans sa considération de l'individu. Mais avant qu'elle n'ait l'occasion de trouver une répartie correcte à cette accusation de ne pas tenir au jeune homme dans la machine, une main au pouce et à l'index collés et les autres doigts levés, dans le geste d'OK des plongeurs, apparaît sur l'écran :



- Tu vois ? Tout va bien. Qu'est-ce que tu as pour nous, mon joli ? elle rassure l'ingénieur avant de s'adresser à Rob qui vient, comme la diode associée à sa présence en plus de l'apparition du symbole, de revenir parmi eux.

Une multitude de fenêtres s'ouvrent alors sur le grand écran de la pièce, se superposant les unes aux autres. Certaines sont remplies d'un bleu électrique tracé de dessins techniques en fins traits blancs, jaunes, ou noirs. D'autres sont plus classiques, couvertes d'écritures d'imprimerie en noir sur blanc. Quelques-unes, dans un coin, sont parsemées de croquis à main levée. C'est sur l'un de ceux-ci que le logo de DeinoGene qu'ils connaissent déjà, les initiales confinées à un parallélogramme, apparaît.

Se rapprochant de la console comme une seule personne, Ann et Alek se partagent implicitement l'analyse des informations que vient de leur apporter Robert. Posant sa tasse à son emplacement habituel sur leur plan de travail, marqué de plusieurs cercles brunâtres à cause de son refus d'utiliser des dessous de verre, la jeune femme s'intéresse aux plans dénichés. Elle effectue un tri préliminaire parmi eux selon des critères qu'elle ne prend pas la peine de partager avec son acolyte, sûre d'elle. Trop petit, trop grand, trop voyant, structurellement défaillant… De son côté, Aleksander étudie les documents administratifs, leur accordant un traitement similaire quoiqu'un peu moins rapidement que sa collègue.



La mappemonde et le microscope suivis d'un point d'exclamation indiquent que Rob cherche à savoir s'ils peuvent enfin localiser l'endroit où est retenue Mae, grâce aux nouveaux éléments qu'il vient de leur amener. Ann lui répond la première :

- Er… Pas tout à fait, bonhomme. Mais on se rapproche.

Elle a très vite appris à déchiffrer les messages littéralement imagés de l'étudiant. Elle est d'ailleurs impatiente de tester sa culture cinématographique et télévisée en communiquant avec Caroline un jour. Jusqu'ici l'adolescente n'a pas encore refait surface dans le laboratoire d'Alek, occupée à apporter un support technique à sa sœur. Mais la pirate ne perd ni espoir ni patience. Avoir accès à deux personnes téléversées est sans précédent. Le simple fait qu'ils n'aient pas les mêmes facilités ni les mêmes modes de communication est déjà fascinant.

- DG ont définitivement fait appel à ce cabinet d'architectes. Mais les plans ne disent pas où les bâtiments ont été construits. S'ils l'ont seulement été… Alek confirme que les fichiers copiés sont pertinents, bien qu'encore insuffisants.

- C'est mieux que rien, la hackeuse tente de remonter le moral à ses deux compagnons.

Elle se rend bien compte qu'à force d'être utilisée, cette phrase va finir par ne plus avoir autant de poids. Mais elle n'en a pas d'autre en réserve. Ce qu'ils sont en train d'entreprendre est minutieux, c'est normal que ça prenne beaucoup de temps. Le problème, c'est surtout qu'ils ne savent pas s'ils en disposent, de ce temps dont ils ont un besoin incompressible…

- Je ne critique pas tes méthodes, Ann. Tout ce qu'on a trouvé ensemble ces sept derniers jours, je n'aurais jamais pu me le procurer tout seul, lui rappelle l'ingénieur.

Il tient à ce qu'elle sache qu'il n'est pas aussi déçu qu'elle pourrait le croire. Et que quelque part, ce qu'elle vient de dire n'est pas encore désuet entre eux.

Elle lui sourit, admirant comme toujours sa persévérance. Si seulement elle allait de pair avec un peu d'optimisme, il serait indestructible.

se permet d'intervenir Rob, afin qu'on n'oublie pas sa participation.

Alek sourit à son tour, toujours touché que la personnalité joviale et enthousiaste du jeune homme ne se soit pas perdue lors de son transfert.

- Correction : nous n'aurions pas pu nous le procurer sans toi, il ajoute.

Pour toutes ses facilités dues à son état actuel, l'étudiant était tout aussi coincé que lui avant l'arrivée de la jeune femme dans leur équipe. Ils lui sont donc tous les deux redevables.

Ann feint la modestie, avec un geste d'embarras flatté de la main :

- C'est pas grand-chose. Le saute-SD est un grand classique pour infiltrer les réseaux fermés.

- Et pourtant, je n'y ai pas pensé par moi-même, insiste Aleksander.

Ne pas avoir été capable de trouver une solution à son problème tout seul est pour lui un échec. Il n'est pas habitué à cette situation. L'un des avantages majeurs de la recherche fondamentale, c'est bien que, comme on est pionnier, il n'y a personne pour nous mettre des bâtons dans les roues. En le cas présent, c'est tout l'inverse, tout ce qu'ils cherchent a été étudié pour ne pas être trouvé.

- Parce que tu réfléchis comme celui qui construit les murs, pas celui qui creuse en dessous pour s'évader ! lui offre Ann comme circonstances atténuantes.

Elle lui mettrait bien une chiquenaude derrière la tête pour le faire arrêter de se blâmer inutilement, mais elle se retient. À la place, elle se lève et récupère leurs deux tasses, dans l'idée d'aller les re-remplir à la cuisine.

La vérité, c'est aussi que l'application de cette technique à leur situation n'est pas ce qu'il y a de plus intuitif, même pour quelqu'un qui, comme elle, a l'habitude d'en faire usage. Traditionnellement, le saute-SD nécessite une grosse part d'intervention humaine, ainsi que de mise en relation de personnes normalement sans lien par un aiguillage discret mais la plupart du temps élaboré. Pour Rob, déterminer le parcours qui l'amènera jusqu'à une SD susceptible de se connecter au réseau qu'il a l'intention d'infiltrer est cependant bien plus aisé, grâce à la vision globale dont il bénéficie. Si sa situation n'impliquait pas de devoir renoncer à tous les avantages d'avoir une forme physique, la jeune femme le jalouserait un peu.

Ignorant l'assaut même bénin auquel il vient d'échapper, Alek la gratifie de s'occuper de leur boissons, avant d'annoncer son plan immédiat vis-à-vis des nouvelles informations collectées :

- Merci. Je vais lancer une recherche de recoupements entre ces plans et ceux des systèmes de sécurité de l'autre jour, et après je pense qu'on pourra s'arrêter là pour aujourd'hui.

- Okay. Une dernière tasse arrive tout de suite ! elle valide ce programme, avant de disparaître dans le couloir.

C'est une démarche logique, et il n'y a pas grand-chose qu'ils puissent effectivement faire pendant que l'algorithme de correspondance tourne, alors elle n'a aucune raison d'objecter. Elle n'a jamais été très à l'aise avec les horaires ou les règles en général, comme en atteste son choix de carrière, mais elle doit bien admettre que l'ingénieur est un bon manager. À tel point que, même lorsqu'elle aurait peut-être procédé différemment eut-elle été seule, elle se laisse la plupart du temps convaincre. Elle n'a pas sa langue dans sa poche et n'hésite jamais à lui suggérer son alternative, mais elle peut également concevoir qu'il est préférable que l'un d'eux détienne le dernier mot, à défaut d'une majorité possible entre deux personnes. Si seulement ça pouvait aussi bien se passer avec Jasper. Mais où serait le fun là-dedans ?

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