2x04 - Chassé-croisé (12/17) - Soupçons

En début d'après-midi, alors que les activités de groupe commencent à battre leur plein à l'Institut Lakeshore, Caesar est comme souvent assis seul à une table de la grande salle. De toutes les occupations du centre, seule la thérapie individuelle est obligatoire, les autres ne sont qu'encouragées. Et jusqu'ici, aucune n'a su capturer l'intérêt du grand adolescent. Mais même si ça avait été le cas, il ne sait pas s'il aurait eu le cœur de participer aujourd'hui de toute manière. Le diagnostic du Docteur Conway, tombé ce matin, l'obnubile tellement qu'il se demande presque si ce n'est pas une nouvelle ruse de se part pour qu'il pense à autre chose que ce qui se passe chez lui.

- Est-ce que tu vas encore arrêter de parler ? la voix de Setsuko le tire soudain de ses pensées, alors que celle-ci s'assoit en face de lui.

- Huh ? il éructe, ne comprenant pas sa remarque.

- Phew ! On aurait dit que tu avais repris ton silence, explique la Japonaise.

Elle mime exagérément le soulagement en faisant semblant d'essuyer une coulée de sueur inquiète de son front, d'un geste ample du bras. Malheureusement, il n'est pas trop d'humeur à se laisser amuser par son espièglerie.

- Non. Je réfléchis, c'est tout, il la détrompe en secouant la tête.

- J'espère que c'était aussi le cas quand tu parlais pas… elle marmonne toujours sur le même ton.

Elle contemple le vernis fluo dont elle a paré ses ongles, à présent, feignant ostensiblement la nonchalance. Elle ne compte pas se départir de ses taquineries. Pas si vite, en tous cas. Son travail est terminé, en ce qui concerne Caesar. Elle n'a plus à le faire parler, elle n'a plus à essayer d'élucider son cas ; puisqu'il l'a démasquée, elle ne se sent pas en particulièrement bonne posture pour participer à l'atteinte de ce dernier objectif. Alors, prendre des pincettes avec lui, c'est fini.

- Je peux faire les deux en même temps. Parler et réfléchir, il répond.

S'il secoue la tête, c'est pour se retenir de sourire, cette fois. L'attitude de son interlocutrice aura fini par traverser l'épais brouillard qui obscurcit ses pensées, mais il ne se laisse pas dérider pour autant. Setsuko soupire. Elle a appris à ses dépens que, s'il ne veut pas faire quelque chose, elle est bien incapable de l'y pousser. Ça la contrarie grandement, mais elle s'y résigne. Elle considère comme une victoire qu'il ait besoin de lui résister, au moins.

- Tant mieux. Qu'est-ce qui te tracasse ? elle enchaîne alors sur les choses sérieuses.

En voyant qu'elle change de ton, Caesar se fait une note mentale dans le coin de son esprit de lui faire un jour part d'à quel point elle sous-estime l'influence qu'elle peut avoir sur lui. Elle est convaincue de ses talents sur tous les autres résidents, pourquoi est-ce qu'elle pense qu'il serait le premier et le seul à être imperméable à son approche ?

- Le Docteur Conway pense que je suis hyper-intuitif, il lâche de but en blanc.

Il présume qu'elle comprendra de quoi il parle. Étant donné son expérience dans les locaux, elle a dû en apprendre un rayon sur la psychiatrie.

- Ça paraît logique, elle commente simplement.

Elle n'a pas manqué à quel point il était perceptif. Il est le seul de toute sa carrière à l'avoir percée à jour. Et des fois, il sait des choses sans qu'on lui en ait parlé. Au début, elle avait pensé que c'était parce qu'il avait passé tant de temps sans voix, ce qui laisse toujours plus de place à l'observation. Mais même depuis qu'il a quitté son mutisme, il reste particulièrement au courant de ce qui se passe autour de lui.

- Non, pas tant que ça ! il proteste pourtant.

En ce qui le concerne, ce constat ne tient pas de l'évidence. Il voulait savoir ce qui n'allait pas chez lui, et il ne sait pas encore si cette réponse le satisfait.

- Er… Tu as des pressentiments que tu n'expliques pas mais ne peux pas contrôler. Et ils sont si forts qu'ils te donnent littéralement envie de mourir. Ou de ne plus vivre, peu importe, lui soumet Setsuko, sans mâcher ses mots.

Elle se rattrape sur la fin, reprenant la tournure de phrase qu'il avait utilisée par rapport à son geste, le jour où il a repris la parole. La description qu'elle vient de donner ne colle certes pas à un cas d'école d'hyper-intuition. La condition n'est quasiment jamais diagnostiquée seule, et on l'observe le plus souvent chez des calculateurs voire des manipulateurs, pas beaucoup chez des anxieux. Mais ça reste une combinaison sensée.

- Oui mais… il commence, sans oser continuer.

- Mais quoi ?

La Japonaise ne cache pas son désir de connaître la fin de cette phrase. Si elle a eu beaucoup de mal à avaler cette défaite personnelle, elle trouve en fin de compte plutôt rafraîchissant qu'un patient connaisse son secret. Elle n'a pourtant pas à prétendre en permanence, puisque le Docteur Conway ainsi que les membres du personnel les plus anciens sont tout à fait avertis de sa situation particulière. Mais elle est tout de même comme un peu moins à l'aise avec eux qu'elle ne l'est avec Caesar, pour une raison qu'elle n'a pas encore réussi à déterminer avec précision. Elle soupçonne soit leurs âges plus proches, soit leur rapport hiérarchique différent.

- Si j'ai vraiment ça, ça veut dire que j'ai raison. Ça veut dire qu'il y a vraiment un problème à la maison, il parvient à prononcer.

Le dire à haute voix ne rend cet état de fait que plus réel à ses yeux, et il n'aime pas ça. De son côté, Setsuko est un peu perdue par ce renouveau dans son inquiétude, puisque la menace ne semble pas avoir changé.

- Tu le savais déjà, non ?

- Je pense qu'une toute petite partie de moi espérait que je sois fou, c'est tout, il confesse.

Il baisse les yeux et commence à tracer du bout des doigts les contours de la cicatrice qu'il a au talon de la main droite. Elle n'est pas recouverte d'un pansement, elle. Personne n'y prête jamais attention. Elle est issue d'un bête accident, et non pas d'un geste que tout le monde cherche à expliquer. L'ironie du fait que, en le soignant, Holden Uglow lui ait demandé s'il s'était fait ça volontairement, n'échappe pas à Caesar. Il espère que l'infirmier n'a pas l'impression d'avoir raté un indice important ce jour-là.

- Okay, qu'une chose soit claire : l'hyper-intuition ne te rend pas devin. Tu peux te tromper, tirer de fausses conclusions. Si ça se trouve, ce qui t'a fait penser qu'il y a un problème vient d'autre chose, lui rappelle Setsuko, se penchant sur la table entre eux pour tenter de récupérer son attention.

Il est suffisamment grand pour que, sans ses longues mèches brunes, il aurait bien du mal à se soustraire à son regard même tête baissée.

- Tu crois pas que si elle avait pu m'assurer que tout allait bien chez moi, le Doc l'aurait fait ? il oppose à son raisonnement, sans relever le menton.

- Elle est très consciencieuse dans son travail.

C'est tout ce qu'elle a trouvé à dire. Elle est à court de meilleur argument contraire. Elle soupçonne elle aussi que c'est vrai, qu'il y a effectivement un problème chez lui et que le Doc le lui cache, mais elle aimerait qu'il ne s'y résigne pas, lui. Bon, elle sait aussi que ce qui se passe dehors ne devrait pas être sa préoccupation actuelle, mais le lui rappeler de mènerait nulle part.

- C'est marrant, elle m'a dit un truc similaire à propos de toi, Caes commente alors avec un début de sourire en coin.

Il apprécie l'effort qu'elle fait pour le rassurer même s'il est complètement inefficace. Il décide aussi de changer de sujet parce qu'après tout, son plus grand défi à partir de maintenant est d'apprendre à vivre avec l'anxiété et la frustration de ne pas savoir, et il serait idiot de retarder l'inévitable. Bon, puisqu'il s'inquiète en l'occurrence de sa famille, il a un peu l'impression de commencer un jeu vidéo par le boss de fin, mais ce qu'il faut se dire, c'est qu'au moins ça ne devrait pas pouvoir empirer par la suite.

- Vous parlez de moi pendant tes sessions ? Pourquoi ? s'étonne Sets au lieu de s'attarder sur le compliment indirect.

- À part elle, tu es la seule personne ici à m'adresser la parole. Tu t'en étais pas rendu compte ? il justifie sa mention.

Il n'aurait pas pensé que ça pourrait être une surprise. Est-ce que, occupée à papillonner de patient en patient, changeant pratiquement de peau à chaque fois, la Japonaise aurait sincèrement manqué son isolement total lorsqu'elle n'est pas avec lui ?

- Mais non ! Ça peut pas être vrai, elle proteste effectivement.

Elle fronce le nez à ce qui lui semble être une énormité, et lève les yeux vers la gauche, réfléchissant à une occasion où elle l'aurait vu interagir avec quelqu'un d'autre qu'elle et leur thérapeute commune.

- Et pourtant… il insiste doucement, amusé par sa grimace.

Il ne comprendra jamais en quoi sa faible quantité de contact humain est si choquante. Il n'est pas exactement un être social, il ne l'a jamais été, voilà tout. Avant que Jack ne décide, pour une raison qui lui échappe encore, de lui coller aux basques, il passait le plus clair de son temps tout seul. Il était entouré de monde, évidemment, mais il lui est arrivé de passer une journée de cours entière sans prononcer un mot à personne. Et ça ne l'a jamais dérangé. Et même une fois que le blondinet s'est inexplicablement entiché de lui, les gens ont continué à le caractériser comme solitaire !

- Tout le staff t'a forcément parlé à un moment ou un autre, c'est obligé, son interlocutrice raisonne tout haut.

Son regard est toujours dans un coin de son champ de vision alors qu'elle fouille dans sa mémoire pour une réalisation de sa supposition dont elle aurait été témoin.

- Pas en attendant particulièrement une réponse, non, il ne revient pas sur ce qu'il a dit, secouant doucement la tête à la négative.

Justement, l'animateur de l'atelier d'Arts Plastiques les interpelle, alors qu'il passe dans la grande salle, un chevalet sous le bras et sans s'arrêter. Il illustre sans le savoir à point nommé les dires de l'adolescent :

- Bonjour, Sets ! Bonjour, Caesar !

Le grand brun n'a pas besoin d'ajouter quoi que ce soit. Il se contente de hausser un sourcil pour faire passer l'idée qu'il l'avait bien dit. Les épaules de l'Asiatique s'affaissent alors qu'elle fait rouler ses yeux dans leur orbite. Elle est loin d'être convaincue par cette pure coïncidence. Premièrement, ses collègues sont pour la plupart des gens considérés, qui ne s'adresseraient pas régulièrement à quelqu'un sans jamais attendre de retour de sa part. Deuxièmement, personne, peu importe combien introverti, ne peut communiquer qu'avec deux autres individus pendant des semaines. Pour toute sa période de mutisme qui aurait pu les habituer à ne pas attendre de réponse, Caesar est forcément entré en contact bilatéral avec quelqu'un d'autre ici, et elle le lui prouvera. S'en suit toute une énumération de scénarios de sa part, qu'il accepte avec patience d'infirmer un à un. À vrai dire, il accueille même la distraction à bras ouverts. C'est encore mieux que les figures colorées.

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