2x04 - Chassé-croisé (5/17) - Concurrence

Une alarme stridente réveille le Docteur Bertram, endormi sur l'une des tables intelligentes de la petite pièce dans laquelle il veille sur sa jeune patiente. Le scientifique revient à lui dans un sursaut, et n'empêche ses lunettes de tomber par terre qu'à la dernière seconde, grâce à une série de mouvements aussi rapides que désordonnés, dont le succès semble d'ailleurs inespéré. Reprenant peu à peu ses esprits et se rappelant où il est, il tourne ensuite la tête vers l'origine du bip sonore à répétition.

- Non non non ! il s'exclame entre ses dents en constatant la cause du signal d'alerte.

Tout en tentant machinalement et en vain de rajuster le col de sa blouse qui a pris un mauvais pli pendant son sommeil et le gêne, il quitte son siège et se précipite vers la grande cuve cylindrique transparente dans laquelle est installée Mae. De sa main libre, il pianote frénétiquement sur l'écran de contrôle de l'environnement dans lequel la jeune fille est immergée, afin de déterminer la source du problème.

L'adolescente, bien que toujours inconsciente et parée des mêmes capteurs qu'à son arrivée, n'est plus sur la table d'examen sur laquelle elle était allongée il y a une semaine à peine. Elle baigne à présent dans un liquide translucide, faiblement teinté d'une couleur à mi-chemin entre le jaune et le vert. Les deux faces circulaires du cylindre qui la renferme clignotent d'une couleur changeante selon une séquence complexe mais régulière, l'illuminant par intermittence d'une atmosphère sans cesse différente. Pour lui permettre de respirer dans ce milieu aquatique, un masque recouvre sa bouche et son nez.

D'après l'allure erratique des graphiques dynamiques qui s'affichent sur les moniteurs de la pièce, elle est en détresse, aussi bien respiratoire que cardiaque. Bientôt, tout son corps est parcouru de violents spasmes, son dos s'arquant sous le coup des convulsions, ses membres s'agitant dans tous les sens. Paniqué, semblant avoir déterminé la cause de ces alarmants symptômes mais étant malgré tout bien incapable de les pallier, son gardien vient alors plaquer ses deux paumes sur la vitre concave.

- Écoute-moi bien, Princesse : quoi que tu fasses, tu ne peux pas te réveiller. Tu m'entends ? Pas maintenant. S'il te plaît, je t'en supplie, ne te réveille pas. Tu ne peux pas. Tu ne veux pas… il lui souffle, fixant son visage endormi, tout auréolé de ses courtes mèches blondes qui flottent comme en apesanteur dans la solution non-identifiée qui remplit la cuve.

Mae ne peut pas l'entendre. Elle est sous sédatif, dans un milieu qui conduit très mal les ondes sonores, derrière 5 centimètres de verre thermorésistant. Et pourtant, petit à petit, ses contorsions se font peu à peu moins marquées, et ses rythmes vitaux reviennent progressivement à la normale. Ses yeux s'agitent encore un moment sous ses paupières closes avant que sa crise ne soit tout à fait terminée, sans plus d'explication qu'elle a commencé.

- Merci, murmure le scientifique à la paroi transparente, y accolant son front à présent, soulagé.

Il n'aime pas ce protocole expérimental. Il ne l'a jamais aimé. Il n'est pas d'accord avec la théorie, et la pratique n'a jamais abouti à quoi que ce soit. Mais ce que le Docteur Vurt veut, elle obtient, alors quand elle lui a ordonné d'y soumettre la jeune fille, il s'est exécuté, comme il le fait depuis toujours. Il n'y trouve cependant aucune satisfaction et n'en tire aucune fierté.

- Est-ce que c'est une alarme, que je viens d'entendre ?

La même collègue que Bertram a réprimandée le jour de l'arrivée de l'adolescente vient de faire irruption dans la pièce. Il se détache de la cuve et se retourne pour la découvrir, bras croisés, à la toiser avec un sourire narquois aux lèvres depuis le seuil.

- Ça ne te regarde pas. C'est ma patiente, pas la tienne, il lui crache sèchement, la foudroyant de son regard azuré.

La jeune femme essaye de faire bonne figure, mais le léger vacillement de son équilibre trahit sa lutte contre une envie de faire un pas en arrière. Elle garde malgré tout le menton haut.

- Relax, Bert' ! Il va rien t'arriver. Elle a déjà survécu plus longtemps que la plupart des sujets du projet Regent, à ce qu'on raconte.

En leur retirant l'intonation mesquine et le contexte tendu, ces mots auraient peut-être une chance de passer pour apaisants. Il s'agit cependant clairement d'une annonce à peine voilée qu'elle prend sa réaction défensive pour de la crainte. Il aurait de quoi avoir peur, après tout. Leur patronne ne tolère pas l'échec. Et bien sûr, au lieu de chercher à lui remonter le moral face à des conditions difficiles dans lesquelles ils évoluent tous les deux, sa visiteuse préfère essayer de lui tirer dans les pattes. Logique. Il n'est pas surpris.

Continuant dans sa lancée provocatrice, l'indésirable se hisse même ensuite sur la pointe des pieds pour jeter un œil à l'adolescente par-dessus l'épaule de son collègue. Sa curiosité malsaine le dégoûte. Si elle connaît le nom du programme auquel est soumis la jeune fille, ce n'est pas son esprit scientifique qui la pousse à s'intéresser à son cas, mais bel et bien une fascination macabre. Il voudrait s'interposer. Il lui suffirait d'un pas sur le côté pour entièrement couper son champ de vision. Mais ce serait lui donner trop de satisfaction. Il ne peut pas lui laisser croire qu'elle l'affecte. Il n'a jamais laissé croire à qui que ce soit que c'était le cas, et aussi pernicieuse soit-elle, elle est malgré tout loin d'être la personne la plus insidieuse qu'il a jamais rencontrée.

- Je ne prête pas attention aux bruits de couloir, il déclare simplement en se détournant, rajustant rageusement ses lunettes sur son nez.

Il n'a pas peur. Pas pour lui-même, en tous cas. Ce n'est pas pour ça qu'il adopte une attitude territoriale. Mais il n'a aucune envie d'aborder ce sujet, surtout avec celle qui s'adresse actuellement à lui. Non pas qu'il ait envie d'aborder quelque sujet que ce soit avec elle. Ou quiconque, d'ailleurs.

- Encore faudrait-il que tu parles à quelqu'un… grince justement l'intruse à demi voix, sarcastique.

Pour se donner un air innocent, elle regarde le plafond. Il choisit de faire comme s'il n'avait pas entendu cette remarque qui se veut désobligeante. Il n'en perçoit même pas l'insulte.

- Tu voulais quelque chose ? il lui demande alors.

- À part ta place ? Non, elle répond avec candeur, plantant son regard droit dans le sien, effrontée.

Elle se montre bien plus insolente que lors de leur précédente entrevue. Sans doute une conséquence du fait qu'il se soit vu exclusivement assigner le traitement de la gamine. Ça n'a échappé à personne dans le laboratoire que cette fille est importante pour leur directrice. Que ce soit l'un des chercheurs les moins appréciés de l'équipe qui l'ait à charge n'est pas au goût de tout le monde. On ne peut pas dire que jusqu'ici les efforts pour travailler ensemble aient été remarquables, mais les jalousies n'ont fait qu'enfler depuis l'officialisation de la situation, au point de ne pratiquement plus être masquées.

- Tu n'as rien à m'envier, Bertram lui affirme, nullement intimidé.

Elle laisse échapper un petit ricanement incrédule.

- Tout le monde sait que les originels sont favorisés, elle lui lance, l'air amer à ce propos.

- Si tu permets, j'ai du travail. Et tu en as sûrement aussi, il tente de couper court à la conversation.

Non seulement il sait qu'il ne pourra jamais lui faire entendre raison sur ce sujet, mais en plus, il ne voit pas ce que ça lui apporterait de toute manière. Il se fiche bien des états d'âmes de ses collègues. Ils ne sont pas là pour être amis. Ils sont ici pour répondre aux demandes faites par le Docteur Vurt. Son interlocutrice devrait en avoir conscience, puisque contrairement à lui, elle s'est portée volontaire pour être ici. Il se demande si elle a seulement la créativité suffisante pour s'imaginer tout ce qu'il a traversé pour en arriver là où il est, pour être ce qu'elle appelle un "originel", et qu'elle semble tant envier. Elle ne survivrait pas à une seule année dans ses baskets, même en choisissant la plus paisible. Elle ne peut pas se rendre compte de ce qu'elle dit, tout simplement.

- Tu prépares déjà la phase deux pour Mercredi, huh ? Ambitieux. Tu penses vraiment qu'elle va tenir jusque-là ? la jeune femme le provoque au lieu de s'en aller.

Elle a une expression mauvaise sur le visage, comme si elle n'attendait qu'une seule chose, c'est qu'il échoue. Sauf que, si elle s'est renseignée sur le protocole Regent, elle connaît les conséquences d'un échec, ce qui rend sa volonté d'autant plus répulsive.

- Dehors ! il lui ordonne finalement, sans même hausser le ton, las de sa présence.

Cette fois, sa collègue obtempère, sans rien ajouter ni se retourner à la dernière minute comme lors de leur dernière conversation. Dans le fond, elle n'a plus aucun intérêt à prouver quoi que ce soit ici. C'est trop tard. Vurt n'est pas le genre de personne à revenir sur ses décisions, ni à récompenser un esprit de compétition nuisible à l'avancée de ses projets. Bertram ne sera pas puni lorsque la gamine mourra très certainement, dans les prochains jours, parce qu'elle a déjà survécu plus longtemps qu'elle n'aurait dû. Mais interférer avec une expérience, même vouée à l'échec, est en revanche tout à fait passable de châtiment. Et qui veut encourir les foudres de Vurt ? Elle est capable de commanditer l'enlèvement d'une môme pour se venger ; sa subalterne la craint au moins autant qu'elle l'admire.

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