2x04 - Chassé-croisé (4/17) - Longueurs d'onde

En milieu de matinée, entre ses deux tournées de distribution de boissons chaudes, et après avoir partagé son évaluation de leurs suspects avec un duo d'inspecteurs, Iz rejoint Sam à son bureau. Une main sur la tête de son chien assis à côté de lui, son menton en appui sur l'autre, il est absorbé par la lecture d'un document affiché sous ses yeux. La jeune femme reste un instant attendrie par son air concentré, avant de se reprendre et d'oser l'interrompre :

- Hey. Où est ta partenaire ? elle l'interpelle doucement, lui faisant lever la tête et froncer les sourcils.

- Il doit être chez lui. Il devait revenir de chez sa sœur hier soir, Sam répond machinalement.

Il ne voit pas trop ce que la localisation de Randers pourrait bien apporter à son interlocutrice à cet instant précis, ni même en quoi elle a besoin de lui pour l'obtenir, mais il ne voit pas non plus de raison de ne pas la lui transmettre.

Maudissant intérieurement les pronoms possessifs de sa langue maternelle pour ne pas faire la distinction entre le féminin et le masculin, la brunette souffle par le nez.

- Je voulais dire ta partenaire actuelle, elle précise son propos, se retenant de sourire trop largement au qui pro quo.

D'un mouvement de la tête, elle désigne à Sam le bureau vide qu'ils ont tous les deux sous les yeux. Avec une exclamation silencieuse, le bouche en O, il resitue alors enfin de qui il est réellement question. Il a encore du mal à considérer Fred comme sa partenaire. Ils travaillent presque plus en dépit l'un de l'autre qu'ensemble. Ils sont assis l'un en face de l'autre, et ils planchent sur les mêmes dossiers, mais ils ont plus l'impression de coopérer avec une autre brigade que de former un duo véritable. Ça fonctionne, mais c'est loin d'être orthodoxe.

- Oh. Insley était là tout à l'heure. Et puis, à un moment donné elle est devenue très rouge et a commencé à pianoter comme une folle. Et finalement elle est partie aux archives, d'après ce que j'ai compris, il répond correctement, cette fois.

- Aux archives ? Qu'est-ce qu'elle irait faire là-bas ? relève Iz, perplexe à son tour.

Ils n'ont pas eu de nouvelle affaire, comme en témoigne la révision des protocoles par Sam, ce qu'il remet usuellement indéfiniment au plus tard possible, à l'instar de tous ses collègues. (Aussi paradoxal cela puisse paraître, la plupart des enquêteurs sont plus instinctifs que procéduriers.) Mais alors, pourquoi est-ce que la petite nouvelle de la brigade des Homicides irait fouiner aux archives ? D'autant que c'est plus un endroit physique par principe qu'autre chose, un peu comme les bibliothèques. Si c'est un mensonge, elle aurait largement pu trouver plus crédible. Mais si c'est la vérité, c'est vraiment très étrange.

- Tant qu'elle reste hors de mon chemin, je reste hors du sien. Qu'est-ce que tu lui veux ? commente platement le maître-chien.

Il n'en sait pas plus à propos des activités de Fred, et ça ne le préoccupe pas particulièrement. S'il veut qu'elle lui lâche les basques, il n'a pas l'intention de se mettre aux siennes. En revanche, il commence à se questionner sur les raisons derrière ces incongrues interrogations au sujet de la bleue de la part de la profileuse.

- J'ai une bonne nouvelle pour elle. Pour vous deux, en fait, commence alors à s'expliquer Iz.

- Ah oui ?

Intéressé, il se recule dans son siège pour mieux lui accorder toute son attention. Délaissé, Sing se couche, sa grosse tête sur ses pattes.

- Je t'ai obtenu l'affaire, annonce tout simplement la jolie brune.

Elle a ce petit sourire de fierté dissimulée aux lèvres, qu'elle a notamment à chaque fois qu'elle dévoile les résultats d'une de ses analyses. Habituellement, c'est une expression que Sam apprécie particulièrement. Mais là, il marque un temps d'arrêt à cette annonce. Il ne comprend pas tout de suite où elle veut en venir. Ou plutôt, il a peur de comprendre.

- Pardon ?

- L'enquête sur l'enlèvement de Mae. Tu es officiellement sur l'affaire, précise sa compagne.

- Quoi ?! Tu peux pas prendre le dossier aux Personnes Disparues ! il s'alarme immédiatement.

- Tout doux ! Je ne leur ai rien pris du tout. J'ai juste fait en sorte que tu n'aies plus à prétendre que tu ne creuses pas de ton côté, puisque de toute manière je ne vois pas qui pourrait t'en empêcher, Iz tempère sa panique sans tarder, ni se départir de son propre calme.

Quelque part, que ce soit de ce point qu'il s'inquiète en premier la rassure. Si elle doit bien constater qu'il va être impossible de le tenir complètement à l'écart de l'enquête, d'après son comportement depuis les faits, elle est contente qu'il ne saute pas sur une potentielle occasion de devenir un loup solitaire. Qu'il conserve de l'estime pour ses collègues et souhaite se reposer sur leur expertise est bon signe, selon elle.

De son côté, il plisse les yeux, songeur. Il n'arrive pas à déterminer si ce développement pourrait lui poser problème. Le risque qu'on apprenne qu'il en sait plus qu'il ne l'a avoué ne devrait pas se retrouver augmenté, puisque comme Iz vient de le dire, il allait creuser de toute manière, et ce n'est pas comme si qui que ce soit l'ignorait réellement. Ça ne devrait pas changer grand-chose, donc, si ce n'est lui retirer le besoin de faire vaguement du théâtre de temps en temps. Ça peut aussi lui permettre de clouer le bec à Insley sur la question, ce qui est déjà plus intéressant.

Ce n'est que dans un second temps qu'il se rend compte de l'une des implications de ce que vient de lui annoncer sa dulcinée. Une implication qui n'a rien à voir avec lui. Une grimace compatissante s'affiche alors sur son visage :

- Ça veut dire que tu es allée voir le Capitaine… Ça s'est passé comment ? il demande.

C'est une expérience que personne n'apprécie. Ce n'est pas tellement que leur Capitaine soit une personne particulièrement désagréable, mais lorsqu'on se retrouve dans son bureau, ce n'est qu'exceptionnellement pour une bonne chose. Ou bien on y est convoqué parce qu'on a commis une erreur, ou bien on s'y rend pour effectuer une demande délicate. Et aucune de ces situations n'est confortable.

Effectivement, Iz grimace au souvenir, avant de confirmer par sa réponse que l'entrevue n'a pas été des plus plaisantes :

- Elle a fini par entendre la validité de mes arguments… après avoir insulté mon intégrité professionnelle en m'accusant de faire cette demande pour des raisons personnelles.

Aucun métier n'est facile, aucune relation hiérarchique n'est parfaite, mais il y a quand même des accusations plus dures à encaisser que d'autres. On peut se tromper, faire une erreur, oublier quelque chose, manquer d'expérience ou d'éléments, voire être sincèrement en limite de capacités et de compétences ; ce sont des choses qui s'admettent, se reconnaissent, s'acceptent. Mais quand c'est notre raisonnement en lui-même qui est remis en question, notre honnêteté, forcément, c'est plus difficile à entendre. La profileuse estime cependant s'être défendue dignement, et avoir eu gain de cause en bonne et due forme.

- Elle a dû en avoir pour son compte, sachant qu'à la base, je croyais que justement tu ne voulais pas que je sois sur l'affaire, se permet de lui rappeler Sam, lui aussi un peu perdu quant à ses motivations pour lui avoir rendu ce service.

Ce sont justement ses objections qui avaient achevé de le dissuader de solliciter lui-même le dossier en premier lieu. Sachant qu'il ne pouvait pas faire part de ce qu'il sait sur l'enlèvement à ses collègues, sous peine de mettre encore plus de monde en danger que ce n'est déjà le cas, il a hésité à déposer une requête officielle. Et ce sont les craintes d'Iz de l'état dans lequel il pourrait se retrouver selon les diverses conclusions possibles de l'investigation qui avaient fini par faire pencher la balance. Malgré son discours à Fred, et sa participation aux recherches en dépit des contre-indications, Sam sait que son comportement actuel n'est pas le plus raisonnable qu'il ait jamais eu. Mais apparemment, son Capitaine n'en est pas si sûre, elle. Et sa compagne non plus, en fin de compte ?

- C'est toujours le cas. Mais c'est ta nièce, ce n'est pas comme si tu allais t'arrêter de la chercher quoi qu'il advienne. Et même si ça terminait mal, tu t'en voudrais encore plus d'être resté à l'écart que d'avoir été impliqué, explique sa dulcinée.

Aussi incroyable cela puisse-t-il paraître, elle est tout à fait capable de voir la situation sous plusieurs angles. C'est justement ce qu'elle a exposé à leur supérieur hiérarchique à tous les deux, quelques jours plus tôt. Il est clair que toute sa préparation avant cet entretien n'a pas été de trop, car la femme en charge de la brigade n'a pas commencé la conversation dans une posture particulièrement ouverte.

- Merci, il murmure simplement.

Il ne pense pas qu'il serait capable d'un tel compromis, si les rôles étaient inversés. Il serait sûrement trop têtu pour la laisser s'engager dans une voie de laquelle il l'a mise en garde, même s'il était conscient de ne pas réellement avoir les moyens de l'en empêcher. Alors, il laisse sa reconnaissance passer par ses yeux dans les siens, et son hochement de tête. Son regard bleu est si intense qu'Iz doit se détourner. Elle commence à savoir quand est-ce qu'il est préférable pour ses prises de décisions de ne pas se laisser influencer par le message qu'il cache dans le persan de ses iris.

- Et je pense aussi que personne n'est mieux placé que toi pour la trouver, elle se contente d'ajouter, le prenant au dépourvu.

- Qu'est-ce que ça veut dire, ça ? il relève, penchant la tête sur le côté dans sa confusion.

Sentant l'étonnement dans sa voix, son chien l'imite.

- Que tu avais raison. J'agissais bizarrement ce week-end ; je ne voulais pas te parler de la demande que je préparais pour ne pas te donner de faux espoirs. Mais toi aussi, il y a quelque chose que tu ne me dis pas, elle fait référence à ses suspicions de la fin de semaine passée, qu'elle avait réfutées sur le moment, pour les raisons qu'elle vient de citer.

Elle a vraiment eu du mal à ne rien lui laisser savoir de ce qu'elle fabriquait, que ce soit avant ou après avoir vu le Capitaine, aussi bien parce qu'elle n'est pas excellente cachottière qu'il est lui-même plutôt intuitif. Mais elle tenait vraiment à attendre de connaître le résultat avant de lui en parler, et elle ne regrette pas sa décision. Tenir sa langue tout le week-end n'a, par moment, pas été aisé, mais puisqu'elle passe le plus clair de leur temps libre ensemble à faire en sorte qu'il pense à autre chose, elle s'en est bien sortie.

Sam fronce imperceptiblement les sourcils. Il se souvient avoir tiqué sur quelques attitudes vaguement atypiques de la part de la jeune femme, oui, mais en les circonstances, qui n'est pas perturbé autour de lui ? Alors, il n'avait pas insisté. Et il avait eu raison, puisque ce n'était rien de grave qu'elle dissimulait. En revanche, il est bien incapable de déterminer ce qui pourrait lui faire penser qu'il en sait plus qu'il ne le dit. Et il s'efforce aussi de ne pas lui laisser voir qu'elle voit juste. Il n'a jamais eu aucun doute sur sa perspicacité, mais il est tout de même pris de court en l'occurrence.

- Qu'est-ce qui te fait penser ça ? il s'étonne, s'humectant les lèvres dans son embarras.

- Sam, je suis profileuse. Et je pense pouvoir dire que je commence à assez bien te connaître. Tu es très bon acteur, je te l'accorde, mais il y a plus que la simple absence de Mae qui te travaille, je le vois bien, la jeune femme expose son raisonnement sans estimer avoir besoin d'entrer dans les détails.

Elle n'est même pas en train de l'accuser de quoi que ce soit. Son ton est factuel. C'est quelque chose qu'elle a observé et accepté comme tel. En tous cas pour le moment. C'était subtil, au début. Elle avait mis ses vagues défilades et menues incohérences sur le compte de l'inquiétude, mais elle se dit aujourd'hui que c'est un peu plus que ça. Sans arriver à discerner quoi, bien sûr.

- Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? il répond alors, posant autant ses cartes sur la table qu'il peut se le permettre, c'est-à-dire pas beaucoup.

Il baisse les yeux un instant. Il n'apprécie pas d'être surpris dans un mensonge, en quelque sorte, et surtout par elle. Ce qu'elle lui a caché, elle ne lui a pas caché longtemps, et c'était pour l'aider, au final. Il sait qu'il la protège, en ne la mêlant pas aux affaires d'Alek, mais la justification lui paraît tout de même moins directe, moins légitime.

- Rien. Pour le moment, je choisis de te faire confiance pour avoir de bonnes raisons de garder certaines choses pour toi, elle lui accorde, d'une clémence de reine.

Elle n'est pas exactement ravie de la situation, mais elle s'efforce de se montrer indulgente et objective. Quel que soit son passé tumultueux avec la gent féminine, ou ses difficultés à travailler en équipe parfois, Sam ne lui a jamais donné aucune raison de douter de ses intentions. Elle ne serait pas avec lui si c'était le cas. C'est pourquoi elle ne le confronte que maintenant à propos de ces petits changements qu'elle a notés dans son comportement depuis l'enlèvement, et sans le forcer à parler. Elle se dit juste que c'est plus transparent de sa part de lui faire savoir qu'elle voit bien qu'il se passe quelque chose, même sans exiger qu'il ne se dévoile.

Malgré les pincettes employées, il perçoit tout de même l'ultimatum sous-entendu par le complément circonstanciel de temps qu'elle a utilisé.

- Jusqu'à quand ?

- Jusqu'à ce que tu me mentes droit dans les yeux, au lieu de simplement danser autour du sujet, répond Iz.

Sa frustration qu'il la tienne à l'écart transpire à peine dans son intonation.

- Okay, il valide simplement, sachant qu'ajouter autre chose ne ferait sans doute que la contrarier.

Il aimerait avoir mieux à lui offrir. Il aimerait avoir le courage de l'entraîner dans une pièce isolée, tout lui expliquer, depuis l'accident d'Alek qui n'en était pas vraiment un, l'origine du coma de la sœur de Jena et de celui de Rob, et la chute de DeinoGene. Mais toutes les conclusions qu'il envisage à un tel scénario sont mauvaises. Elle pourrait les dénoncer, sciemment ou par erreur. Elle pourrait lui en vouloir de l'entraîner dans une telle affaire, ou même lui en vouloir d'avoir lui-même accepté d'y être complice en premier lieu. Elle pourrait être mise en danger par sa connaissance de la situation, que ce soit parce que DG les surveillent de plus près qu'ils ne le croient ou tout bonnement dans l'éventualité où ils se feraient prendre. Pour le moment, elle n'est pas impliquée. Même s'ils se plantent, qu'ils sont tous arrêtés pour haute trahison et Mae exécutée, elle ne sera pas atteinte. Et bêtement, il n'arrive pas à considérer que lui dire la vérité serait un plus grand geste d'affection que de la garder en sécurité. Il avait bien dit qu'il ne serait pas autant empli d'abnégation qu'elle, à sa place. Il n'est pas fier que ça se confirme, mais il n'empêche que c'est le cas.

- Juste pour ta gouverne, je ne suis ni fragile, ni un boulet. Ce que tu ne me dis pas a intérêt à être franchement accablant, Iz ajoute en guise de conclusion, baissant d'un ton et se penchant légèrement vers lui, presque menaçante.

Elle affronte son regard encore quelques longues secondes, lui laissant une dernière opportunité de décider de se confier à elle maintenant, avant de se détourner, voyant qu'il n'en a pas l'intention. Elle n'est pas fâchée, elle ne veut pas le forcer, et elle compte bien se tenir à cette résolution, mais elle ne pense pas qu'elle en serait capable si elle continuait à le fixer comme ça. Elle se doute bien qu'il ne lui dit pas tout, personne ne peut jamais tout dire, et même si ce qui le travaille en le cas présent semble important, ce ne serait pas juste de sa part d'obtenir la vérité sous la contrainte. Sauf qu'être consciente de tout ça ne l'aide pas spécialement à se sentir moins rejetée. Bien que ce soit en partie son cœur de métier, elle n'est malheureusement pas imperméable à l'irrationalité des émotions.

Sam la regarde retourner à ses occupations habituelles avec un long soupir, en faisant jouer sa mâchoire inférieure. À cet instant précis, il regretterait presque le temps où il pouvait simplement admirer ses formes dans sa jupe fendue, sans spécifiquement s'inquiéter de ce qui pouvait bien se passer dans sa vie. Ou même ne serait-ce que l'époque où il ne ressentait pas ce besoin viscéral de lui rendre des comptes, parce qu'ils n'étaient que des collègues qui prenaient le café ensemble, de temps en temps. Jusqu'ici, puisqu'il a gardé tout ce qu'il sait à propos de DeinoGene un secret pour la totalité de son entourage, il ne s'était pas attardé sur le fait d'avoir à maintenir Iz dans l'ombre en particulier. Qu'elle soupçonne quelque chose le met cependant face au problème, et il aurait préféré ne jamais y être confronté, dans ce contexte comme un autre d'ailleurs. Il se dit que non seulement il ne mérite pas une femme comme elle, mais elle mérite en ce qui la concerne sans doute mieux qu'un homme comme lui.

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