2x04 - Chassé-croisé (3/17) - Figures parentales

Aleksander interrompt sa lecture du journal sur la table de la cuisine lorsque quelqu'un sonne. Il va ouvrir, et Ann apparaît derrière la porte, un gigantesque sourire aux lèvres, brandissant fièrement une bouteille isotherme. L'ingénieur ne sait pas comment la jeune femme fait pour rester aussi radieuse en les circonstances pourtant sombres de leur collaboration, mais il n'est pas mécontent d'avoir cette influence positive à ses côtés. Il sait aussi qu'elle pourrait tout à fait entrer sans sonner et s'astreint à ce rituel uniquement pour le pousser à mettre le nez dehors, même si ce n'est que de quelques centimètres. Une intention dont il lui est également reconnaissant.

- Je viens avec une offrande de café, lui annonce solennellement la pirate, avec quelques haussements de sourcils enthousiastes.

- Comme toujours, il lui rappelle que ça n'a rien d'inhabituel.

- Techniquement, c'est une addiction, elle se défend avec espièglerie, abaissant son précieux chargement.

- Entre, il l'invite, s'écartant de son passage.

Alors qu'elle pénètre dans la maison, Markus descend justement les escaliers. L'étudiant s'arrête quelques marches avant le rez-de-chaussée, considérant les deux adultes dans le hall.

Bien qu'une semaine se soit écoulée depuis que Jena lui a révélé ses véritables activités, et qu'il a découvert que non seulement son père mais aussi son oncle soupçonnaient déjà quelque chose à ce sujet depuis un certain temps, le jeune homme ne s'est pas encore réconcilié avec ses deux figures parentales. Sam est venu parler de son entretien crépusculaire avec la jeune femme à son frère, pour le tenir informer de ce qu'elle semblait préparer, et l'ingénieur lui a alors suggéré d'en toucher deux mots à Markus. Si un peu moins agressif, le résultat n'a malheureusement pas été beaucoup plus probant avec l'oncle qu'il ne l'avait été avec le père. Le futur médecin a encore du mal à digérer d'avoir été ainsi gardé dans le noir par ses proches.

- Hey, Papa. Mrs. Kampbell, il salue tout de même poliment.

- Markus, lui répond son géniteur, avec un sourire bienveillant.

- Salut, se contente d'offrir Ann, faisant profil bas au milieu de ce conflit familial.

Elle lui a déjà offert de l'appeler par son prénom - puisque se faire interpeler par son état civil lui rappelle beaucoup trop un formulaire administratif, ce dont elle n'est pour des raisons évidentes pas particulièrement friande - mais elle n'ose pas insister. L'étudiant ne semble pas entretenir d'animosité particulière à son égard, mais autant ne pas abuser de sa tolérance. Il a d'autre chats à fouetter que de chercher à faire ami-ami avec une mystérieuse hackeuse alternative, sortie de nulle part pour donner un coup de main à son père pour retrouver sa sœur, kidnappée par un laboratoire clandestin. La jeune femme s'estime déjà heureuse qu'il ne se soit pas opposé à sa participation par principe.

- Je… vais en cours, annonce ensuite le jeune homme, achevant de descendre les dernières marches.

- D'accord. Passe une bonne journée, lui souhaite Alek.

Il ne veut pas le forcer à parler s'il n'en a pas envie, mais ça lui manque tout de même cruellement. Il est le dernier de ses enfants qu'il ait encore à portée. Et comment expliquer cette situation à la psychiatre avec qui il a la chance de pouvoir s'entretenir ? Il peut difficilement faire part au Docteur Conway de choses dont il n'a pas parlé à la Police. Même en faisant confiance au secret médical, ça n'amènerait que de nouveaux ennuis. Ce dont ils ont déjà pléthore. Markus est d'ailleurs dans la même impasse avec la thérapeute. Il a évoqué une dispute avec sa petite amie, mais il n'a pas la liberté d'entrer dans plus de détails, ce qui limite le champ d'action de la professionnelle, aussi compétente soit-elle.

- Vous aussi, répond rapidement Mark, avant de les contourner et disparaître au dehors, la porte se refermant derrière lui à défaut de s'être refermée derrière Ann.

Le père de famille baisse la tête et ferme les yeux, triste. Il a beau comprendre la réaction de son fils, et savoir que lui laisser tout l'espace dont il a besoin est la seule marche à suivre, ça ne veut pas dire que c'est facile pour lui pour autant. Comme si deux enfants manquants sur trois n'était pas une situation assez accablante.

- Est-ce que ça s'en va un jour ? l'interroge tout à coup la jeune femme à côté de lui, récupérant son attention.

Il s'arrache à la contemplation du vide aussi bien concret que métaphorique laissé par son fils aîné, et la considère avec incompréhension :

- De quoi tu parles ? il lui demande de préciser son propos.

- De cette inquiétude constante. Il a 23 ans. Il pourrait vivre seul. Et pourtant…

Elle laisse sa phrase en suspens, se contentant de désigner sa posture dépitée en le toisant de la tête aux pieds et des pieds à la tête. Il n'a pas fière allure. Il a de quoi, mais elle pensait qu'avec tout ce qui se passe avec les deux cadets, les états d'âme du plus âgé pourraient peut-être passer au second plan.

- Est-ce que tu penses à avoir des enfants ?! en déduit Alek avec surprise.

Ses yeux s'écarquillent. Il ne s'était pas du tout attendu à une telle ligne de questionnement de la part de la pirate. Elle parle souvent de son mari, mais ça s'arrête là. Leur couple est visiblement encore trop jeune pour qu'ils en soient à considérer l'idée de famille. Jusqu'à maintenant ?

- On a déjà évoqué l'idée, avec Jasper. On ferait des bébés franchement mignons. Mais on n'est pas exactement sédentaires, alors la logistique ne sera pas évidente, elle répond sans complexe.

Comme toujours, elle ne cherche pas à cacher ses intentions. Pour une hors-la-loi spécialiste des opérations les plus clandestines, Alek doit bien lui accorder la franchise comme qualité. Elle n'a esquivé aucune des questions qu'il a été amené à lui poser ces derniers jours, et elle n'a jamais lésiné non plus sur le moindre détail de ses histoires de chasse qu'elle a déjà eu l'occasion de lui raconter. Il se demande même si, si elle venait à être rattrapée par les forces de l'ordre, elle chercherait seulement à nier les accusations. Il a juste encore du mal à décider si ça la rend plus honorable que prétentieuse.

- Vous devriez le faire, il l'encourage vis-à-vis de son envie de famille, hochant la tête.

- Tu n'as pas répondu à ma question, elle lui fait remarquer, plissant les yeux, à la fois perspicace et suspicieuse.

- Non, ça ne s'en va pas. Quoi qu'ils fassent, quel que soit leur âge, on s'inquiète toujours. Mais ça en vaut la peine, il lui apprend, retrouvant un peu le sourire à cette idée.

Il a créé de nouvelles personnes à aimer avec une personne qu'il aimait déjà. Il conçoit que ce ne soit pas pour tout le monde, mais il n'a absolument aucun regret d'avoir emprunté cette voie avec Angie. Même s'il ne l'avait pas perdue, il continuerait à trouver l'existence de sa progéniture fabuleuse.

- Même quand ils se font enlevés par une crypto-organisation sans scrupule ?

En dépit de l'air un rien béat de son interlocuteur, Ann n'est pas tout à fait convaincue. Elle se demande quel genre de satisfaction peut valoir toute cette torture psychologique qu'il est apparent qu'Aleksander endure en ce moment. Elle sait que la majorité des familles ne traversent pas de telles épreuves, mais elle se doute aussi que ce sera probablement le cas de la sienne, avec la vie qu'elle mène. Et elle ne sait pas si les platitudes habituelles sur les enfants sont toujours valables dans ces conditions.

- Dans ces cas-là, on se retrouve simplement à remuer ciel et terre comme on ne s'en savait pas capable. Comme je l'ai dit : ça en vaut la peine, le père confirme cependant son opinion sans la moindre hésitation.

La jeune femme scrute un moment son visage, considérant ce qu'il vient de dire. Il est peut-être juste beaucoup plus courageux que la plupart des gens, voilà tout. Est-ce qu'elle pourra être aussi brave, aussi vaillante face à l'adversité, lorsqu'elle s'abattra sur ses futurs descendants ? Est-ce qu'elle se sent prête à affronter tout ça ? Tout le monde connaît la légende de la mère qui peut soulever une carcasse de voiture pour sauver son bébé, mais en admettant que ce soit vrai, ça paraît plus être une prouesse passagère qu'un super-pouvoir permanent.

- Juste pour que les choses soient claires, si j'ai un fils un jour, il ne sera pas appelé quelque forme d'Alec que ce soit, elle choisit finalement de plaisanter, pour détendre l'atmosphère soudain trop sérieuse à son goût.

L'ingénieur pouffe à cet étrange bond de logique, ce qui était indéniablement l'effet escompté. Ann lui donne régulièrement l'étonnamment nette impression d'avoir su conserver en elle son âme d'enfant. Ça ne dure jamais bien longtemps, l'ombre d'un souvenir violent dans son regard ou sa façon d'exercer ses compétences ne pouvant laisser place au doute quant à sa maturité réelle, mais ces moments surviennent néanmoins, et le laisse à chaque fois désarmé. Secouant la tête, il se détourne de là où ils sont pour ouvrir la marche en direction de son laboratoire, où ils s'installent en général pour travailler. Elle dépose sa veste en cuir sur un crochet, puis lui emboîte le pas, sa gourde de café toujours en main.

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