2x04 - Chassé-croisé (2/17) - Veille

Lorsqu'Ellen descend du bus scolaire qui la dépose comme chaque matin devant son lycée, elle pense halluciner en découvrant une silhouette familière près du grand portail. Car cette silhouette a beau lui être familière, elle ne pensait pourtant pas spécialement la revoir. Mains dans les poches de son habituel costume noir et blanc, tranquillement debout sous un arbre, Strauss observe les élèves qui font petit à petit leur entrée dans l'établissement. Il récolte quelques regards curieux, personne n'ayant oublié son visage ni qu'il ne fait techniquement plus partie de leur équipe enseignante, mais il ne s'en formalise pas le moins du monde. Il semble occupé à scanner la foule, probablement à la recherche de quelqu'un en particulier, et qu'il n'a de toute évidence pas trouvé jusqu'ici.

Contrairement à ses collègues, l'incrédulité de l'adolescente à bonnet est trop forte pour qu'elle résiste à s'approcher de son ancien professeur de Mathématiques, elle. D'autant que Nels n'est pas là pour tempérer son audace.

- Mr. Strauss ?

- Ellen. Bonjour, il la salue, un sourire aux lèvres lorsqu'il se retourne vers elle.

Ce n'est pas elle qu'il cherchait, mais elle pourrait tout de même lui être utile.

- Est-ce que vous revenez à Walter Payton ? elle demande, à la fois pleine d'espoir et ne se faisant pas trop d'illusions.

Même s'il remplaçait à nouveau un prof de Maths, quelles seraient les chances que ce soit encore Mrs. Hemmerson ?

- Pas pour le moment, non, le grand brun écrase en effet toutes ses espérances.

Il affiche néanmoins un sourire indulgent à la mine déçue qu'elle n'arrive pas à réprimer. Même si c'était une activité secondaire, un simple support pour avoir accès au lycée sans éveiller trop de soupçons, il a grandement apprécié enseigner. Les adolescents sont une sous-partie de la population humaine pour le moins intéressante. Ils se situent juste au bord de l'âge adulte, presque entièrement opérationnels mais pas encore tout à fait, et de ce fait, ils subissent une étrange dissonance entre leur mental et leur biologie. Ils illustrent en fin de compte très bien un phénomène qui fait défaut aux Homiens, puisqu'en ce qui les concerne leur évolution individuelle peut plutôt être qualifiée d'unidirectionnelle et unidimensionnelle, au lieu d'aussi complexe que celle des Terriens. Et forcément, tout ce dont il ne peut pas faire l'expérience est d'autant plus fascinant pour le Diplomate venu d'ailleurs.

- Qu'est-ce qui vous amène, alors ? enchaîne Ellen.

Sa curiosité à la présence de son interlocuteur est encore insatisfaite, et son culot ne connaît que peu de limites une fois qu'elle est lancée. Aucun de ses camarades n'a eu son sans-gêne de confronter l'ancien suppléant. Il faut dire aussi que, justement parce qu'ils l'ont déjà connu dans les locaux, le recroiser ici les intrigue plus que ça ne les inquiète. Et par les temps qui courent, sans doute que la peur est leur seule motivation pour sortir de leur zone de confort.

- J'ai appris pour Maena, le grand brun donne comme explication, son visage s'assombrissant.

L'excentrique perd elle aussi le sourire à la mention de son amie manquante, avant de s'étonner :

- Oh. Mais comment ?

Même si l'enlèvement a eu lieu au grand jour, il a été gardé pour la majeure partie hors de la presse. C'est comme ça pour tout crime dont l'enquête est encore en cours. L'identité de Mae n'a en tous cas pas été partagée avec le public. Il est même probable que le nom du lycée ait été omis.

- Ma colocataire sort avec votre infirmier. Ça a fini par venir dans la conversation, explique le mathématicien en toute simplicité.

Il aurait pu dire qu'il avait vu l'info dans le Paw Print, mais il aurait alors dû l'avoir lu à la première heure ce matin, puisque c'est Lundi, jour de parution de l'hebdomadaire. Or, il est à peu près certain que se lever aux aurores pour lire le journal de son ancien établissement scolaire serait vu comme suspect, même par quelqu'un d'aussi excentrique qu'Ellen Illipardi. En revanche, que l'infirmier de l'établissement, notoirement compatissant, ait évoqué l'évènement avec sa dulcinée, paraît particulièrement plausible. C'est même d'ailleurs vrai, même si ce n'est pas le biais par lequel Andy a obtenu l'information en premier lieu, bien sûr.

- Dommage qu'il y ait pas de meilleures nouvelles à faire circuler, déplore Ellen, hochant la tête avec une moue perplexe à l'idée que les bonnes choses ne viennent pas toujours aux gens bien intentionnés.

Cette année scolaire ne se déroule pas comme qui que ce soit aurait pu le prédire. Il est vrai que Chicago est l'une des villes les plus peuplées du Nord du continent Américain, et en tant que telle, elle est sans doute plus sujette aux dérapages que d'autres. Les joies, ou plutôt les malheurs, de la densité de population humaine. Néanmoins, une prise d'otages fin Janvier, et un enlèvement tout juste 3 mois plus tard, ça paraît beaucoup. Et c'est sans compter les occurrences funestes certes de moindre envergure mais funestes tout de même qui se sont également produites durant cette même période. L'accident du père de Mae, celui du meilleur ami de Markus, la potentielle tentative de suicide de Caesar, le partenaire de leur oncle Sam qui se fait tirer dessus… Un sacré maelström, comme si l'univers s'acharnait sur cette famille. Et pourtant, ils n'ont rien fait pour mériter tout ça. Parfois, quand le sort s'abat sur quelqu'un, on arrive à trouver une rationalisation, une forme de retour de flamme karmique, mais là, pour toute son imagination, la jeune fille gantée sèche.

- J'ai cru comprendre qu'il y avait quelqu'un avec elle. Un garçon. C'était Nelson ? lui demande Strauss, prétendant ne pas avoir tous les détails de l'affaire.

La vérité, c'est qu'il est ici justement pour surveiller le témoin véritable, déterminer si les actions d'Andy près d'une semaine plus tôt ont porté leurs fruits. Il n'a pas vraiment besoin de le faire, puisque sa Protectrice passera forcément ici dans la journée pour venir voir son petit ami et en profitera pour s'enquérir elle-même de la situation. Mais le Diplomate en avait tout bonnement assez de tourner en rond autour de la brigade des Personnes Disparues. Pour tous leurs efforts, les enquêteurs affectés à l'affaire pataugent. Il pourrait rejoindre Ben, qui passe la majorité de son temps dans l'Est du contient, à rôder aux alentours du laboratoire où est retenue Maena, à s'assurer que personne ne découvre de trace de physiologie homienne mêlée à la sienne, mais à quoi bon ? Il serait totalement inutile au Soigneur, voire une source de distraction. Alors, lorsqu'il a vu l'article de journal lycéen ce matin, ça l'a incité à changer de programme, même si de manière tout à fait superflue. Il a après tout encore des contacts dans cet établissement, ne serait-ce que par l'intermédiaire d'Andy. Et Maena a été son élève, et ils ont même traversé une épreuve traumatisante ensemble. S'inquiéter de son sort en apprenant ce qui s'est passé est donc tout à fait compréhensible de sa part.

- Non, répond simplement Ellen à sa question, en secouant la tête à la négative.

- Qui, alors ? il s'enquiert.

- Brennen. Brennen Watson, lui apprend l'originale.

Elle interprète son insistance comme de l'inquiétude pour ses anciens élèves, et ne voit donc aucun mal à lui communiquer cette information. Il pourrait aussi bien obtenir l'information par sa coloc, de toute manière.

- C'est lui qui a trouvé Caesar, commente Strauss pour justifier de sa connaissance du jeune homme, qu'il n'avait pas en cours.

Ne pas laisser transparaître qu'on connaît plus de monde que l'on ne devrait est l'une des nombreuses activités que doit assidûment pratiquer un Diplomate Homien comme Strauss, lorsqu'en séjour sur Terre. S'il n'a pas les compétences de ses collègues Soigneurs ou Protecteurs pour impacter son environnement, il est en revanche un collecteur d'informations particulièrement efficace, parfois même à son insu. Or, on attire rapidement des sourcils haussés lorsqu'on sait absolument tout sur tout le monde sans une excellente justification.

- Yep. Nelson dit qu'il a pas de bol, avec les Quanto, confirme Ellen avec un haussement d'épaule et une grimace, reprenant la remarque de son meilleur ami quelques jours plus tôt, face à ce parallèle troublant.

Dans le fond, elle sait que le journaliste se trouvait avec Mae à ce moment-là justement parce qu'il voulait des nouvelles de Caesar, donc elle le voit plus comme lui-même malchanceux que porte-poisse.

- En effet. Comment va-t-il ? l'alien poursuit habilement dans ses questions.

Il se sait couvert par son caractère reconnu comme empathique, tout particulièrement par la jeune fille à qui il s'adresse justement. Il a toujours bien aimé Ellen. C'est de la voir en danger qui lui a donné le dernier coup de fouet nécessaire pour neutraliser leur geôlier, le jour de la prise d'otages. Elle ne sait pas qu'il l'a sauvée cette fois-là, mais elle l'a elle aussi toujours plutôt bien aimé. Il est bon prof et sympa, que demander de plus ?

- Il s'est pris un sacré coup au visage, mais à part ça, il a l'air d'aller, elle le renseigne dans la limite de ses connaissances.

En songeant aux traits d'ange que retrouve peu à peu son béguin, la jeune fille retrouve un peu le sourire. Non pas qu'elle soit tout à fait insensible au côté mauvais garçon que sa blessure lui donne actuellement, maintenant qu'elle est réduite à une légère coupure en arc de cercle sur sa pommette gauche, mais elle a quand même une nette préférence pour son apparence habituelle de jeune premier, peu importe combien elle le nierait.

- Tant mieux, Strauss partage sa satisfaction à ce prompt rétablissement du jeune homme.

Il ne préfère même pas songer à l'effet d'un coup de crosse au visage sur un être humain. Il n'a pas oublié en avoir lui-même fait les frais, et malgré sa constitution ne pas avoir apprécié l'expérience outre mesure. Il n'a peut-être pas de notion de la douleur au sens strict, mais rien que l'invasion de son espace personnel, l'altération indésirable de son enveloppe corporelle, ça ne lui avait déjà pas plu du tout.

- Je lui dirai que vous vous inquiétez, si vous voulez, lui propose Ellen.

À ce stade de la conversation, elle ne sait plus trop quoi dire. Elle est juste contente de revoir son ancien prof. Qu'il se préoccupe de la situation ne fait rien pour accélérer sa résolution, mais c'est un soutien moral tout de même.

- Ce ne sera pas nécessaire. Je doute qu'il ait envie qu'on le plaigne, répond l'extraterrestre, sincère tout en souhaitant également ne pas trop attirer l'attention sur sa présence, aussi explicable soit-elle.

Andy va déjà lui faire la leçon pour être venu sans que ce soit strictement nécessaire, alors autant ne pas lui donner de raison de s'étendre sur le sujet.

- Vrai, l'adolescente confirme l'hypothèse de son ancien professeur avec une moue appréciative.

Il est décidément prévenant. Bren a en effet clairement exprimé une volonté de ne plus être considéré à travers le prisme de ce qu'il a vécu. Il l'a même techniquement écrit noir sur blanc, dans son article d'aujourd'hui, encourageant tout le monde à ne pas confondre curiosité morbide et sollicitude. Elle l'a lu par-dessus l'épaule de Nelson, à qui Brennen l'a donné en relecture comme il l'avait promis, et c'est sans doute l'un de ses meilleurs éditos à ce jour.

- Tu devrais y aller. Mr. Brunswick n'est jamais en retard, lui suggère finalement Strauss, sentant son hésitation, et surtout conscient de l'heure qu'il est.

À ses mots, elle se rend à son tour compte de combien elle a traîné à lui parler, et ouvre de grands yeux paniqués.

- Vrai aussi ! Bonne journée, elle prend donc congé de lui avec précipitation.

- Toi aussi, Ellen, il la salue alors qu'elle a déjà commencé à s'éloigner.

Il est toujours bredouille vis-à-vis de ce qu'il est venu faire ici initialement. L'adolescente n'est pas suffisamment proche de Brennen pour savoir s'il s'est rendu compte qu'il y avait un détail dans ses souvenirs dont il ferait bien de parler aux autorités. Et le témoin n'est pas encore arrivé en cours ce matin. Il semblerait qu'il soit en retard. C'est peut-être une indication que quelque chose le tarabuste, ce qui pourrait être bon signe par rapport à leurs desseins, mais il n'y a qu'une seule façon de le savoir. Puisque Strauss n'a rien de mieux à faire que d'attendre, il reste donc là où il est, même alors que le flot d'arrivants commence à s'amenuiser.

Ce n'est qu'en s'asseyant à sa place dans la classe, moins d'une minute avant la sonnerie, que la jeune fille à bonnet se fait la remarque qu'il a une sacrément bonne mémoire pour s'être souvenu qu'elle avait cours de littérature à cette heure-ci les Lundi. Pourquoi est-ce qu'il connaîtrait seulement tout son emploi du temps, d'ailleurs ? Par chance pour l'imprudent hypermnésique, elle écarte vite cette question de ses pensées lorsque son voisin de classe lui demande si elle ne pourrait pas lui prêter un stylet, puis que leur professeur fait son entrée.

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