2x03 - Prise au piège (15/17) - Faux raccords

Iz est chez elle, dans son salon, assise en tailleur dans son canapé. Sa table basse, sous ses yeux, est couverte de dossiers, du même genre que celui qu'affiche la tablette qu'elle a posée à côté d'elle. Le nombre de tasses vides sur le meuble ajoute au témoignage de son occupation. Mais là, elle fait une pause. Son chat est sur ses genoux, les yeux fermés alors qu'elle lui grattouille distraitement le menton. Tandis que le matou Balinais ronronne doucement sous ses caresses, elle se penche légèrement pour tapoter sur la table de sa main libre. Il lui faut écarter quelques fichiers pour atteindre son objectif, mais l'instant d'après, la voix de Patrick surgit des enceintes de la pièce :

- Allô ?

À son ton, il est surpris de recevoir un appel de la part de la profileuse. De son côté, elle sourit en entendant la voix familière de son collègue.

- Hey, Randers, elle le salue.

- Hey, Jones. Quoi de neuf ? s'enquiert l'inspecteur.

- Pas grand-chose. Je voulais juste te remercier de tes commentaires sur les dossiers que je t'ai demandé de regarder. Ça m'a beaucoup aidé, elle s'explique, ramenant ses deux mains à sa boule de poils.

En sollicitant l'assistance de l'enquêteur au bout du fil, quelques jours plus tôt, elle avait eu peur qu'il dise non. Il n'est toujours pas revenu en service, et jusque-là, il s'était montré particulièrement résolu dans sa volonté de ne rien avoir à faire avec une enquête. Mais en les circonstances, il avait cependant accepté sans la moindre hésitation. Il connaît Mae. Il connaît Alek, et il connaît aussi Markus et Caesar, même si ce dernier a la miséricorde d'ignorer la situation encore. Patrick ne considère donc pas cette affaire d'enlèvement comme du travail. S'il peut aider de quelque façon que ce soit, il va le faire.

- Y a pas de quoi. J'aimerais pouvoir faire plus. T'as une piste ? il demande, profitant de la communication pour sincèrement prendre des nouvelles.

- Jusqu'ici, non. Personne que vous avez mis derrière les barreaux ou même inquiété ne me saute aux yeux comme ayant une raison d'enlever Mae. Et encore moins les moyens, lui apprend Iz, avec une secousse déçue de la tête bien qu'il ne puisse pas la voir.

Dès qu'elle avait appris ce qui était arrivé à la nièce de Sam, comme le reste du commissariat, la profileuse avait bien entendu voulu mettre la main à la pâte. Si elle n'a pas les contacts de Callahan ou les compétences d'un inspecteur, ce qu'elle peut faire, c'est essayer de trouver un mobile pour le kidnapping, puisque cet élément semble éluder la brigade des Personnes Disparues. Et comme Alek n'a aucun ennemi, elle s'est en toute logique tournée vers l'oncle de la jeune fille, son autre figure parentale. Il ne serait pas le premier flic dont la famille serait mise en danger par son travail. Bien sûr, il n'a pas été enchanté par cette possibilité, mais il l'a laissée faire.

- Tu sais, il a aussi enfermé des cinglés avant mon temps. Et c'est sans compter le monde qu'il a pu énerver quand il était encore en uniforme, lui propose Patrick pour relativiser son sentiment d'échec.

Il veut à la fois la consoler et se montrer réaliste. C'est une aiguille dans une botte de foin, qu'elle cherche. Elle n'a pas à s'en vouloir que ça ne lui saute pas aux yeux.

- J'y ai pensé, bien sûr. Mais plus on recule dans le temps, plus la personne que je recherche va devoir avoir un désir de vengeance important. Et je me dis que Sam se souviendrait si quelqu'un lui en voulait à ce point, au point de toujours vouloir agir cinq ans après, la jeune femme expose tout haut les raisons derrière son procédé antéchronologique.

Même durant ces dernières années, de partenariat avec Randers, Sam a eu quelques affaires sans lui, pour une raison ou une autre. Iz les a également épluchées, sans succès particulier. Rien ne lui paraît coller. L'utilisation de mercenaires, l'absence de revendication… C'est un plan bien spécifique, qui a été exécuté, et elle ne trouve pas qui que ce soit qui aurait le profil pour l'avoir mis sur pied.

- Les salauds peuvent garder rancune longtemps, déclare simplement Pat.

L'expérience l'a rendu blasé des bassesses dont sont capables certains membres de l'espèce humaine. Il a déjà arrêté un type pour le meurtre de son ennemi d'enfance, alors qu'ils ne s'étaient pas revus depuis plus de 20 ans. Aucun proche de la victime ne se souvenait du coupable. La plupart n'en avait même strictement jamais entendu parler. Et pourtant, le meurtrier était particulièrement motivé. D'ailleurs, s'il avait été aussi soigneux que motivé, ils n'auraient probablement pas pu l'attraper.

- Je ne compte rien laisser au hasard, mais c'est mon opinion professionnelle que quiconque a orchestré tout ça, seul ou à plusieurs, n'est pas une vieille connaissance. Une attaque éclair comme ça, ça crie colère chaude, pas froide. C'était organisé, mais pas autant que ça l'aurait été si ça faisait des années que c'était en préparation, Iz campe sur sa position, calme mais ferme.

Au bout de la ligne, l'inspecteur décide de s'incliner devant l'expertise supérieure de celle à qui il s'adresse. Elle prend ce qu'il apporte en compte, c'est l'essentiel. Pour le reste, elle sait mieux que lui comment reconstituer le portrait d'un criminel. Il n'a jamais été fin psychologue.

- Et tu as une idée de pourquoi ils ont pris Mae et pas toi ou Alek ? il lui demande, décalant légèrement le sujet.

- Eh bien, une adolescente est toujours un otage plus facile à contrôler qu'un adulte. Et Sam tient tout autant à elle qu'à son frère. Mais il est également possible que toute cette histoire soit familiale, oui, je le garde à l'esprit, théorise tout haut la profileuse.

Elle s'est déjà fait cette remarque elle-même. Elle est pertinente. Elle ne s'était pas incluse dans les victimes potentielles, ceci dit. Sam et elle ne sont ensemble que depuis quelques mois. Même si ça se passe très bien et que c'est loin d'être un secret, elle ne pense pas que quelqu'un qui voudrait lui nuire penserait à s'en prendre à elle en premier. Pas sans que le grief qu'on cherche à venger n'ait un lien avec un partenaire amoureux, en tous cas.

- Ah ! Je vois ! C'est pour ça que tu voulais mes impressions des proches, comprend soudain Patrick.

C'est la requête qu'elle lui a faite quelques jours plus tôt. Elle ne voulait pas seulement des informations sur les personnes que Sam et lui ont arrêtées, mais aussi sur leurs relations, qui ne sont pas toujours renseignées avec autant de détails dans les dossiers. Même en étant de la Police, on ne peut pas simplement accéder aux données personnelles de quelqu'un n'importe comment, et Iz ne pouvait pas justifier de suspecter un aussi grand nombre d'individus qu'elle en a étudiés cette semaine. Déjà qu'elle n'est, comme son homme, pas officiellement supposée enquêter sur l'affaire…

- Précisément. Mais puisqu'on parle de famille : comment va ta sœur ? questionne la jeune femme afin de clore la conversation professionnelle, pour se changer les idées.

Au bout du fil, Randers étouffe un éclat de rire. On a vu plus subtil, comme transition, mais ce n'est pas lui qui critiquera le manque de finesse de qui que ce soit.

- Audrey va bien, merci de demander. Elle apprécie particulièrement de penser que c'est elle qui s'occupe de moi, pour une fois, il répond à la question, son sourire réticent aux bonnes intentions de sa petite sœur s'entendant dans sa voix.

Profitant du fait qu'il allait pour une fois ne pas être de service pour son anniversaire, sa cadette l'avait invité à venir quelques jours chez elle pour l'occasion. Le jour J était la veille, mais elle voulait le faire venir dès le week-end précédent. Bien sûr, après l'enlèvement de Mae, il avait failli annuler sa visite pour rester sur place, mais non seulement sa frangine s'était montrée insistante, Sam l'avait également poussé à ne pas changer ses plans. Ce n'est pas comme s'il y avait quoi que ce soit à faire à Chicago en particulier, de toute manière. Et même si c'était le cas, Rockford n'est pas à des centaines de kilomètres non plus. Le maître-chien a apprécié l'intention, mais il préfère encore que son partenaire mette la priorité sur son rétablissement. Quitte à ce qu'il ait besoin de lui plus tard, autant qu'il soit à 100% à ce moment-là. Alors, Patrick était parti, et il est toujours là-bas.

- Est-ce qu'elle a complètement tort, d'un autre côté ? Iz le taquine.

Elle est au courant de combien la benjamine Randers peut être dispersée (au plus grand dam de son grand frère d'ailleurs) mais elle est aussi consciente de l'état encore techniquement convalescent de ce dernier. Qu'une autre tragédie soit survenue ne signifie pas que les séquelles de la précédente n'ont plus besoin d'être prises en considération. L'inspecteur a toujours des souvenirs qui lui paraissent décousus. Il arrive petit à petit à faire façon de certaines des incohérences, mais pas toutes, et uniquement par des faits réels a priori sans lien avec ce jour-là. Apprendre l'existence du prénommé Ben a été une surprise, pour la psycho-psychiatre, par exemple. Ça a permis d'écarter l'hypothèse d'une invention de toutes pièces, mais l'origine de la connexion reste à établir.

- À moitié seulement. … Je suis allé au stand de tir, aujourd'hui, Patrick pouffe à la boutade, puis redevient un peu plus sérieux dans un second temps.

- Oh… Et ça t'a rappelé de mauvais souvenirs ? s'enquiert doucement la brunette.

Afin de pouvoir consacrer toute son attention à la conversation, elle dépose précautionneusement son chat à côté d'elle. Le félin ne se formalise que peu de ce changement de support. Il ouvre brièvement ses yeux hétérochromes pour s'assurer que sa colocataire bipède est toujours à proximité, avant de retourner à sa sieste.

- C'est justement ça : pas vraiment. Je me souviens d'avoir appuyé sur la détente, mais pas qu'O'Michaels ait répliqué. Ou même qu'il ait seulement eu une arme, se confie Patrick.

Il est beaucoup plus à l'aise avec elle qu'il ne l'était lorsqu'elle a commencé à lui rendre visite, à la demande de Sam. Il y a une quinzaine de jours, il n'aurait raconté ça à personne. Pas même à son coéquipier. En tous cas pas en autant de mots. L'air de rien, sans qu'on s'en rende vraiment compte sur le coup, presque subrepticement, Iz est très douée dans ce qu'elle fait.

- C'était Eugène. Il a très bien pu cacher un mécanisme dans l'entrepôt ou sur lui. De la même façon qu'il a mis au point une balle qui ne laisse aucune trace et aucun résidu, raisonne la profileuse.

Elle ne trouve pas que son flashback soit cette fois aussi incohérent que d'autres qu'il a eus de l'évènement auparavant. Ça corrobore même au contraire l’inspection des lieux par la Police Scientifique. À l'inverse, la présence de Ben le mécanicien était une étrange addition à la scène. Découvrir par la suite que Randers avait simplement fait l'amalgame avec un jeune homme qui passe régulièrement dans sa rue avait été rassurant d'une certaine façon, mais laisse encore tout de même des questions sans réponses.

- Je sais, je sais, Patrick accepte la logique, tout en restant néanmoins perturbé par ce dont il se souvient.

Il continue d'espérer qu'un jour tout lui sera revenu en tête et il ne restera plus rien qui pourra remonter à la surface à un moment inopportun. Mais surtout, il aimerait que ce moment se dépêche d'arriver.

- Alors quoi, Randers ? Iz le pousse à tout déballer, sans quoi elle ne pourra pas l'aider.

- Il reste juste des trucs que j'essaye encore de démêler, dans ce qui s'est passé, c'est tout.

Il refuse d'en dire plus. Malgré ses progrès, il a encore du chemin à parcourir sur le terrain de l'ouverture. Elle a beau lui répéter qu'il n'y a jamais aucune honte à avoir, que ce soit à propos de ce qui s'est passé, de ce qu'il pense qui s'est passé, de comment il se sent par rapport à tout ça, ou même de la façon parfois maladroite qu'il a de le décrire, ce n'est pas toujours facile pour lui pour autant de s'exprimer librement. On ne fait pas d'un ours un ourson en un jour. Et même s'il était naturellement plus extraverti, on a tous nos limites à ne pas franchir et que les autres se doivent de respecter.

- Je sais que j'ai pas eu trop de temps libre depuis la semaine dernière, mais si tu veux parler je suis quand même là. Dès que tu es prêt, Iz rappelle gentiment, sans insister plus.

- Ouais ouais. Je sais. Merci, Lizzie.

À sa manière, il apprécie sa compréhension. Mais il se sent parallèlement incroyablement frustré d'être à ce point incapable de parler à quelqu'un alors qu'il se rend bien compte qu'il en a besoin.

- Il n'y a vraiment pas de quoi. Bonne soirée, Randers, la jeune femme met alors un terme à la conversation, jugeant qu'elle a assez abusé de son temps comme ça.

- Toi aussi, il répond, avant de mettre fin à l'appel.

Dans son canapé, la brunette reporte son attention sur son matou, toujours profondément endormi. De son côté, Patrick n'a pas d'animal de compagnie pour se distraire, et sa sœur ne rentrera pas du jardin botanique où elle travaille avant encore une bonne demi-heure. Il reste donc à ruminer tout seul sur ce qu'il l'a le plus perturbé dans ce dont il s'est souvenu en allant au stand de tir, plus tôt dans la journée, et qu'il n'a pas su ou osé formuler à l'instant.

Jusqu'à aujourd'hui, l'échange de coups de feu était resté entièrement brumeux dans son esprit. Après s'être réveillé à l'hôpital, il s'était d'abord souvenu de son entretien avec le tueur en série, assez clairement, et plus tard de son sauvetage par Chuck, par bribes cette fois, au compte-goutte et pas toujours avec grande précision, comme en atteste la façon dont le pauvre Ben s'est retrouvé mêlé à tout ça. Et maintenant, les dernières pièces du puzzle semblent avoir fait surface. Sauf que c'est comme s'il avait déjà placé les quatre coins et qu'il venait pourtant d'en trouver deux autres dans la boîte. Non seulement il ne se souvient pas que Kayle ait fait quoi que ce soit pour le blesser, il a aussi l'impression très nette de ne pas avoir été touché à l'épaule mais un peu plus bas. Mais comment est-ce qu'il pourrait expliquer ça à qui que ce soit, quand il a encore une magnifique balafre juste sous sa clavicule, et que presque tous les officiers de Chicago et toute une équipe de chirurgie peuvent attester que c'est là qu'il était atteint, lorsqu'ils l'ont récupéré ?

Passant ses mains sur son visage, l'inspecteur se force à penser à autre chose, et focalise son attention sur la préparation du dîner pour le retour de son hôtesse. C'est toujours un défi, chez elle, parce que la jeune femme a une façon bien particulière de faire les courses. Les ingrédients disponibles ne laissent tellement pas présager quels plats ils peuvent bien former ensemble que son frère se demande parfois comment elle ne meurt pas de faim quand elle est seule.

Scène suivante >

Commentaires