2x03 - Prise au piège (14/17) - Goutte d'eau

Après avoir été bien incapable d'avaler quoi que ce soit pour son déjeuner, puis avoir passé le pire après-midi de cours de toute sa scolarité en ce qui concerne son humeur et son niveau d'attention, Markus rentre à la maison en traînant les pieds. Il laisse son sac et sa veste dans l'entrée, puis ses pas le mènent machinalement jusqu'au bureau de son père, à la recherche de réconfort. Il trouve cependant son géniteur en compagnie d'Ann Kampbell, pour lui une étrangère. L'ingénieur est encore en train de partager avec elle le fruit de ses recherches. Il y a beaucoup à transmettre, et ils n'ont ni l'un ni l'autre vu le temps passer.

— Papa. Qui c'est ? interroge l'étudiant.

Il est très inquiété par la présence de l'inconnue, surtout dans cet endroit si privé, mais il s'efforce tout de même de ne pas trop laisser transparaître son alarme dans sa voix. Son père ne semble pas vraiment tendu. En tous cas, pas plus qu'il ne l'a été ces derniers jours, voire moins. L'idée qu'elle pourrait être de la Police, qu'il ait enfin décidé de leur parler, se soit arrêté sur ce qu'il pouvait leur donner comme informations supplémentaires ou non, effleure le jeune homme. Mais sans être exactement menaçante, cette femme ne lui inspire cependant pas les forces de l'ordre. Sa dégaine est beaucoup trop détendue, ses boucles beaucoup trop exubérantes, ses bottes et son T-shirt un peu trop rebelles pour qu'elle ait un jour porté un uniforme. En tous cas, pas sans le rejeter en bloc.

— Markus ! Voici Ann. Elle va m'aider à trouver ta sœur, Alek apprend à son fils, se levant pour l'accueillir.

— Bonsoir, le salue la nouvelle venue.

Elle quitte à son tour sa place assise et accompagne la parole d'un geste de salutation en arc de cercle. Elle ne pense pas qu'aller lui serrer la main serait approprié, en les circonstances. Il a un peu l'air apeuré, et elle ne voudrait pas le brusquer. Pauvre môme. Son meilleur pote dans le coma, son petit frère en institut psy, sa petite sœur kidnappée… Elle espère sincèrement que ses compétences vont rendre service à cette famille. Elle est rarement en contact direct avec les personnes qu'elle aide. Jusqu'ici, elle trouve ça à la fois pratique et un peu inconfortable.

Markus ne peut qu'être étonné à cette présentation. Il jette un coup d'œil fébrile en direction de la diode qui signale la présence de son meilleur ami dans le système. Heureusement, elle est éteinte, mais son inquiétude demeure.

— Er… T'aider ? Comment ?

Suivant son regard, même furtif, la jeune femme devine tout de suite vers quoi ses idées viennent de dévier.

— Je suis au courant de ce qui se passe chez vous. C'est bon, je vais pas vous dénoncer, elle le rassure immédiatement.

Mettre les choses au clair d'entrée de jeu paraît être un bon début à la pirate. À la place du jeune homme, elle n'apprécierait pas non plus que quelqu'un se mêle de ses affaires de la sorte. Elle sait qu'elle va devoir faire ses preuves, et elle n'a aucune problème avec ça.

— Tu lui as dit ?! s'offusque alors Mark, s'adressant toujours à son père.

Il ne veut pas être impoli envers leur visiteuse, mais certaines choses prennent la priorité sur son éducation. Elle ne semble pas lui en vouloir, de toute manière. Elle a plutôt l'air de comprendre d'où il vient. Elle a même la bienséance de pincer les lèvres, voyant bien que son intervention a eu l'effet inverse de celui escompté.

— Non. Elle a tout découvert par elle-même. Et elle a ensuite proposé de nous aider, répond calmement Aleksander.

Il ne se laisse pas impressionner par le ton de son fils, parce qu'il peut tout à fait le comprendre. Après tout le mal qu'ils se sont donné pour garder leur secret, découvrir qu'il a été partagé ne peut qu'être un choc. Il lui a lui-même fallu l'après-midi pour accepter qu'une nouvelle personne soit au courant, et il n'est pas certain d'être encore tout à fait à l'aise avec l'idée.

L'aîné de trois reste un instant sans voix. Il ne sait pas trop comment réagir. Il voudrait rester énervé, continuer à énoncer toutes les raisons pour lesquelles inclure cette parfaite étrangère dans leurs affaires n'est pas une bonne idée, pas aussi précipitamment en tous cas, mais il se dégonfle. Il est trop fatigué pour ça. Alors, il lâche l'affaire :

— Tu sais quoi ? Je suis pas du tout en position de juger tes choix de fréquentations. Fais comme tu penses que c'est mieux.

Son volume est retombé aussi vite qu'il était monté. Sans attendre de réponse, il se détourne alors de la pièce sur le seuil de laquelle il se tenait, pour prendre la direction des escaliers dans l'optique de rejoindre sa chambre à l'étage. interpellé par son comportement, Alek s'excuse du geste à sa nouvelle collaboratrice et rattrape son fils avant qu'il n'ait atteint le haut des marches :

— Markus ? Markus ! il l'appelle, le faisant s'arrêter dans son ascension.

— Quoi ?

— C'est plutôt à moi de te demander ça. Qu'est-ce qui ne va pas ? le père interroge son fils, de plus en plus inquiet à son sujet.

Ça ne lui ressemble pas du tout de répliquer aussi sèchement. Et surtout de se montrer aussi détaché à propos d'un problème qui le concerne d'aussi près. Il est usuellement bien plus battant lorsqu'il est question des personnes à qui il tient. Alek s'attendait à une opposition farouche de sa part à l'intervention de la hackeuse. À vrai dire, il comptait même un peu dessus pour s'assurer qu'il ne faisait pas une erreur. Pourquoi Markus a-t-il démissionné si vite ?

— C'est Jena, le jeune homme annonce simplement.

Sa main se crispe sur la rampe, ses phalanges blanchies par l'effort. La conversation qu'il a eue avec elle ce midi lui paraît toujours à peine réelle. Une petite part de lui espère encore qu'il va se réveiller en sueur d'un vilain cauchemar. Ce serait toujours mieux que cette réalité.

— Tu t'inquiètes pour elle ? essaye de deviner son père, toujours en contrebas.

— Non. Je l'ai vue, aujourd'hui, en fait, continue de révéler le fils, petit à petit.

— Comment va-t-elle ? s'enquiert Alek.

Il croit bien faire. Il sait à quel point Markus s'inquiète pour la jeune femme depuis l'enlèvement de sa sœur. Qu'elle ait disparu dans la nature après avoir déposé son témoignage l'a secoué. Ça a surpris tout le monde, mais il en a fatalement été le plus affecté.

— Oh, elle va très bien. Apparemment, elle a travaillé pour DG et elle leur a communiqué où et quand trouver chacun de nous, mais à part ça, elle se porte comme un charme, répond Mark, acerbe.

L'expression de son père passe d'inquiète à compatissante. C'est donc de ça, qu'il est question.

— Oh, Markus… Ce n'est pas ce qui s'est passé, commence à le détromper l'ingénieur.

— Elle me l'a dit elle-même ! insiste l'étudiant.

Il n'a pas la patience pour la phase de déni de son père. Lui aussi, préférerait que ce soit un mensonge, un vaste malentendu. Mais il n'y a plus de doute possible. C'est drôle comme, une fois qu'on connaît la vérité, elle paraît si évidente qu'on se demande comment on ne l'a pas vue plus tôt. Il se sent si stupide, de ne jamais avoir insisté pour en savoir plus sur son passé, sur ce qu'elle avait vécu depuis sa fugue. Il avait pourtant toutes les raisons pour être suspicieux. Sa façon de réagir à l'attaque du laboratoire de son père, les questions curieusement pertinentes qu'elle avait posées. Son énorme balafre au coude, qui ne peut pas être venue d'un accident anodin. Le fait qu'elle ait juste eu accès à une caisse de prototypes défectueux par hasard. À quel point elle avait été parfaite avec Caes et Mae, le soir de la prise d'otages de Walter Payton. Tout aurait dû lui souffler qu'elle n'était pas juste une Alternative un peu perdue. Comment a-t-il pu être aussi aveugle ?

— Et je te crois. Et elle. Mais ce n'est quand même pas ce qui s'est passé. Jena nous a aidé à faire tomber DG ; de toute évidence, si elle a travaillé pour eux un jour, ça n'a plus été le cas depuis un certain temps. Ils ont forcément renvoyé des gens en reconnaissance pour planifier leur coup. Ils auraient su quand prendre Mae avec ou sans elle, Aleksander persiste dans son refus de l'accusation, toujours aussi calme.

Markus a un mouvement de recul. Son père ne semble pas s'attarder sur le plus important dans ce qu'il vient de lui révéler. Que ce soit effectivement directement grâce à elle que ces mercenaires aient pu kidnapper sa sœur ou non, la jolie brune lui a quand même menti. Elle lui a caché des informations qui le concernaient, qui se rapportaient à sa sécurité et à celle de sa famille. Après tout ce qu'ils ont traversé ensemble avec Caroline, Robert, et DG, comment a-t-elle pu faire ça ? Et comment son père peut-il être aussi posé en l'apprenant ?

— C'est tout ce que ça te fait ? De savoir qu'elle nous a menti tout ce temps, qu'elle nous a même espionnés ? il lance à son géniteur, cherchant à obtenir la réaction à laquelle il s'attendait, ou au moins la raison pour laquelle il ne l'a pas obtenue.

Alek grimace à ces questions. Il hésite un instant avant d'y répondre. Il comprend que son fils voudrait qu'il partage son outrage. Et il aimerait vraiment pouvoir lui apporter ce soutien. Pourtant, il est bien incapable de le tromper. Manquer de sincérité maintenant ne ferait qu'empirer les choses.

— … Je m'en doutais, il finit par avouer, après avoir brièvement détourné le regard.

Markus hallucine. Il écarte les bras, et redescend même de quelques marches sous l'effet de la surprise :

— Quoi ?! il s'exclame avec un mouvement de tête incrédule.

— Quand elle m'a apporté l'anneau, j'ai su qu'elle disposait de compétences bien particulières ; n'importe qui ne peut pas se procurer ce type de technologie, mise au rebut ou non. Et que quelqu'un comme elle soit arrivé chez nous si peu de temps après le début de ma collaboration avec DG, ça m'a paru un peu gros pour être une coïncidence. Il n'est pas rare pour un labo privé de faire surveiller ses partenaires, le père explique posément les éléments qui l'ont amené à soupçonner que la jeune femme était plus qu'elle ne le laissait croire, bien avant que son fils ne le lui confirme à l'instant.

Il a un souvenir très clair de la conversation qu'il a eue avec Jena ce jour-là. Le timing de son retour dans la vie de son fils, sa façon de se mouvoir, son habileté à éviter de parler de son passé… Qu'elle ait en sa possession un artefact qu'on ne peut trouver que dans des laboratoires militaires ou adjacents n'a fait que renforcer les soupçons qu'il avait déjà. Ce type d'objet n'est jamais laissé sans surveillance, même une fois qu'il a été envoyé au recyclage. Qu'il se soit agi d'un pari ou d'un exercice, elle a dû se donner du mal pour le récupérer. Ce n'était pas juste un hasard. La seule chose sur laquelle elle a été ouverte, c'est sur sa croyance qu'il était inerte. Sur ce point, elle était sincère.

— Et tu n'as pas pensé que peut-être je devrais être mis au courant ? Markus poursuit dans son ahurissement, bouche bée et bras toujours écartés.

— Je n'étais sûr de rien. Et que j'aie tort ou raison, je savais que dans tous les cas elle n'était pas là pour nous faire du mal, bien au contraire. L'un dans l'autre, ce n'était pas ma place de t'en parler, c'était la sienne, continue de s'expliquer Aleksander, olympien.

Il avait bon espoir que Jena finisse pas dire la vérité à son fils, mais il ne devrait pas être surpris que ça n'ait pas été le cas. Pas avant qu'il ne soit trop tard, en tous cas. Garder son activité secrète doit être le cœur de son entraînement. Ceci étant dit, qu'elle ait choisi de tout déballer à Markus aujourd'hui est peut-être justement un preuve de sa volonté de bien faire malgré tout. Elle doit se douter que, si elle était venue voir Alek directement, sans passer par son fils, il aurait sûrement continué à garder son secret. Ça ne lui aurait pas plu, mais il aurait pu l'accepter dans un premier temps, pour le bien de Mae. Sciemment mettre Mark dans la boucle alors que ce n'est pas strictement nécessaire est un pas dans la bonne direction, même si ce dernier ne peut pas le voir de cette façon dans l'immédiat.

— Ah ouais ? Eh ben elle m'en a parlé. Mais pas avant que Mae se fasse enlever. J'espère que tu es content d'avoir gardé tout ça pour toi… crache l'étudiant sous l'effet de la colère.

Sans laisser à son père le temps de répliquer, il achève son ascension des escaliers quatre à quatre et va s'enfermer dans sa chambre en claquant la porte derrière lui. C'est la première fois de sa vie qu'il agit de cette façon. Même au pic d l'adolescence, il n'a jamais été à ce point en rogne. Il ne se souvient pas non plus s'être déjà senti aussi seul. Il tombe à plat ventre sur son lit et enfonce son visage dans un oreiller, pour se retenir de hurler. Ou de pleurer, peut-être. Sans doute un peu des deux.

Au rez-de-chaussée, Alek l'a laissé partir. Même s'il ne s'en était pas allé, il n'aurait rien eu à lui répondre de toute façon. Il a passé les cinq derniers jours à faire comme s'il n'était pas terrassé de culpabilité à ce qui est en train d'arriver à sa fille, à se focaliser sur la solution au lieu du problème, à soigneusement éviter de se demander ce qu'il aurait pu faire différemment pour éviter ce qui s'est passé. Se voir accuser de la sorte par son premier né, le dernier enfant qu'il lui reste sous son toit, achève de faire céder ses défenses. Les mains toujours sur le côté d'une marche, il y appose également son front, et laisse ses larmes couler en silence.

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