2x03 - Prise au piège (10/17) - Alliance

Suite à la visite de son petit frère au matin, Alek a beaucoup hésité à suivre son conseil. Mais après plusieurs erreurs grossières de sa part, gentiment rattrapées par Robert qui n'est pourtant pas encore un expert en la matière malgré sa condition, l'ingénieur a bien dû se rendre à l'évidence qu'il n'était pas au meilleur de sa forme. Il a donc pris une douche, notamment parce qu'il ne se souvenait pas de la dernière fois qu'il en avait pris une, un déjeuner rapide, plus ou moins pour la même raison, et s'est rendu au cimetière. Là-bas, devant la tombe de sa femme, alors qu'il croyait qu'il allait s'effondrer, il a au contraire repris des forces.

Oui, deux de leurs trois enfants ne sont pas à la maison, l'un interné dans un institut psychiatrique, l'autre enlevée par un laboratoire clandestin. Et c'est terrible. Horrible. Presque insoutenable. Mais rien ne sert de s'apitoyer sur son sort, il faut agir. Car il en a les moyens. Caesar est entre de bonnes mains, et ce n'est qu'une question de temps avant qu'ils trouvent une trace de DeinoGene et ramènent Mae à la maison. Il suffit d'une seule erreur de la part de ce maudit laboratoire, et personne n'est infaillible. Et quels que soient leurs plans pour Mae, ils l'ont capturée vivante, donc tout laisse à penser qu'ils comptent la conserver ainsi. De toute façon, Aleksander ne pense pas qu'il aurait la force de considérer l'alternative…

- Je sais ce que vous avez fait, une voix étrangement familière interpelle le père de famille alors qu'il regagne sa demeure, le tirant opportunément de ses pensées.

Lorsqu'il se tourne vers l'origine de l'accusation, Alek est surpris de reconnaître la jeune femme qu'il a rencontrée au marché la semaine passée. Il l'avait presque oubliée. Pourtant, elle aurait pu être sa source principale d'inquiétude, si Mae n'avait pas été enlevée. C'est drôle comme les choses peuvent être relatives, parfois, comme notre perspective peut changer en un dramatique instant.

- Mrs. Kampbell ? il s'étonne.

Ann se détache de l'arbre auquel elle est adossée pour venir se planter devant l'ingénieur. Les mains dans les poches de sa veste de cuir, comme lors de leur précédente entrevue, elle n'est clairement nullement intimidée par leur différence de taille et le défie du regard :

- Vous n'avez rien à dire pour votre défense ? elle le provoque, scrutant son visage, à l'affût d'une réaction.

Il soupire. Lourdement. Il est si las…

- Je ne sais pas de quoi vous parlez. Et très sincèrement, je n'ai pas la patience de vous écouter aujourd'hui, il lui avoue sans ménagement, la contournant pour accéder à son allée.

Il avait quitté leur première conversation en la considérant comme une délinquante numérique qui croyait en savoir plus sur ce qu'il cache qu'elle n'en savait réellement. S'il avait eu le temps de repenser à elle ces derniers jours, il se serait sans doute dit qu'il gèrerait le problème lorsqu'elle en présenterait véritablement un. Rien ne lui permet de juger si c'est le cas maintenant, mais il ne va pas volontairement s'engager dans la direction de cette hypothèse. Il a assez à gérer.

- Ce sont des enfants ! L'un d'eux a 23 ans, mais ce sont quand même que des gamins ! elle l'attaque en lui emboîtant le pas, pensant qu'il joue l'innocent, comme lors de leur dernier échange.

Le détail fourni permet à Alek de comprendre ce dont il est question. Et surtout que l'inconnue a progressé dans son inquisition et réussi à démasquer ses protégés. Alors, il s'immobilise et soupire de plus belle. Ses épaules s'affaissent sous le poids de la lassitude. Il n'a pas le temps pour ça. Il a déjà suffisamment de menaces dont s'inquiéter !

- Je ne leur ai rien fait. Je ne fais que les aider. Ou essayer… il la corrige sans la regarder encore.

Il est trop fatigué pour encore chercher à dissimuler quoi que ce soit à ce stade. Peut-être que c'est comme ça qu'il sauve Mae : en étant balancé aux autorités par une pirate un peu trop zélée. Sam aurait ce qu'il veut ; ses collègues des Personnes Disparues auraient toutes les informations qu'il leur faut pour retrouver la trace des kidnappeurs. Et peut-être que Caroline et Robert réussiraient à s'enfuir à temps. Ils sont malins. Ils sont même devenus plutôt doués dans leur nouvel environnement.

- Si ce n'est pas vous, qui leur a fait ça ? l'interroge Ann.

Bras croisés, elle n'est pas encore convaincue de s'être trompée dans ses récentes découvertes.

Suite à leur première rencontre, elle avait continué à creuser sur le sujet du hacker responsable de la chute de DG, cette petite main qui avait discrètement mais très habilement aiguillé la Sécurité Intérieure vers ceux qu'ils cherchaient effectivement. Dès l'annonce du démantèlement du laboratoire, son mari et elle avaient su que les autorités n'avaient pas pu arriver à ce résultat d'elles-mêmes. Non pas qu'elles ne comptent que des incompétents, mais la tâche paraîtrait disproportionnée à n'importe qui. Pourtant, à plusieurs points de l'enquête, des bonds avaient été faits sans réelle explication, bien qu'avec preuve à l'appui. Pour eux, ça indiquait clairement que quelqu'un fournissait des infos incriminantes directement depuis l'intérieur de DeinoGene. Et comme dans ces endroits, les taupes ne font pas long feu…

Dans un premier temps, la pirate informatique avait déterminé que le bon samaritain était Aleksander, déjà leveur d'alarme, et providentiellement partenaire malgré lui de la branche légale de l'organisation à faire tomber. Mais, suite à ses protestations lorsqu'elle est venue à sa rencontre, elle avait été amenée à approfondir son analyse. Initialement, elle n'avait rien trouvé de plus, mais il y a quelques jours, de nulle part, elle était tombée sur une faille dans son système. C'était bref, mais suffisant pour qu'elle s'y engouffre, et elle en avait eu pour son insistance : elle n'a pas tardé à comprendre que non pas une mais deux intelligences artificielles résidaient dans le réseau domestique, des IA bien plus sophistiquées qu'elle n'en avait jamais vues, bien plus sophistiquées que la loi ne l'autorise. De loin en loin, elle avait fini par faire le lien avec Robert Gleamer, le meilleur ami du fils aîné de l'ingénieur, puis Caroline Miller, la cadette de la petite amie de ce dernier. Choquée, Ann avait alors décidé de confronter celui qu'elle prenait pour responsable de la situation. À quoi bon faire tomber un dangereux labo transgressif, s'il avait fallu user des mêmes pratiques que lui pour le faire ? Pour éliminer un potentiel rival ? Il fallait qu'elle comprenne, avant d'entreprendre de le faire tomber.

- C'était un accident. Une technologie clandestine jugée défectueuse s'est retrouvée dans la nature. Si j'ai eu connaissance des malfaisances de DG en premier lieu, c'est justement en essayant de venir en aide à Caroline. Je pensais avoir neutralisé le problème, lorsque l'accident de Rob est arrivé, explique Alek.

Il est plus soulagé qu'il ne l'aurait cru de vider son sac à ce propos. Jena, Markus, et Sam sont au courant de tout ça, mais ce n'est pas comme s'ils en échangeaient régulièrement.

Mrs. Kampbell scrute son visage avec intensité, cherchant visiblement à déterminer si elle le croit. Il n'aurait pas utilisé les deux jeunes gens pour faire tomber des concurrents, il les aurait en réalité encadrés pour faire tomber leurs bourreaux véritables ? À bien l'observer, il semble trop fatigué pour lui mentir. Et ce n'est qu'un homme tout seul. Si vraiment sa participation à la chute de DeinoGene était un calcul de sa part pour évincer la compétition, il serait resté en collaboration avec l'armée, au lieu de s'en éloigner. Il paraît sincère.

- Est-ce que DG savent qu'ils existent ? elle demande, pragmatique dans son inquiétude.

Si ce n'est pas de sa manipulation dont elle doit avoir peur, elle doit tout de même se méfier de celles d'autres. Mais puisqu'il a évoqué le fait que la technologie était initialement jugée défectueuse, ils bénéficient peut-être d'une impunité bienvenue.

- Bien sûr que non ! J'ai fait tout mon possible pour éviter ça, il la rassure.

Aussi surprenant ce soit, pour lui comme pour elle à ce stade, il partage ses craintes. Il doit accepter que quelqu'un avec les compétences pour découvrir tout ça a les mêmes intentions que lui, de préserver les deux victimes, en dépit de la réglementation en vigueur. Quant à elle, elle doit réconcilier son interprétation des éléments qu'elle avait réussi à glaner jusqu'ici avec ce qu'il lui dit à présent.

- On les a trouvés, nous, elle lui fait remarquer avec une grimace, laissant suggérer qu'il n'a peut-être pas fait un si bon boulot qu'il le croit.

Certes, le fenêtre d'ouverture n'était pas bien grande. Quiconque n'avait pas le nez dessus au moment où elle est apparue n'a strictement aucune chance de l'avoir exploitée. Et même si quelqu'un d'autre avait pu se glisser dans la brèche, démêler ce qu'il y avait derrière n'a pas été une mince affaire. Même à deux.

Alek soupire pour la énième fois, et passe une main sur son visage.

- Rob n'a pas été au summum de sa discrétion, ces derniers jours. Mais rien n'indique qu'ils l'aient repéré. Je lui dirai de faire plus attention. Et j'apprécierais que vous gardiez tout ça pour vous.

Il voit où elle a voulu en venir par sa remarque, mais campe sur sa position qu'il a la situation sous contrôle. Son regard est aussi implorant que ses paroles. Sa coupe est pleine. Une goutte de plus, et elle débordera. Son interlocutrice semble cependant croire à son innocence, et s'inquiéter du sort des deux téléversés, donc peut-être qu'il va enfin avoir de la chance et qu'elle ne vas pas lui causer tous les ennuis qu'il est en son pouvoir de lui causer. Ce serait vraiment chouette qu'elle lui fasse cette fleur.

Effectivement, Ann paraît presque vexée qu'il lui fasse cette requête. Tout dans son discours jusqu'ici a bien laissé présager qu'elle ne veut que du bien aux deux fantômes de la machine, non ?

- Comme si j'allais en parler à qui que ce soit ! Ils pourraient être détruits, ou pire !

En dépit de cette proclamation d'évidence, Alek ferme les paupières sous le coup du soulagement, et prend soin de vocaliser sa gratitude :

- Merci.

Un silence s'installe alors entre les deux adultes, lui soulagé de ne pas avoir plus de problèmes qu'il n'en a déjà, et elle considérant les nouveaux éléments qu'il vient de lui fournir.

- Qu'est-ce qui a changé ? Pourquoi est-ce qu'ils se laissent repérer alors qu'ils étaient si prudents jusqu'ici ? Ann s'enquiert après réflexion.

Aleksander inspire et se détourne avant de répondre, afin de ne pas voir la pitié qui va forcément apparaître dans le regard de sa visiteuse, et aussi pour cacher ses propres larmes. Prononcer certaines choses à haute voix a des conséquences.

- … DG a pris ma fille. Ils l'ont enlevée, et Rob essaye de m'aider à la retrouver, il explique.

Horrifiée par cette révélation, Ann porte sa main à sa bouche.

- Oh Mon Dieu ! Vous êtes sérieux ? C'est terrible ! Je suis tellement désolée, elle s'exclame.

Que cette information ne soit pas ressortie des recherches qui l'ont amenée ici ne la surprend pas. Elle peut être particulièrement monomaniaque, et elle était focalisée sur les antécédents du chercheur, pas son actualité. Elle a à peine jeté un œil à ce qui s'est passé entre le début de l'enquête sur DeinoGene et la chute du labo, et certainement à rien qui se serait produit après ça. Elle a bien vu que l'un de ses fils était en institut psy, mais le timing l'a conduite à ne pas s'attarder sur ce point. À l'inverse, l'incident du meilleur ami de l'autre garçon de la fratrie semblait plus prometteur. À raison, au final.

Alek accorde un sourire triste à cette sincère manifestation de sollicitude. Ça a le mérite de changer un peu des approches timides, discrètes, en berne.

- Vous comprendrez que je ne veuille pas m'éterniser plus longtemps à vous parler. J'ai du travail, il reprend, cherchant à prendre congé.

- Et vous voulez pas d'un coup de main ? elle se propose alors immédiatement.

Il lui suffit d'un pas pour intercepter son élan de s'éloigner d'elle. Il y a une grosse quinzaine de centimètres qui les séparent, mais ses chaussures et ses boucles en comblent une bonne partie.

- De vous ? il relève, haussant des sourcils surpris.

- J'ai trouvé vos petits secrets. Je suis douée, elle défend son cas, une pointe d'arrogance dans sa voix, comme lorsqu'elle est venue se présenter à lui.

- Je n'en doute pas, mais tout ça n'a rien à voir avec vous, il la détrompe sur l'origine de son étonnement.

Il pensait plutôt au fait qu'il préfère ne pas impliquer plus de monde que nécessaire dans cette histoire sordide.

Franche, elle ne cherche quant à elle pas à cacher l'intérêt personnel qu'elle peut trouver dans cette affaire :

- Je vous ai dit que je voulais rencontrer les talents derrière la chute de DeinoGene, non ? Que ce soit une personne en chair et en os ou une suite de 1 et de 0, je m'en fiche.

Même lorsqu'ils pensaient devoir tirer Caroline et Robert des griffes d'Aleksander, cette ambition d'apprendre d'eux n'a jamais quitté les Kampbell. Que l'ingénieur ne soit pas leur geôlier n'est qu'un obstacle de moins à l'atteinte de leur objectif, voilà tout. Pivoter ne leur pose jamais de problème. C'est même une compétence indispensable, dans leur milieu.

- J'ai bien peur que nous n'obtenions pas des résultats très probants, jusqu'ici, malgré notre précédent succès, lui fait remarquer le patriarche, pessimiste.

Sa fatigue n'est pas la seule à blâmer pour ses faibles progrès. Il est en limite de compétences. Désormais libérés des contraintes de leur branche émergée, DG sont bien plus difficiles à atteindre.

- Ça, c'est parce que vous êtes réglos. Vous pouvez pas arrêter des chapeaux noirs avec des méthodes de chapeaux blancs.

En ce qui la concerne, Ann ne voit pas leurs difficultés comme un échec véritable. Et aussi, ça lui confirme qu'ils ont besoin de son aide.

- Vous êtes en train de me dire que vous êtes un chapeau noir ? il lui demande alors, pas très enthousiasmé par cette idée.

- Disons gris. Mais ça ne devrait pas vous empêcher d'accepter mon aide. Quel âge à votre fille ?

Elle cherche à lui faire comprendre que oui, elle n'est peut-être pas toujours ce qu'il y a de plus légale dans ses démarches, mais il ne devrait pas s'en formaliser lorsqu'il est question de son enfant. Un kidnapping, sérieusement ? Ce sont vraiment des méthodes de scélérats.

- 17 ans, il répond platement.

Elle n'attendait pas vraiment de réponse à sa question. Il voit où elle veut en venir. Il ne peut pas être regardant quant aux personnes qui lui offrent leur aide, surtout quand elles viennent de prouver qu'elles ne vont pas lui tenir rigueur de ne pas lui-même être exactement dans les clous.

- Okay. Allons la trouver, alors, Ann l'enjoint donc, considérant qu'elle a remporté la discussion.

Du geste, elle l'invite à ouvrir la voie jusque chez lui, et implicitement lui montrer où il en est dans ses recherches. Il hésite encore une poignée de secondes, scrutant le visage d'ébène de la jeune femme. N'y voyant que la bonne volonté la plus sincère, il achève de se laisser convaincre et la guide jusqu'à sa porte. Il ne pense pas qu'elle lui veuille du mal. Et si c'est le cas, il ne croit pas être dans une meilleure position pour en juger qu'en la gardant à proximité. Il y a bien un adage qui dit de conserver ses ennemis encore plus proches de soi que ses amis. Ce n'est pas usuellement un principe par lequel il vit, mais il a l'impression que rien n'est plus normal, dans son existence, depuis quelques temps.

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