2x03 - Prise au piège (5/17) - Joker

Assise à son bureau, la porte exceptionnellement fermée alors qu'elle n'est pas en session, le Docteur Conway se prépare mentalement à sa prochaine entrevue. Les coudes sur le plan de travail et le menton sur le dos de ses mains aux doigts entrelacés, elle respire profondément. C'est pourtant la deuxième fois qu'elle va voir Caesar en tête-à-tête depuis que son père est venu l'informer, elle et non pas lui, de ce qui était arrivé à sa petite sœur. Mais ça n'est pas encore aisé pour la thérapeute de rester impassible en faisant face à l'adolescent pour autant. À vrai dire, ça ne le sera sans doute jamais, même une fois qu'il aura tout découvert.

Aleksander est passé le lendemain des faits, sur l'horaire du Vendredi qui est réservé à sa famille mais reste usuellement libre. À peu près. En les circonstances, la pédopsychiatre ne peut pas lui en vouloir d'un exceptionnel manque de ponctualité. Ça avait été son deuxième indicateur que quelque chose n'allait pas. Au fil de ses visites, elle a appris à lire au travers de son calme naturel, mais elle n'avait pas eu besoin de percer quoi que ce soit pour remarquer sa détresse ce jour-là. Elle avait même été surprise qu'il ait seulement pensé à venir la voir tant il semblait déboussolé. Elle ignore encore comment il a fait pour rester si cohérent dans ses propos.

Il est venu pour la tenir informée, par courtoisie, afin qu'elle ne s'inquiète pas de ne plus voir Mae le Mardi après-midi, mais aussi et surtout pour statuer sur le degré d'information qui devrait être communiqué à Caesar. En tant que son gardien légal, la décision lui revient entièrement. À l'âge charnière de son fils, l'adolescent a un droit de regard sur les informations qui ressortent de ce qui lui arrive à l'intérieur, mais c'est encore son père qui décide de ce qui lui parvient de l'extérieur. Ce n'est cependant que dans des circonstances exceptionnelles comme celles-ci qu'une information du dehors peut éventuellement parvenir à un résident de l'institut.

Après délibération, l'ingénieur avait décidé de laisser son fils dans l'ignorance. Il semblait sûr de lui en affirmant qu'il aurait ramené sa benjamine à la maison avant que le plus jeune de ses deux grands frères ne revienne à son tour. Kennedy n'avait pas su déterminer s'il tentait de se convaincre lui-même ou était sincèrement confiant. Consciente qu'il n'y a pas de bonne ou de mauvais décision dans une situation pareille, elle ne l'avait pas contredit dans sa décision. De plus, elle sait que Caesar sera toujours plus à même d'accepter de ne pas avoir été tenu au courant une fois sorti qu'il ne serait sans doute capable de gérer la nouvelle de l'enlèvement de sa sœur à l'heure actuelle.

Quelques coups discrets à la porte avertissent la psychiatre que son patient est là, pile à l'heure comme tous les matins, et la sortent de sa réflexion. Avec une dernière respiration contrôlée pour achever de se donner une contenance, la jeune femme se lève de son siège pour en rejoindre un autre, et invite son visiteur à entrer de la voix. Le grand brun ouvre timidement, étonné d'avoir trouvé l'endroit fermé, mais n'émet aucun commentaire en allant prendre sa place habituelle, en face de sa thérapeute.

- Bonjour, Caesar, elle ouvre la discussion, comme toujours.

- Bonjour, Docteur, il renvoie, également fidèle au modèle qu'ils ont établi lors des quelques séances qu'ils ont eu ensemble depuis qu'il a recouvré la parole.

- Comment ça va, aujourd'hui ? Kennedy s'enquiert ensuite, un sourire bienveillant aux lèvres.

À cette question, l'adolescent hésite. Visiblement, ce qu'il a envie de dire le met mal à l'aise :

- … Honnêtement ? il s'enquiert au lieu de répondre.

- De préférence, oui ! elle confirme avec un éclat de rire, amusée par sa candeur.

La plupart des gens ne posent pas cette question en en attendant une réponse. C'est souvent plus une annonce de franchise qu'une réelle interrogation sur ce que l'interlocuteur souhaite entendre. Mais puisqu'il n'a pas poursuivi de lui-même, elle l'y encourage.

- Je suis anxieux, Caesar confesse alors.

Il ne baisse pas le regard. Ses grands yeux marron restent plantés dans ceux de sa thérapeute sans vaciller. Elle a presque l'impression qu'il jauge plus sa réaction qu'elle n'épie la sienne. Puisqu'elle n'a jamais vu le jeune homme dans cet état, Kennedy redevient instantanément sérieuse :

- Anxieux ? Pourquoi ça ?

- Je suis pas sûr.

Il secoue la tête avec une grimace d'inconfort. Ne pas être capable d'offrir une véritable réponse à cette question semble l'agacer. Pour l'aider à trouver la source de son problème, le Docteur l'interroge gentiment :

- D'accord. Quand est-ce que tu as commencé à te sentir inquiet ?

Elle l'a vu la veille, et il ne lui a rien dit de particulier dans ce sens, et elle n'a rien remarqué dans son comportement non plus. Ils avaient simplement continué leur échange du Vendredi matin, lors duquel il avait décidé de lui parler de sa vie lycéenne, évoquant à la fois sa petite sœur et son meilleur ami, Jack, mais aussi les cours qu'il a manqués depuis qu'il est ici. Elle avait déjà connaissance de la plupart des évènements qu'il a mentionnés, mais elle avait tout de même été contente qu'il en parle de lui-même.

- Je dirais… Vendredi aprèm, peut-être, il répond avec autant de précision qu'il en est capable.

- Qu'est-ce qui s'est passé ? Ken poursuit son questionnement.

Elle s'efforce de ne rien laisser paraître à la mention de cette date. C'est forcément une coïncidence. Il n'a pas vu son père, cet après-midi-là, ni elle-même. Et le reste du personnel n'a pas été mis au courant. Rien n'a pu lui revenir aux oreilles.

- Je sais pas. Rien. J'étais en thérapie de groupe et… Je sais pas, Caesar s'agace de plus belle de son ignorance, frustré.

Les doigts de sa main gauche jouent distraitement avec le bord du bandage de son bras droit, effleurant aussi de temps à autres la petite cicatrice du talon de sa main du même côté. Sa thérapeute avait déjà remarqué ces petits gestes de réconfort, mais jusqu'ici, elle ne les avait encore jamais vus être effectués aussi rapidement, comme dans l'urgence. Elle le sait être très doué pour rester de marbre, mais elle doute qu'il soit capable de l'inverse et feindre l'émotion. Il est bel et bien anxieux.

- Est-ce que ça pourrait être quelque chose que quelqu'un a dit en thérapie ? lui propose le médecin.

La suggestion provoque immédiatement un mouvement de tête à la négative chez son patient.

- Non, il réfute sans hésitation.

- Pourquoi pas ? elle s'étonne de sa soudaine certitude.

- Parce que j'écoutais pas, il avoue sans complexe.

Il a fait un effort, depuis qu'il a retrouvé la parole, pour assister aux séances, mais ça ne l'emballe pas plus que ça. Ça lui semblait déjà barbant lorsqu'il observait le cercle de loin, et y être assis ne contredit pas cette impression. Il n'a encore jamais activement participé, et il a à chaque fois rapidement perdu le fil des échanges par manque d'intérêt pour ce qui était dit. La plupart des patients sont plus jeunes que lui, et s'il peut comprendre leurs soucis et compatir, il a tout de même du mal à s'en sentir concerné. Il n'est pas suicidaire ; c'est quelque chose d'autre qui débloque chez lui. Il n'est donc pas bien placé pour leur donner des conseils, et ils ne pensent pas qu'ils puissent en avoir pour lui.

Le Docteur ne se formalise par de cet aveu. Ce n'est pas la première fois qu'elle l'entend, même si usuellement il n'est pas offert avec une telle franchise. Ou alors, c'est plus dans la provocation, ce qui n'est pas le cas ici.

- Qu'est-ce que tu faisais, alors ?

- Je regardais autour de moi, Caesar reste vague, haussant une épaule, à nouveau incertain.

- Donc, tu aurais vu quelque chose, tente de statuer la psychiatre.

- Vous savez, j'ai déjà eu cette réflexion. J'ai déjà cherché ce qui pourrait m'inquiéter comme ça, il lui fait soudain remarquer.

L'exercice ne fait qu'augmenter son malaise. Ils sont en train de ressasser tout ce qu'il a déjà ruminé. Il n'y a pour lui pas encore eu de valeur ajoutée à cette entrevue. Il a passé un week-end moisi. Il n'a rien dit lors de sa séance de la veille parce qu'il n'avait pas encore réussi à s'arrêter sur un terme pour décrire ce qui se passait, et aussi parce qu'il pensait que ça pourrait disparaître tout seul, comme s'était apparu. Sauf que ça ne s'est pas amélioré. Au contraire. Si quoi que ce soit, ça a empiré, enflé.

Kennedy ne se départit par de son calme même face à l'évident agacement de son patient :

- Je n'en doute pas. Mais ça peut toujours aider d'avoir un point de vue extérieur.

- Je pense que quelque chose ne va pas, il lui offre alors la conclusion à laquelle il est arrivé par lui-même.

Il a dans la voix la même certitude qu'il a employée pour dire qu'il savait que ce n'était pas quelque chose qui aurait été dit en thérapie de groupe qui l'a rendu inquiet. Sa psychiatre fronce les sourcils, ayant peur de comprendre où il veut en venir :

- Chez toi ?

Après avoir passé tout ce temps en silence à réfléchir, le jeune homme ne lui a toujours pas fait part de ce qui est ressorti de cette période d'introspection. Il se pourrait que ce soit ce qui le rende nerveux aujourd'hui. Vendredi dernier était aussi le lendemain de son retour à la parole, après tout. Et ils n'ont plus évoqué le sujet après la séance du jour-même. Si c'est réellement sa conclusion, que quelque chose ne va pas chez lui, elle s'en désole d'avance.

- Non. Dehors. À la maison, il la corrige cependant.

Il ne prend pas la peine de souligner que, s'il n'y avait pas quelque chose qui cloche chez lui, il ne serait pas dans cet institut en premier lieu. Entrer dans ce débat avec son interlocutrice serait stérile, car ils n'ont certainement pas la même vision des choses. Elle pense sans doute que c'est péjoratif de dire ça, que personne n'a jamais rien qui cloche, qu'il s'agit simplement de différences entre les individus. En termes de communication positive, il comprend l'objectif. Néanmoins, en ce qui le concerne, il a plutôt envie de regarder les choses en face et admettre qu'il y a bien un souci, quitte à simplement ne pas considérer ça comme un critique mais un fait. Puisque les deux points de vue reviennent au même, il ne compte pas ergoter.

Pendant ce temps, à sa réponse, le médecin est passée d'inquiète à perplexe. Elle est de retour sur cette impossibilité qu'il soit au courant que quoi que ce soit sort effectivement de l'ordinaire pour sa famille.

- Dehors ? Tu n'as aucun contact avec l'extérieur. Et quoi qu'il en soit, ton job tant que tu es ici est de prendre soin de toi, rien d'autre, elle lui rappelle, citant la norme en vigueur vis-à-vis de la thérapie qu'il suit.

Elle cherche surtout à gagner du temps pour cacher son trouble. Il ne serait pas le premier patient à tourner en rond à l'institut et s'inquiéter du monde extérieur, mais sans doute serait-il le premier à le faire à raison, en tous cas sans que la situation problématique qui le préoccupe ait précédé son internement. Il n'y a pourtant absolument aucun moyen qu'il soit au courant de ce qui est arrivé à sa petite sœur. Le Docteur en est certaine. Et même si c'était le cas, il ne jouerait pas avec elle, et aborderait la question directement. Il a suffisamment insisté sur sa lassitude des faux-semblants pour qu'elle n'en doute pas.

- Mais si quelque chose allait vraiment mal ? insiste l'adolescent.

Il est intimement convaincu que c'est le cas, même s'il est incapable d'expliquer comment ou pourquoi, aussi bien à lui-même qu'à sa thérapeute. À être enfermé ici, au calme, il a beaucoup de temps pour réfléchir. C'est resté vrai même après qu'il s'est remis à parler. Sur le principe, il comprend que ce soit le but de la manœuvre : on isole les patients justement pour leur donner l'occasion de prendre du recul. Et il ne va pas nier que c'est efficace, même s'il n'a pas encore toutes les explications à ce qu'il a fait. Pourtant, aujourd'hui, il se demande s'il n'est pas tombé dans l'excès inverse.

- Comme quoi ? Et qu'est-ce qui te le ferait penser, pour commencer ?

Kennedy essaye de comprendre comment il pourrait s'être rendu compte de quoi que ce soit, tout en espérant que son sentiment vienne d'ailleurs. Personne à part elle parmi le personnel de l'institut n'a été informé en détails des raisons des absences à venir de Mae, et aussi difficile ce soit, elle est habituée à garder ses expressions faciales sous un certain contrôle. Elle ne pense pas avoir laissé paraître quoi que ce soit en session la veille. Et quand bien même, il peut y avoir beaucoup d'autres raisons à une inquiétude de sa part qu'un souci au dehors. Elle côtoie des adolescents suicidaires à longueur de journée ; ce n'est pas exactement l'occupation la moins stressante qui soit. Pourquoi et comment Caesar aurait-il compris qu'une quelconque préoccupation de sa part le concernerait ?

Pour toute réponse, et contre toute attente, l'adolescent cherche à confirmer une information à laquelle il ne devrait pas avoir accès. Encore une autre. Et même plusieurs.

- Mon père est venu Vendredi après-midi, pas vrai ? Et pas hier, alors que le Lundi est son jour de visite habituel ?

- Comment est-ce que tu pourrais savoir son programme de visite ? l'adulte tente de le faire élaborer le raisonnement l'ayant amené à ces conclusions.

L'explication la plus simple serait qu'il s'est introduit dans l'aile des visiteurs, ou a eu accès au registre. Mais aucun de ces scénarios ne correspond au profil de Caesar. Ce n'est pas du tout le genre d'ado rebelle qui cherche à transgresser les règles. Surtout sans aucune raison. Et elle a toute confiance en son équipe soignante pour ne rien avoir soufflé du changement d'habitude d'Alek aux patients. Comment peut-il émettre cette hypothèse, alors ? Et sans faire erreur, qui plus est.

- Je sais pas. Je le sais, c'est tout. C'est ce qu'il y a de plus logique. C'est mon père, il doit s'inquiéter pour moi en permanence depuis que je suis ici, alors après un week-end sans nouvelles, il voudra venir aussi tôt que possible, Caes offre un semblant de justification.

La seule chose dont il est ouvertement au courant, c'est qu'il est possible pour un de ses proches de venir prendre de ses nouvelles à l'institut cinq après-midi par semaine, les mêmes jours où il a lui-même une séance avec son médecin. À partir de là, il reste tout de même un grand bond presque inexpliqué dans sa démonstration. Et pourtant, il arrive à la bonne conclusion.

- C'est un raisonnement qui tient la route, est tout ce que le Docteur peut dire.

Elle hoche la tête, le temps de trouver sur quoi elle pourrait enchaîner sans confirmer les déductions du jeune homme. Si ce n'était que l'emploi du temps des visites de ses proches qu'il avait deviné, elle aurait sans doute pu lui laisser savoir qu'il avait vu juste. Mais étant donné le reste de ses suppositions, elle ne peut pas se permettre de lui confirmer quoi que ce soit. Il est encore trop fragile.

- Vous n'allez pas me dire pourquoi il a changé d'habitude, huh ? devine le grand brun.

Le sourire de Joconde qu'elle commence à bien lui connaître s'esquisse sur ses lèvres, comme à chaque fois qu'il pose une question rhétorique. Parfois, elle se demande si elle va être capable de démêler l'énigme qu'est Caesar Quanto. Retroussant mentalement ses manches, elle décide de se pencher sur la partie des conclusions du jeune homme qu'il n'a pas encore justifiée :

- En admettant que ce soit le cas, en quoi est-ce que ça signifierait que quelque chose de grave s'est produit ?

Sa frustration à son comble, Caesar éclate. Serrant les poings, il est proche de se lever de son siège :

- Je sais pas ! J'arrête pas de vous dire que je sais pas ! Mais j'en suis sûr, et j'aimerais bien arrêter de me demander comment, pour ne pas en venir à ce que j'ai fait la dernière fois ! il s'exclame.

- La dernière fois ? relève Kennedy, soudain perdue.

Les épaules de Caesar s'affaissent légèrement, comme s'il regrettait d'en avoir trop dit. Il baisse les yeux et déplie lentement ses doigts. Avant de répondre, il contemple un long moment le bord de son bandage sur son poignet, qu'il porte toujours alors qu'il n'en a plus besoin et dont un fin liseré dépasse de la manche de son pull :

- … Ça - la façon dont je me sens maintenant - c'est exactement comme ça que je me sentais juste avant de m'ouvrir le bras. Je l'ai fait pour que ça s'arrête, il révèle alors, marquant fortement la ponctuation, comme pour donner du poids à ses mots pourtant déjà lourds de sens.

Il ramène son regard à sa psychiatre pour la voir avoir un mouvement de recul. Elle est prise de court par sa soudaine mention de son automutilation. Jusqu'ici, il ne l'avait encore jamais évoquée en session. Elle ne pousse jamais ses patients à aborder le sujet, leur laissant le temps d'y venir à leur propre rythme, s'ils décident d'y venir un jour. Elle peut cependant usuellement deviner à quel moment ils vont enfin avoir le courage, l'envie, ou le besoin d'en parler. Avec Caesar, elle n'a rien vu venir.

Mais même si ça avait été le cas, elle ne sait pas si elle aurait mieux su quoi lui répondre. Clairement, comme elle l'avait déjà établi, il n'a pas envie de se faire du mal à nouveau. Et c'est bon signe. Mais il est également, d'après ce qu'il est en train de lui dire, dans l'exact état émotionnel qui l'a conduit à se blesser. Et elle ne sait pas trop ce qu'elle pourrait faire pour l'en sortir. Elle ne sait pas comment il a su pour sa sœur, si c'est seulement réellement ce qui le dérange. Et elle ne pense pas que tout lui raconter l'aiderait particulièrement à calmer son anxiété, sans compter que ça irait à l'encontre des demandes expresses de son père. Tout ce qu'elle va pouvoir faire, c'est tout bêtement s'efforcer de le faire penser à autre chose. Mais même si elle y parvient, elle se doute que ça ne sera pas une solution pérenne. Ils ont encore beaucoup de travail devant eux, tous les deux.

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