2x03 - Prise au piège (4/17) - Motion de censure

Après leur cours de Mathématiques du Mardi matin, la classe d'Ellen et Nelson dispose d'une heure de libre avant celui de Physique-Chimie. Malgré la charge de travail allégée associée à la période de l'année scolaire, les deux amis n'en profitent cependant pas pour vaquer à d'autres activités, comme la plupart de leurs camarades. Au lieu de ça, ils s'en tiennent à leur habitude de la bibliothèque du lycée. Le peu de routine qui leur reste est leur ancre.

Assis à une table, ils se penchent en silence sur le peu de devoirs qu'ils ont. Ils essayent de se distraire, de faire comme si tout était normal, mais l'absence de leur troisième mousquetaire se fait cruellement ressentir. Ces derniers jours, Nels comprend mieux l'effet que sa prise de distance a dû faire à ses deux copines, du temps où il était avec Degriff d'abord, puis suite à sa rupture avec elle, à cause du rôle qu'elles ont joué dedans. Quant à la petite marginale, elle se dit qu'elle se trompait en pensant que le déséquilibre de son groupe ne pourrait jamais être pire qu'il ne l'était durant cette période-là. Au moins, elles savaient où était Nels. Et même si elles n'étaient pas satisfaites de celle qu'il fréquentait, elles savaient qu'il allait bien par ailleurs. Aujourd'hui, ils ne peuvent hélas pas en dire autant de Mae.

Ils ont presque réussi à s'hypnotiser eux-mêmes lorsqu'une voix masculine leur fait lever la tête :

- Hey…

La brève salutation est rapidement suivie du bruit d'une chaise qu'on soulève et recule pour y prendre place, même si avec la discrétion due à l'endroit où ils se trouvent. Le rédacteur en chef du journal du lycée prend ensuite place à leur table sans en avoir demandé la permission. Ce n'est pourtant pas ce léger manque de courtoisie qui retient particulièrement l'attention d'Ellen, mais le simple fait qu'il les aborde :

- Er… Salut, Bren. Ça va pas ? elle s'enquiert.

Elle a été la première personne à qui il est venu parler en revenant au lycée le lendemain de l'enlèvement de Mae. La nouvelle lui avait déjà été transmise la veille au soir, Sam s'étant chargé personnellement de prévenir les deux meilleurs amis de sa nièce avant qu'ils ne l'apprennent par un autre biais, mais l'adolescente à bonnet avait quand même apprécié le geste du journaliste. Après ça, Brennen ne l'avait néanmoins pas spécialement côtoyée plus que d'ordinaire, lui laissant son espace. Ce qu'elle avait apprécié aussi, d'une certaine manière. Son approche aujourd'hui a donc de quoi la surprendre.

- Vous êtes les seuls à ne pas me dévisager comme un extraterrestre, mais à part ça, ça va. Et vous ? Vous tenez le coup ?

Il est tout simplement venu vers eux par solidarité dans l'adversité. Pour quelqu'un d'aussi célèbre sous son nom de plume, le grand adolescent n'est pas friand d'attention. Il avait déjà assez mal vécu les œillades curieuses lorsque la nouvelle s'était répandue que c'était lui qui avait trouvé Caesar, et cette nouvelle fois au milieu de la dernière intrigue locale en date n'est pas différente. Il est d'ailleurs justement venu dans la bibliothèque en espérant n'y trouver presque personne, à la base. À vrai dire, jusqu'à maintenant, il pensait avoir de la graine à prendre des deux plus jeunes, qui lui ont parus particulièrement imperméables au regard des autres ces derniers jours. En les voyant là, il se dit cependant que ce n'était peut-être qu'une impression de façade, et qu'ils cherchent tout autant à se cacher que lui.

- On tient le coup, confirme pourtant l'excentrique.

Depuis que son amie a été enlevée, elle ne porte que des accessoires noirs. Elle n'a plus le cœur à arborer des couleurs. Elle s'efforce de rester optimiste, mais son inquiétude transparaît dans ses choix vestimentaires.

- Faut dire aussi que ton superbe coquard n'aide pas à te faire passer inaperçu, fait quant à lui remarquer Nelson à l'autre adolescent, grimaçant par empathie.

À ce commentaire, Bren porte malgré lui le bout des doigts aux contours violacés de son orbite. C'est l'un des quelques cadeaux empoisonnés que lui ont laissé les kidnappeurs. La crosse du fusil lui a aussi entaillé la pommette, et il s'est égratigné un coude et le talon de l'autre main en tombant. Comme si le souvenir à lui seul n'était pas suffisamment traumatisant.

- Je sais. J'espère que le conseil que m'a donné Jack va effectivement accélérer sa résorption, parce que j'en peux plus que tout le monde me fixe comme ça, acquiesce le journaliste.

- T'as parlé à Jack ?! relève Ellen, les yeux en soucoupes, éberluée.

Il y a deux raisons à son étonnement : la première, c'est que depuis ce qui est arrivé à Caesar, Jack ne parle pour ainsi dire à personne. En tous cas, pas pour autre chose que pour chercher la bagarre. La seconde, c'est qu'à la minute où il a appris pour Mae, le lendemain des faits, Jack a quitté l'établissement en tornade, sans paraître avoir l'intention de revenir de sitôt. Fidèle à lui-même, il avait pratiquement agressé le groupe dont il avait entendu la conversation sur le sujet, mais au lieu de déclencher une rixe comme tout le monde s'y attendait, il avait simplement pris la tangente, sans aucune explication, pas même à ses professeurs. Et comme ses gardes du corps ne sont chargés que de sa sécurité et pas de son assiduité, ils n'avaient rien fait pour empêcher son départ et lui avaient simplement emboîté le pas. L'histoire ne dit pas s'il les a semés par la suite, mais il n'avait pas semblé essayer de leur échapper, ce qui est également inhabituel pour le jeune prodige. Rien qui ne laissait présager qu'il engagerait la conversation avec qui que ce soit dans les environs avant un moment, donc.

- Il était dans les locaux hier, informe Brennen, factuel.

Il n'en sait pas beaucoup plus sur le sujet. Dans l'état où est le génie tatoué, même si qui que ce soit avait des infos à transmettre sur lui, le reporter en herbe doute que cette personne oserait. Alors, il est tout autant dans le noir que tout le monde sur la question.

- Et il t'a parlé ?! poursuit la jeune fille, qui n'en revient toujours pas.

- J'étais surpris aussi. Mais il est venu directement vers moi, valide à nouveau le jeune homme, haussant une épaule.

- Qu'est-ce qu'il te voulait ?

Cette fois, c'est Nels qui a posé la question, curieux à son tour. Il laisse aussi à Ellen le temps de se remettre de sa stupéfaction. Ce qui s'est passé a complètement chamboulé leur rythme de sommeil, leur appétit, toutes leurs habitudes. Dire qu'ils sont à côté de la plaque est en-dessous de la vérité.

Brennen hésite avant de répondre, mais finit par le faire, même si comme à regret :

- … Mon témoignage, il leur apprend.

Il aurait préféré ne pas aborder ce sujet, surtout avec eux deux, mais il ne peut s'en prendre qu'à lui-même pour avoir mentionné Jack en premier lieu. Ça lui a échappé. Et puis, de toute façon, aussi douloureux le thème de l'enlèvement de Mae soit-il, il s'en voudrait de leur cacher quoi que ce soit qui le concerne de près ou de loin, peu importe combien ça peut être insignifiant. Il n'arrive pas trop à imaginer ce qu'ils sont en train de traverser. Ces trois-là sont tout le temps fourrés ensemble. Ou tout du moins, ils l'étaient… La seule fois où il y a eu schisme, ça a fait plusieurs fois sensation dans son journal. Par sa propre plume. Il n'a pas d'ami qu'il considère aussi proche que ça, mais même si ça fait un certain temps qu'il ne voit plus ses frères tous les jours, la simple idée d'apprendre qu'ils ont disparu, même sans intervention extérieure, le tétanise. Et là, Ellen et Nelson ont la certitude que ce qui s'est passé est un acte de malveillance. Et ils ne peuvent rien faire pour résoudre la situation. Ça doit être une torture.

- Quoi ? Pourquoi ? interroge Nelson en fronçant les sourcils.

Il ne comprend pas. Son témoignage de quoi ? Et qu'est-ce que Jack peut bien manigancer, au point de sortir de sa spirale autodestructrice ?

- Er… J'étais trop content qu'il ne veuille pas me tabasser pour avoir été celui qui a trouvé Caesar pour le lui demander, avoue l'autre avec une nouvelle grimace embarrassée, cette fois par son manquement à son rôle de journaliste.

La curiosité est usuellement son trait de caractère dominant, mais lorsque Jack l'a intercepté à la sortie de son cours de Biologie la veille, son cerveau a cessé de fonctionner normalement. Ses collègues ont tous déguerpi aussi vite que possible, et il aurait vraiment aimé avoir le loisir d'en faire autant. Le petit blond était resté étrangement calme, oui, mais pas exactement rassurant dans son comportement pour autant. Comme il n'avait en effet pas eu affaire à lui depuis ce qui est arrivé avec Caesar, et qu'il avait parfaitement conscience de l'attitude qu'il avait adoptée à partir de ce moment-là, Brennen avait toutes les raisons de penser que le surdoué ne lui voulait pas du bien. Et pourtant, au bout du compte, l'interaction s'était relativement bien passée. Elle s'était même conclue par un conseil d'ami pour le traitement des ecchymoses faciales…

- T'as pas trop d'bol avec les Quanto, en fait, remarque alors le grand adopté, une moue perplexe aux lèvres.

Il vient seulement d'être frappé par le fait que Brennen Watson est un point commun entre les deux dernières tragédies ayant frappé la famille de sa meilleure amie. Comme il était justement aux côtés de celle-ci, il n'a pas fait partie de ceux à retenir des regards inquisiteurs à l'égard du journaliste.

- Il était pas là quand Caes a pris la place de Jack, propose gentiment Ellen, croyant défendre son confrère journaliste.

- Aucun de vous ne me fait me sentir mieux ! se plaint malgré tout l'intéressé, écartant les mains d'impuissance face à ce constat hélas véridique.

Il n'est même pas spécifiquement ami avec l'un ou l'autre du frère et de la sœur ! Et puis, il était avec Mae quand elle s'est fait enlever uniquement parce qu'il a trouvé Caesar après sa tentative de suicide, donc, quelque part, sa présence aux deux scènes de drame est simplement une seule coïncidence qui se poursuit et non pas deux coïncidences distinctes. Au final, c'est surtout leur famille qui n'a pas de chance, pas lui.

- Désolés… Tu as écrit ton prochain article ? Tu m'as dit une fois que les écrire t'aidait à digérer certaines choses, la jeune fille gantée tente de rattraper sa maladresse.

À cette question, Nels tique. Il a un mouvement de tête d'abord, comme un sursaut robotique, avant de s'exclamer :

- De quoi ?!

- J'ai du mal à commencer, répond simplement Brennen à la question d'Ellen.

Son outrage ayant été ignoré, sans doute par manque de précision dans son exclamation, l'autre garçon reprend avec plus de détails mais sur le même ton :

- Tu vas quand même pas parler de Mae dans le journal ?

Brennen a au moins la bonne grâce d'avoir l'air contrit. Il est conscient de l'opinion défavorable de son interlocuteur pour son hebdomadaire. Son amie manquante n'était pas sa plus grande fan non plus, d'ailleurs. Mais parallèlement, il a ses obligations journalistiques.

- Si je ne prends pas le sujet, quelqu'un d'autre va le demander, et je n'aurais aucune raison de le lui refuser, il se défend posément.

- Et pourquoi pas parce que c'est franchement pas un sujet de plaisanterie ? lui propose alors le plus vieil ami de la victime, choqué.

Il avait eu le tact de ne pas inclure Caesar dans sa feuille de choux, est-ce qu'il ne peut pas avoir la même attitude vis-à-vis de Mae ? C'était déjà d'hyper mauvais goût d'étendre le linge sale de son alors petite amie, mais là, ce serait dépasser les bornes.

- Personne ne pense ça. Mais c'est de l'information. Ça s'est passé juste devant le lycée ; c'est normal que les élèves veuillent en savoir plus, continue calmement Bren dans son argumentaire.

Le geste de Caesar ne regardait personne. L'encart d'Holden au sujet de sa disponibilité quels que soient les problèmes rencontrés ne peut pas être considéré comme un article au sujet du grand brun, même si ce qu'il a fait l'a directement provoqué. Un enlèvement, en revanche, peut laisser perplexe quant à sa propre sécurité dans l'établissement. De la même manière que la prise d'otages. Il a bien écrit à ce sujet-là, et ça n'a offusqué personne.

- C'est de la curiosité malsaine, voilà ce que c'est ! insiste pourtant Nelson, dégoûté.

- Nels ! Tu préfères que les gens s'imaginent tout un tas de trucs louches à propos de Mae, ou bien qu'ils aient le strict minimum pour ne pas croire n'importe quoi ? intervient alors Ellen, défendant ses idéaux.

Même les évènements récents n'ont pas réussi à ébranler ses croyances sur ce terrain. Elle oublie que son camarade n'est pas au courant de l'opposition qu'elle a déjà faite au rédacteur en chef, lorsqu'elle a estimé qu'il allait trop loin. Ça l'aiderait peut-être à comprendre. Ou en tous cas à la penser moins biaisée en sa faveur.

- Mais ça les regarde pas, mince à la fin ! son ami reste tout aussi véhément dans son opinion contraire.

Son haussement de ton fait lever les yeux au surveillant affecté la bibliothèque à cette heure-ci. Bien que discrète, cette réaction n'échappe pas aux trois adolescents, qui se tortillent alors chacun sur leur chaise afin de se redonner une contenance.

- Les parents veulent savoir si leur enfant risque de se faire kidnapper en sortant du lycée, continue de raisonner Brennen avec pragmatisme.

- Ils savent déjà ça ! Grâce au communiqué du Principal ! rétorque Nelson.

Il a baissé d'un ton, mais il ne s'exprime pas moins sèchement qu'auparavant. Et puis, d'abord, il croyait qu'on n'écrivait pas sur les affaires en cours ? Tant que Mae n'a pas été retrouvée, est-ce qu'il n'y a pas un genre d'embargo sur le sujet ?

- Et les élèves veulent être tenus au courant de ce qui est arrivé à l'une des leurs. Peut-être qu'ils ne connaissent pas Mae directement, mais son sort les concerne quand même, poursuit l'autre dans son plaidoyer.

Cette idée-là, Nelson a plus de mal à la contredire du tac au tac. Et même en y réfléchissant, il ne voit pas ce qu'il pourrait avoir à y redire. Il n'avait pas pensé à cette éventualité, en fait. Il a une vision tellement négative des gens qui lisent le journal du lycée, depuis qu'il en a été un sujet central, qu'il ne leur aurait pas naturellement prêté de bonnes intentions. Mais il doit bien admettre qu'il se sentirait concerné s'il arrivait quelque chose à quelqu'un de sa classe, même sans qu'il en soit proche. Et il ne voit pas quel mal il y a à s'inquiéter de quelqu'un. Mais quand même, un article de journal lui paraît être une drôle de façon d'exprimer sa sollicitude…

- Pff. Je sais pas pourquoi t'essayes de me convaincre, on sait très bien que je peux pas t'empêcher de faire quoi que ce soit, il conclut au bout d'un instant, changeant légèrement de sujet pour ne pas avoir à ouvertement s'avouer vaincu.

- Tu sais quoi ? Quand j'aurai écrit cet article, je te le ferai relire. Et si ça te plaît pas, je reporterais la parution et le réécrirais jusqu'à ce que tu approuves, lui propose alors Bren.

Le procédé de validation de ses écrits ne l'a jamais effrayé, bien au contraire. Il a même tendance à chercher un œil extérieur avant de publier quoi que ce soit. Et le plus concernée par son sujet la personne est, le mieux il s'en porte. C'est comme ça qu'Ellen lui a évité de sortir son article sur Mae et Strauss, et donc causer pas mal de dégâts. Le reste du temps, si ça n'est pas toujours aussi utile que ça, la manœuvre permet au moins de traquer les deux ou trois dernières fautes d'orthographe qu'il aurait laissées passer dans son texte.

Nelson est un peu dérouté par cette offre, et plisse les yeux sous le coup de la perplexité :

- … Tu te rends compte que tu pourrais ne jamais le sortir, ton article, si tu fais ça ?

- C'est toute la confiance que j'ai dans mon intégrité journalistique, ne se défile pourtant pas le moins du monde le jeune reporter.

Le sourire au coin de ses lèvres est presque arrogant, mais ceux à qui il s'adresse ne lui en tiennent pas rigueur.

- Okay. Marché conclu, accepte donc l'autre, hochant la tête.

Les deux garçons se serrent ensuite la main, pour entériner leur accord, sous le regard satisfait de leur amie commune. Tout en se disant qu'elle aurait préféré qu'ils arrivent à s'entendre en d'autres circonstances, Ellen ne peut pas s'empêcher de remarquer qu'il faut toujours une sorte de situation de crise pour qu'elle arrive à réconcilier l'un ou l'autre de ses meilleurs amis avec ses convictions médiatiques. Pourquoi est-ce que la plupart des gens ont-ils tant de mal à accepter l'impartialité des nouvelles ? Qu'il est nécessaire de couvrir tous les sujets de la même façon, que c'est le seul moyen de réellement informer les gens, et que les sentiments personnels ne peuvent pas avoir une place là-dedans ?

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