2x03 - Prise au piège (2/17) - Monde à l'envers

Sing Sing à ses côtés, Sam passe son SD à hauteur de la serrure de la porte d'entrée de la maison de son frère, et entre dès qu'elle s'est déverrouillée. Il n'a pas toujours eu besoin de faire ce geste pour obtenir ce résultat. C'est un développement récent. En les circonstances, Alek a augmenté la sécurité de son domicile. Ça semble, à lui-même comme aux autres, bien peu et bien tard, mais ça lui a permis de ne pas complètement s'effondrer les premiers jours, d'avoir le sentiment d'agir de manière concrète.

Une fois dans le hall, le maître-chien ne prend pas la peine de déposer sa veste sur un porte-manteau, car il ne prévoit pas de rester très longtemps. Sans s'arrêter, il traverse le couloir jusqu'à atteindre le bureau de son aîné, sur la gauche. Il sait que c'est là qu'il le trouvera, parce que c'est là qu'il l'a systématiquement trouvé depuis cinq jours, dans divers états.

La porte du local est ouverte, laissant voir que le propriétaire des lieux s'y trouve effectivement. Cette fois, le barbu est virtuellement enseveli de fichiers divers et variés, auxquels l'inspecteur doit bien avouer ne pas comprendre grand-chose. À ses traits hagards, l'ingénieur n'est pas beaucoup plus avancé, mais c'est sans doute plus dû à son état de fatigue prononcé qu'à une réelle méconnaissance de ce qu'il a sous les yeux. Le sommeil le fuit depuis quelques jours, et en plus de ça, il n'a pas particulièrement fait d'effort pour le rattraper.

- Hey.

Malgré la douceur employée par Sam pour attirer l'attention de son frère, ce dernier sursaute tout de même en se retournant vers lui.

- Tu as des nouvelles ? interroge immédiatement le père de famille, une pointe d'alarme dans sa voix.

Il ne sait pas vraiment quelle heure il est, et n'est pas bien certain de la date non plus. Par conséquent, il ne saurait pas dire à quand remonte la dernière visite de Sam.

- Non. Je suis passé par les Personnes Disparues avant de venir, mais ils n'ont rien de plus qu'hier. Rien de concluant, en tous cas, répond le maître-chien d'un ton égal.

Ça lui fait mal de terrasser la lueur d'espoir dans le regard de son frère, mais il préfère ne rien lui cacher. Ou a minima ne pas lui donner de faux espoirs. Une autre camionnette ayant pu avoir transporté Mae à un moment donné a été retrouvée au Sud de Chicago, mais elle a été immolée comme la précédente, et il n'y avait pas plus de preuves alentours. À partir du moment où son SD a été récupérée le lendemain de l'enlèvement, accrochée au-dessous de la carlingue d'un semi-remorque sans conducteur en bonne voie pour le Sud-Ouest, il était certain que la traque serait presque impossible pour les autorités, même avec les témoignages de Jena et du jeune Brennen Watson. Les types qui ont fait ça étaient des professionnels. Pour toutes leurs ressources et leur expertise, ses collègues piétinent.

- Oh. D'accord. Pas très surprenant, Alek accepte en baissant la tête.

Il ne sait pas très bien pourquoi il est déçu. Aussi paradoxal ce soit, il aurait encore plus d'ennuis qu'il n'en a déjà, si la Police avait retrouvé la trace de Mae. Mais au moins, ils auraient retrouvé sa trace…

Sentant sa détresse, Sing s'avance jusqu'à lui et vient poser son menton sur sa cuisse. L'ingénieur l'accueille d'une caresse sur le sommet du crâne, mais il n'a pas la force de lui sourire. Est-ce qu'il comprend ce qui se passe ? Est-ce qu'il se rend compte que Mae manque à l'appel ? Comme il accompagne Sam à l'Institut Lakeshore chaque Mercredi, il sait où est Caesar, même s'il n'est plus en contact direct avec lui, mais combien de temps va-t-il falloir à l'animal pour qu'il prenne conscience que l'absence de sa cousine adoptive n'est pas normale ?

- Tu devrais leur parler, tente alors le benjamin, mains dans les poches, s'appuyant de l'épaule au chambranle, comme il le fait souvent.

- Et leur dire quoi ? le barbu rétorque un peu sèchement, relevant les yeux de son visiteur quadrupède à celui bipède.

Sam a toujours trouvé un peu idiot qu'on lui dise qu'il a les yeux perçants simplement parce qu'ils sont bleus, alors que ceux de son frère, marron, sont capables d'une telle intensité. Ou peut-être que c'est uniquement son propre ressenti, justement parce qu'il s'agit de son grand frère. Le fait qu'Alek fasse plus souvent transparaître la bienveillance que la dureté dans ses regards doit également participer à rendre ses œillades noires encore plus percutantes, par contraste.

- On sait qui l'a prise, Al'. Et même avec cette info, c'est loin d'être gagné. Là, on laisse les spécialistes se disperser pour rien, le maître-chien argumente sa proposition, sans se démonter bien que sans répondre à la question.

Dès le moment où un officier en uniforme était venu frapper à sa porte afin de l'informer de ce qui s'était produit, Alek avait su que DeinoGene étaient responsables, ou tout du moins leur funeste leader. Des hommes en tenues d'assaut entièrement noires ? Il n'en a croisés que deux fois de près, et en dehors du fait qu'il sait les preneurs d'otages de Walter Payton décédés, il ne voit pas pourquoi ils s'en prendraient à sa fille en particulier. Parce que c'est son frère qui s'est fait passer pour leur cible ? Pas crédible. Non, il est évident que le Docteur Vurt a réussi à mettre ses menaces à exécution. Et il n'a rien vu venir…

- On ne sait pas qui l'a prise. Ce qu'on a, c'est une vague idée de "quoi". Ce serait comme… blâmer le carburant lors d'un accident de voiture, oppose Aleksander en secouant la tête, pas d'accord avec son cadet.

- On peut tirer plein d'infos d'un carburant, objecte Sam en retour, rentrant malgré lui dans la maladroite métaphore.

- Je ne peux pas exposer Caroline et Robert ! Je ne peux pas, éclate alors l'ingénieur.

Il se lève enfin de sa chaise, le molosse à ses pieds s'écartant sur son passage sans se formaliser. Ce qui torture sans doute le plus le père de famille est le fait d'avoir envisagé ce à quoi il se refuse aussi catégoriquement aujourd'hui. Mais il a pris sa décision, et il sait qu'il ne pourrait pas se regarder dans un miroir s'il agissait autrement, alors il va s'y tenir. S'il doit mettre les enfants d'autres en péril pour récupérer sa fille, mérite-t-il réellement de la récupérer ? De toute façon, il est loin d'être convaincu que les forces de l'ordre puissent lui venir en aide pour retrouver Mae, même si elles étaient au courant de tout ce qu'il a dissimulé ces derniers mois. Si la Sécurité Intérieure n'a pas réussi à éradiquer toutes les branches de DeinoGene alors que l'organisation avait des connexions officielles, comment est-ce que qui que ce soit pourrait espérer les déterrer alors qu'ils sont désormais entièrement clandestins ? Même lui lutte pour ne pas se résigner à en être incapable. Et pourtant, il a justement l'aide de deux téléversés, ce qui est tout de même supposé être un avantage non négligeable.

- T'es pas obligé. Invente un truc. Tu l'as fait une fois, insiste Sam.

Il comprend les réticences d'Alek, mais il est également convaincu que ne pas faire appel à ses collègues est la mauvaise décision. À l'heure actuelle, la brigade des Personnes Disparues sont à des lieues de s'imaginer que l'enlèvement peut avoir eu à voir avec le père de la victime. Ce n'est pas du tout une avenue qui leur paraît plausible. Ils envisagent même que ça ait été aléatoire. Ils pataugent, et très honnêtement, il est difficile de leur en vouloir.

- Et c'est justement pour ça que je ne peux plus ajouter aux mensonges ! Je suis dans une impasse. D'après le rapport officiel, l'attaque de mon labo était une erreur. Sans revenir sur mon témoignage, et me décrédibiliser au passage, je n'ai aucune preuve que Vurt en a après moi, Alek écarte l'idée.

Il y a clairement déjà réfléchi. Passé le choc initial, c'est tout ce qu'il a fait, ces cinq derniers jours : chercher une manière de se sortir du bourbier dans lequel il est empêtré. Il a une conscience aiguë qu'il est à l'origine de toute cette terrible situation. Il pensait l'avoir sous contrôle. Il se sent si prétentieux…

- Erreur ou pas, tu as quand même été le point de départ de leur chute. Ça reste une bonne raison de t'en vouloir, poursuit l'inspecteur de son côté, tenace.

Juste après l'attaque du laboratoire de son frère, il avait émis des réserves à l'idée de désinformer les enquêteurs militaires. Mais il avait fini par accepter, les arguments en faveur de cette marche à suivre valides. Alek avait raison à l'époque et il a raison maintenant : Caroline et Robert ne peuvent pas être exposés. L'oncle est néanmoins assez surpris de se voir aujourd'hui être celui qui pousse à l'intox de ses collègues. Mais il ne sait que trop bien que ne rien dire est pire que de n'en dire qu'à moitié, dans une enquête. Un peu d'information est toujours mieux que pas du tout. Et les gens de la brigade des Personnes Disparues sont compétents. Peut-être pas de la même manière qu'Alek, mais compétents tout de même. On pourrait même dire complémentaires. Ils iraient forcément plus loin ensemble qu'en cherchant chacun de leur côté.

- Leur chute. Oui. Autre obstacle : comment est-ce que je convaincs qui que ce soit que l'agence de surveillance la mieux informée du continent a échoué à sa mission ? enchaîne Alek dans ses objections.

Il est tout aussi persévérant que son frère, même si usuellement beaucoup plus raisonnable. L'inversion des rôles n'est pas sans déplaire au plus jeune. Le maître-chien ne se laisse cependant pas décourager :

- Ça arrive tout le temps, de laisser des partisans filer, dans ce genre de démantèlement.

Las de devoir avoir avec son frère la même discussion qu'il a déjà eue avec lui-même, l'aîné tente alors de couper court au débat :

- Sam. Je sais tout le respect que tu as pour tes collègues, et la confiance que tu places en eux. Et dans la plupart des circonstances, je partage ces sentiments. Mais pas là. Je n'ai rien vu venir. Moi. Alors que j'utilisais tous les moyens à ma disposition pour surveiller mes arrières. Non seulement je ne pense pas que les forces de l'ordre me seraient d'une quelconque aide, mais quels que soient les plans de Vurt pour Mae, je ne crois pas qu'impliquer les autorités améliorerait sa situation.

Les premiers jours, sûrement par respect de son état de choc, Sam n'avait pas insisté pour partager ce qu'ils avaient caché jusqu'ici avec la brigade des Personnes Disparues. Mais à chaque visite, il pousse un peu plus dans ce sens. La vérité, c'est qu'il se sent impuissant. Il regarde les experts faire de leur mieux sans les éléments clés de l'affaire, et son frère s'épuiser à chercher par ses propres moyens tout seul dans son coin, et en attendant, personne n'est plus près de retrouver sa nièce que le jour de son enlèvement. Et qui sait ce qui peut lui avoir été fait pendant ce temps. Il en est à espérer que ceux qui l'ont prise la garde sédatée, pour qu'elle n'ait pas peur. Pas plus qu'elle n'a déjà eu peur au moment d'être enlevée, au moins. Mais son inconscience ne la protégerait malheureusement pas d'autres problèmes encore. Il faut qu'ils la retrouvent…

Voyant tout de même dans la tirade d'Alek, malgré son intention, une bonne occasion d'objecter, Sam saute dessus, tendant la main vers lui :

- Tu peux pas savoir si ce serait pire ! Tu n'as rien reçu. Pas de demandes, pas de menaces, pas de provocations, pas même une revendication.

La plupart des kidnappeurs suggèrent aux proches de leur otage de ne pas contacter les autorités. C'est classique. Classique, mais pas implicite pour autant. Tous n'ont pas les moyens de surveiller les démarches de ceux dont ils ont des exigences, et surtout la grande majorité ne sont pas prêts à mettre de sérieuses menaces à exécution. Ça pourrait être une ouverture, dans leur cas. Malgré ce qu'ils ont été capables de faire, peut-être que DG n'ont pas de réserve pour beaucoup plus. Leur silence pourrait indiquer une faiblesse.

Alek voit cependant les choses sous un autre angle :

- Exactement. Tu ne crois pas que si la Police les inquiétait, ils m'auraient enjoint de ne pas faire appel à eux ? Ils ne peuvent pas m'aider.

- Alors qu'est-ce que tu as à perdre à les tenir au courant ? conclut Sam, écartant les deux bras maintenant.

L'arrogance est un vilain défaut, mais chez les criminels, elle peut s'avérer très utile à qui souhaite les arrêter. Si vraiment la raison de leur absence de communication suite à leur méfait est leur certitude d'être intouchables, alors qu'Alek mette toutes les chances de son côté ne devrait que les flatter.

- Non seulement j'ai à perdre, mais je n'ai rien à gagner, répond simplement le plus âgé des deux, sans prendre soin de préciser, estimant que le sous-entendu est suffisamment clair.

Exposer Caroline et Robert ne conduirait pas seulement à la destruction du programme informatique à l'état duquel les deux jeunes gens sont réduits, et ainsi leur condamnation à un état comateux véritable, mais ça impliquerait également l'arrestation d'Alek pour les avoir cachés, pour trahison. Pire, s'il venait à se savoir que l'anneau a fonctionné, on pourrait chercher à le récupérer et à en faire une arme, probablement, ne s'embarrassant sans doute de personne sur son passage. Comme l'a raisonné l'ingénieur, est-ce que ce risque vaut vraiment la peine d'être encouru pour obtenir une assistance qui est loin d'être certaine de porter ses fruits ?

Frustré, Sam serre la mâchoire et se détourne de son frère, qui se rassoit dans son siège, le laissant rager en paix. Non seulement pas aînesse mais aussi par caractère, c'est Alek qui est la voix de la raison, d'habitude. Ça n'est pour ainsi dire jamais arrivé que le ton monte entre les deux hommes sans que ce soit finalement le plus jeune qui admette qu'il avait tort. Ou s'il ne l'admet pas, par fierté, qu'il le sache malgré tout en son for intérieur. L'inspecteur ne sait pas comment gérer que les rôles soient inversés de cette façon.

- C'est quand, la dernière fois que tu es sorti ? il finit par reprendre, ramenant son regard bleu à celui bien plus sombre de son frère.

- Quoi ?

L'ingénieur ne le suit pas, et c'est bien une preuve de sa lenteur d'esprit inhabituelle et donc de la légitimité de la question.

- J'ai pas l'impression que tu aies les idées très claires. Sors. Prends l'air. Vas voir Angie, conseille le benjamin, mains sur les hanches, sans s'en rendre compte en posture d'autorité.

- Prendre l'air ne va pas me faire changer d'avis, lui fait remarquer Alek.

Il voit cette suggestion comme une tactique de négociation. Sam grimace, agacé par cette présomption, même si elle est à moitié vraie, sans doute :

- Peut-être pas. Ou peut-être que si. Peu importe. Juste… Tu n'es pas en condition de quoi que ce soit, là, de toute façon.

La plus grande partie de lui veut simplement que son frère se porte aussi bien que possible malgré la situation, quoi qu'il décide vis-à-vis des autorités. Il va continuer à lui conseiller ce qu'il pense être le mieux à faire, mais au bout du compte, ce sera toujours son choix. C'est bien pour ça qu'il n'est pas allé dès le départ lui-même rencarder ses collègues. S'ils devaient ne jamais retrouver Mae parce qu'Al' ne l'a pas écouté, ils s'en voudraient tous les deux, mais ils auraient une chance de se pardonner. S'ils devaient ne jamais la retrouver pour la raison inverse, tout serait perdu. Alors, aussi frustrant ça puisse être, il laisse la balle dans le camp de son frangin.

Rappelant son chien à lui, l'inspecteur quitte ensuite les lieux sans obtenir de promesse que sa dernière recommandation sera suivie. Il a néanmoins la certitude qu'elle sera au moins prise en considération. En dépit de ses réticences actuelles, Aleksander écoute toujours son cadet avec attention et tient son opinion en haute estime. Si l'ingénieur n'est présentement pas en possession de toute la sagesse dont il fait usuellement preuve, ce qui est compréhensible en les circonstances, elle n'a pas entièrement disparu non plus. Il sait au fond de lui que Sam n'a pas totalement tort, en particulier sur ce dernier point. Et il est vrai qu'il n'a pas encore osé aller faire face à Angie depuis l'enlèvement de leur fille. Ce n'est pas faute d'y avoir songé, pourtant, mais il n'en a pas eu le courage. Il se souvient du mal qu'il a eu à lui expliquer la prise d'otages de Walter Payton alors que tout était déjà résolu, et qu'il n'y était pour rien. Et l'annonce encore plus difficile de la situation de Caesar, pourtant sous un contrôle relatif. Avouer à sa défunte épouse que leur plus jeune enfant encourt un danger qu'il ne peut pas estimer et dont il est quelque part à l'origine lui semble au-dessus de ses forces. Mais peut-être qu'il est temps. Elle a toujours été sa personne ressource. Et elle est sans doute déjà au courant, qui plus est.

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