2x03 - Prise au piège (1/17) - Tête et terre brûlées

Son hurlement avait résonné à travers tout le quartier. Strident, primitif, animal. Un cri qui traduisait une terreur aussi pure qu'intense, ressentie avant même d'avoir été comprise. Peut-être la jeune fille n'avait-elle même pas eu le temps de prendre réellement conscience de ce qui l'effrayait tant avant qu'on la fasse taire. Et ce silence après son éclat de voix… Était-il vraiment possible qu'il ait été plus terrible encore que ce qui l'avait précédé ?

Tel un éclair, Strauss s'était précipité vers l'origine du bruit. Mais lorsqu'il avait atteint l'angle de la rue, il était déjà trop tard. Trop tard pour faire quoi, de toute manière ? De quoi aurait-il bien pu être capable en les circonstances ? Même en oubliant la présence de témoins, quelle intervention était-elle à sa portée ? Ce n'était pas la première fois depuis son arrivée sur cette planète qu'il déplorait son impuissance par rapport à ses congénères, mais elle a tout de suite pris la place de la plus cruelle.

Après une grimace d'inconfort durant laquelle il prend le pont de son nez entre ses doigts, le grand alien brun rouvre les paupières. Depuis quelques jours, la corrélation entre la perte de la vue et l'intensité des souvenirs est pour lui un effet secondaire désagréable de la forme humanoïde.

À sa droite, ni Andy ni Ben ne prêtent attention à ses douloureux flash-backs. Ils en ont non seulement pris l'habitude et savent que rien n'y fait, mais ils sont en l'occurrence qui plus est concentrés sur autre chose : en contrebas de la butte sur laquelle ils se trouvent tous les trois tapis se dresse un bâtiment, oblique à trois étages, deux de ses faces parallélogrammes sans être rectangles. Plus longue que large, justement sur les côtés à forme atypique, l'enceinte est entourée de plusieurs épaisseurs de barricades aussi bien barbelées qu'électrifiées, élégamment dissimulées par de la végétation.

- Cinq jours. Il leur a fallu cinq jours pour venir ici. J'aurais pu parcourir cette distance en quelques heures, se plaint la Protectrice du trio, bras croisés et mâchoires serrées.

À peine la camionnette emmenant Mae avait-elle disparu au coin que Strauss avait déjà fait appel à ses deux acolytes, qui l'avaient alors rejoint en moins de soixante secondes. Pour Ben, qui était chez eux à ce moment-là, ça avait été une petite prouesse de célérité. Andy, qui était sur place, avait quant à elle juste perdu un peu de temps en s'excusant auprès de son bien-aimé. Ce n'est cependant pas d'avoir dû écourter sa visite auprès d'Uriel qui la contrarie à l'heure actuelle mais bien la lenteur des individus qu'ils ont pris en filature. Est-ce que les engins à moteur ne sont pas supposés permettre un déplacement rapide ? Quel intérêt d'en faire usage, si on compte zigzaguer à travers la contrée ? Pourquoi les Humains sont-ils des êtres si insensés ?!

- Ils ont mis si longtemps pour s'assurer de ne pas être suivis, répond machinalement le mathématicien.

Ce n'est pas la première fois qu'il fournit cette explication depuis leur départ de Chicago, mais il ne s'en lasse pas. Sans l'aide d'Andy, il aurait sans doute perdu le convoi de vue, ou en tous cas perdu la trace de son précieux chargement. Il s'estime déjà heureux qu'elle ait accepté d'intervenir. Elle n'a après tout jamais été enchantée par quelque complication liée à Maena que ce soit.

En plus d'avoir emprunté un itinéraire détourné pour arriver à leur destination, les mercenaires ont changé de véhicule plusieurs fois par jour, ce qui a encore ralenti leur progression. Très vite après avoir récupéré Maena, ils ont également pris le temps de changer de vêtements, et à un moment donné même d'équipe. Ben pense aussi qu'ils ont coupé et teint les cheveux de leur otage, mais il n'a pas réussi à en convaincre ses congénères. Quoi qu'il en soit, la distance parcourue à vol d'oiseau est effectivement bien plus courte que la durée du trajet ne pourrait le laisser présager.

- D'une grande efficacité, on en conviendra, continue de railler Andy, dure.

Pour elle, traquer Kayle était un défi ; traquer des Terriens, non. Même lorsqu'ils font des efforts, ils lui paraissent ridicules.

- Pour leur défense, ils ne savent pas que quoi que ce soit sur Terre dispose de notre éventail de compétences, le Soigneur de la troupe se fait à son tour l'avocat du diable.

Professionnels, les kidnappeurs ont pourtant tout fait pour brouiller les pistes. Ils ont pris soin d'éviter les caméras, et sont même passé par des endroits hors de portée des satellites. Ils ont répandu des substances conçues dissipatrices de toute trace olfactive de leur passage, et n'ont pratiquement pas parlé du voyage en plus de n'interagir avec personne qui ne soit pas de leur groupe. Mais c'était sans compter sur les systèmes d'imagerie et de perception dont sont typiquement dotés la plupart des Homiens, et d'autant plus le plus jeune de la bande, en tant que diagnosticien. Il a, à l'instar de sa comparse aux cheveux blonds, été indispensable à cette traque qui s'achève aujourd'hui.

- Je pense qu'ils ne vont plus la déplacer, à partir de maintenant. Est-ce qu'on y va ? s'impatiente Strauss.

Il trépigne de venir en aide à son amie terrienne depuis son enlèvement. C'est pour ça qu'ils ont suivi le cortège. Ils étaient les seuls en mesure le faire, et il fallait bien que quelqu'un le fasse. Il ne saurait pas dire s'ils l'auraient fait pour une parfaite inconnue, mais en le cas présent, ils connaissent la victime. Il ne pouvait tout bonnement pas rester planté là où il était sans rien faire.

- Je n'ai pas voulu me mesurer à cinq hommes dans une camionnette, qu'est-ce qui te fait croire que j'ai envie de me confronter à tout un bâtiment avec peut-être une centaine d'occupants ? lui lance Andy, rhétorique, toujours sans le regarder.

- J'en compte 80 juste derrière la première enceinte. Je ne peux pas juger pour plus profond, Ben précise l'estimation, son regard sombre transperçant pour ainsi dire les murs du bâtiment qu'ils surveillent depuis qu'ils ont vus les mercenaires y déposer la jeune fille.

La tentation a été forte de suivre les malfaiteurs qui s'en allaient après avoir effectué ce dépôt, mais le choix avait été fait de rester focalisés sur Maena. De toute manière, ils reconnaîtraient cette équipe de kidnappeurs s'ils devaient la croiser à nouveau, tout comme les autres qui l'ont précédée sur le trajet. Ces gens ne sont pas la priorité pour le moment. Pour peu qu'ils le soient un jour. Ce ne sont que des exécutants. Ce qu'il faudra éventuellement déterminer, c'est le commanditaire du rapt.

- On n'a pas fait tout ce chemin pour la laisser, insiste Strauss.

Il est conscient des ravages dont est capable sa colocataire. Sa prudence l'interpelle. Il a déjà été surpris qu'elle ne profite pas du fait que les malfrats évitaient justement tout témoin qu'il soit vivant ou numérique pour agir.

- Mon objection à notre intervention directe reste la même que pendant le transport : il y a toujours le souci de l'explication plausible. Même si on pouvait tirer Maena d'affaire, ce qui n'est même plus garanti face à cette augmentation de l'effectif entre nous et notre objectif, ce serait quoi, son histoire, en rentrant ? Qu'ils se sont rendus compte qu'ils avaient pris la mauvaise ado et l'ont laissée partir ? Ça ne va pas soulever de suspicions du tout… la blonde réitère elle aussi une explication qu'elle a déjà fournie auparavant, finissant sur le ton du sarcasme.

Elle a beaucoup plus de facilité à manier le second degré qu'elle n'a à le comprendre. Et s'adresser à des individus de même origine qu'elle est aussi une aide sur ce plan.

- Tu as passé tellement de temps à couvrir les arrières de Homiens en manque de discrétion ; comment est-ce que tu peux être si vite à court d'idées ? s'étonne le Diplomate, déçu par sa Protectrice pour la toute première fois depuis qu'il la connaît, soit de sa vie.

- Exactement. Mon job est de préserver le secret de notre existence, pas d'au contraire risquer de l'exposer pour secourir une enfant, elle lui rappelle froidement.

Elle est certes froide, mais néanmoins correcte. Le risque de découverte est trop élevé, l'amplitude de l'intervention de couverture potentielle trop grande. Toutes les situations ne se prêtent pas à une action rapide. Oui, ils ont été à l'abri des regards à plusieurs reprises sur la route, mais ce n'est qu'un gain de temps, pas une solution pérenne. Il faut qu'ils prennent du recul.

- Hey, on n'est pas loin du point de chute de Chuck et Chad, non ? Peut-être qu'on pourrait les appeler ? Ils ont des contacts. Ils auront peut-être une idée, intervient alors Ben, dans un effort pour dissiper la tension qui monte entre ses deux collègues.

Ils cherchent tous les deux à bien faire, chacun à leur façon. Malheureusement pour le Soigneur, sa propre bonne volonté ne suffit pas à faire mouche, et Andy objecte prestement :

- Comme quoi ? La Sécurité Intérieure surveillait comme par hasard ce bâtiment, au milieu de nulle part ou presque, depuis des mois, pour une raison inconnue, et ils ont surpris l'arrivée d'une tête blonde, déclenchant une descente impromptue ? Et puis de toute manière, Chuck n'utilise pas sa couverture à des fins strictement homiennes. Il se sert parfois d'interventions réelles pour agir à notre compte, oui, mais il ne crée jamais de fausses opérations. Ce serait contraire aux Accords.

Elle ne pense pas que le manque de moyens soit leur problème ici. C'est une entrave toute autre qui leur fait obstacle. Ils ont des règles à respecter. Elles ne sont pas si nombreuses, mais elles sont contraignantes.

- Ce ne serait pourtant pas si improbable que la Sécurité Intérieure surveille un laboratoire aussi près de la capitale… marmonne le soigneur, toujours sensible aux rabrouements cinglants de son aînée.

À ces mots, Andy braque sur lui un regard plissé :

- Un laboratoire ? Quel genre de laboratoire ?

- Je dirais biologie. Ou très étrange chimie, répond naïvement le mécanicien.

Il ne comprend pas ce soudain intérêt pour la qualité du bâtiment qu'ils sont en train de surveiller, mais ne pense pas qu'il soit judicieux d'émettre ce questionnement maintenant. Andy n'avait déjà pas l'air ravie pendant le trajet, et elle semble encore plus agacée à présent, comme si ce détail compliquait encore les choses.

- Raison de plus pour oublier Chad, alors. Il voterait terre brûlée, elle confirme sa réaction première à l'idée de contacter l'encapuchonné.

Un soupir frustré s'échappe de ses lèvres. Elle ne tenait pas particulièrement à faire appel à ses deux aînés, mais elle aurait tout de même préféré ne pas se voir la porte totalement fermée. De mieux en mieux, cette histoire…

- Pourquoi est-ce qu'il ferait une chose pareille ? s'étonne alors Strauss, perdu.

Il n'a pas plus compris l'intérêt d'Andy pour la catégorie du bâtiment dans lequel est enfermée Maena que Ben. À présent, il ne comprend pas non plus la corrélation entre la nature de l'endroit où est détenue la jeune fille et le comportement anticipé de leur congénère à casquette vis-à-vis de la situation.

- C'est simple : Maena a été en contact étroit avec nous, ou au moins Ben et toi, et maintenant elle est dans un laboratoire. Plus longtemps elle sera détenue, plus le risque que quelqu'un trouve des traces de physiologie homienne dans son organisme augmente. Et je n'ai pas besoin de te rappeler à quel point ce serait mauvais, Andy élabore les raisons derrière la décision qu'elle sait que Chad prendrait à sa place.

La découverte des Homiens, aussi bien globale qu'au sein d'une sous-population restreinte, entraînerait un conflit que tous les membres de leur espèce cherchent à éviter. Non pas par peur de le perdre, mais au contraire par certitude de l'emporter. Ils ne sont pas sur cette planète pour la coloniser ou exterminer sa population. Ils ne sont pas chez eux, et ils respectent les autochtones. Néanmoins, s'ils y étaient poussés, ils n'hésiteraient pas à se défendre. Et à grande échelle, les conséquences en seraient irréparables. Ils pourraient être contraints de détruire ce qu'ils sont venus découvrir, ce qui n'est pas leur volonté.

Si les Homiens pâlissaient, ce serait certainement ce qui arriverait à Strauss à la réception de cette explication. L'idée de voir Maena réduite au rang de dommage collatéral le sidère.

- Maena est notre amie. Elle a toujours gardé notre secret, parfois à l'encontre de ses intérêts personnels. Elle n'a pas choisi de se trouver dans cet endroit, bien au contraire ; ce ne serait pas juste de la sacrifier pour nous protéger, il proteste, avec un calme qui traduit incongrûment sa colère.

Chad n'avait pas été très content de la contamination de l'adolescente, mais il avait aidé à ce qu'ils maîtrisent la situation, en la leur amenant, ce soir-là. Il n'avait pas décidé de se débarrasser d'elle alors, pourquoi le ferait-il aujourd'hui ?

- Je sais. C'est pour ça que je dis qu'il vaut mieux ne pas impliquer Chad ou Chuck, parce qu'ils ne seront à mon avis pas aussi ouverts d'esprits, lui accorde Andy.

Elle n'a jamais porté Maena dans son cœur. Sans doute parce que l'adolescente n'est pas non plus sa plus grande fan. Elle a cependant appris, au contact d'Uriel, que tous les Humains ne sont pas jetables. Et si elle ne comprend pas vraiment la relation qu'entretient Strauss avec cette gamine, elle la respecte.

- Retour à la case départ, donc. On n'a toujours pas de couverture, Ben résume la conclusion de l'échange qui vient d'avoir lieu.

- On en a seulement besoin d'une si on décide d'intervenir, rappelle alors la doyenne du trio.

- On vient juste d'établir qu'on ne pouvait pas laisser Maena ! D'autant plus maintenant que sa détention menace de briser nos Accords, continue d'objecter Strauss, que les mauvais souvenirs rendent irritable.

Comme il l'a un jour expliqué à la jeune humaine, les traités dont il vient de faire mention stipulent que les Homiens ne doivent pas intervenir dans les affaires terriennes, mais sont par ailleurs tenus de gérer les situations qui les concernent par eux-mêmes. Puisqu'il vient d'être établi que la capture de la jeune fille présente pour eux un risque d'exposition, elle les concerne. Ils n'ont donc plus le choix : ils doivent régler le problème. Ce n'est plus juste une question de principes.

- Ce que j'ai voulu dire, c'est qu'on n'est pas obligés d'intervenir directement. On n'est pas les seuls à vouloir la sortir de là, si ? Andy reprend son propos précédent avec une légère précision.

- La Police ne va pas la trouver, statue le Diplomate.

Il ne voit pas où la Protectrice veut en venir. Mais il s'en veut un peu d'avoir remis en question son expérience dans son domaine un peu plus tôt, car il est plus qu'évident que c'est grâce à elle qu'elle s'exprime à l'heure actuelle. Il ne peut pas deviner ce qu'elle a en tête, mais ça va certainement s'avérer être une bonne idée.

- Ils pourraient. Avec un coup de pouce, Andy continue à essayer de guider ses compagnons de route vers la solution qu'elle envisage.

- Un appel anonyme ? Comme lors de la prise d'otages ? propose Ben.

Il était présent lorsqu'elle a pris la décision de prévenir les forces de l'ordre de quelque chose d'anormal au lycée. Cette fois-là, sa volonté avait été de préserver Strauss, qu'elle pressentait capable d'une bêtise pour venir en aide aux étudiants autour de lui. Elle avait presque eu raison. Mais il s'était bien débrouillé, au final.

- Un simple passant un peu plus attentif que les autres aurait pu remarquer qu'il se passait un truc louche ; je savais que personne ne creuserait. Là, en revanche, il est possible que le moindre tuyau fasse l'objet d'une enquête, et si on n'intervient pas nous-mêmes, c'est justement pour ne pas attirer l'attention sur nous, la plus âgée de la bande rejette l'idée après avoir secoué la tête.

- À quoi tu penses, alors ? Strauss donne sa langue aux chats, au même titre que son colocataire.

- Qu'il faut que je prévienne Uriel que je rentre aujourd'hui, répond simplement leur aînée à tous les deux.

Sur ce, elle se détourne de ses collègues et entreprend de faire très exactement ce qu'elle a annoncé. Les deux autres s'entre-regardent avec des mimiques d'incompréhension. Elle ne pourrait pas simplement leur dire ce qu'elle compte faire ? Ils sont supposés lui accorder une confiance aveugle ? Elle a de la chance que ce soit le cas. Elle ne les a après tout jamais laissés tomber. Et elle a l'expérience pour elle, ce dont ils ne peuvent pas se vanter. Mais quand même, elle pourrait parfois faire preuve d'un peu plus de courtoisie et les tenir informer. Il va bien falloir qu'elle leur distribue leurs tâches à un moment donné, de toute manière. Il est impossible qu'elle puisse mener son plan, quel qu'il soit, à bien sans leur aide. Selon sa durée d'exécution, déjà, il va sans doute falloir que quelqu'un interfère avec l'avancée du laboratoire, au cas où ils s'approcheraient trop de leur secret. Et aussi douée soit-elle, elle ne pourra pas être à deux endroits en même temps.

Tandis que Ben et Strauss n'ont pas d'autre choix que de prendre leur mal en patience, le second espère au fond de lui que le premier s'est trompé. Peut-être qu'il confond, et que ce n'est pas réellement un laboratoire dans lequel Maena est enfermée à ce moment-même. Cette analyse l'arrange, car elle permet de justifier toute participation de leur part au sauvetage de la jeune fille par le suivi des Accords, mais elle a d'autres implications beaucoup moins satisfaisantes. Si Ben ne fait pas erreur, pourquoi Maena a-t-elle été amenée dans un tel endroit ? En dehors du fait que ça permette de préserver leur secret, Strauss préférerait qu'elle ne subisse rien d'aussi invasif que ce à quoi il faudrait recourir pour ne serait-ce qu'approcher une trace de physiologie homienne dans son organisme. La tirer de là est l'objectif premier. Mais seront-ils capables de l'en faire sortir indemne ?

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