2x02 - Électrochoc (9/17) - La paix

En sortant de son cours de Français, avant de se rendre au réfectoire, Mae se dit qu'elle va profiter de l'absence de ses deux camarades à ses côtés pour passer par le couloir de l'infirmerie, au cas où elle y croiserait Andy. C'est sa dernière chance de tomber sur elle seule à seule avant l'après-midi, et ainsi pouvoir prévenir Strauss qu'elle ne pourra pas le rejoindre pour leur cours particulier. Non pas qu'il serait franchement inquiet si elle lui posait un lapin, si ça se trouve. Peut-être qu'elle se donne du mal pour rien et que ça ne l'embêterait pas plus que ça qu'elle lui fasse faux bond. Il est tellement insondable qu'il est bien possible qu'il soit imperméable à ce genre de choses. Et si ce n'est pas le cas, alors peut-être que ne pas lui faire savoir qu'elle ne le rejoindra pas serait une bonne rétribution pour la fois où il est parti sans trop de détails, et est ensuite revenu en offrant tout aussi peu de précisions quant à ses intentions. Mais bon, en dépit de toutes ces considérations revanchardes, Mae aurait tout de même la conscience plus tranquille si elle pouvait l'avertir.

Lorsque la petite blonde arrive à sa destination, elle trouve cependant un autre visage connu que celui de la colocataire de son ancien prof de Maths : à quelques mètres de la porte à croix rouge, Jack est assis par terre au pied du mur, les poignets sur ses genoux relevés, ses mains pendantes dans le vide. Les yeux fermés, il a la tête légèrement basculée en arrière contre la paroi derrière lui. Du sang séché macule un côté de son visage, à première vue en provenance de son arcade sourcilière et de sa lèvre inférieure. Il s'est probablement battu avec quelqu'un. Encore. Ou plutôt, il a laissé quelqu'un le frapper, puisque ses phalanges sont intactes.

Mae s'arrête en le découvrant, hésitant un instant sur la marche à suivre. Son premier instinct serait de s'enquérir de son état, mais il a clairement fait savoir à tout le monde que c'était une extrêmement mauvaise idée, en rabrouant vertement la première personne ayant voulu l'aider à se relever, lors de sa première rixe post-Caesar. Une autre approche possible de la part de l'adolescente serait de simplement passer à côté de lui sans rien dire, comme elle l'a fait jusqu'ici. Pas aujourd'hui, cependant. Aujourd'hui, elle est un peu remontée, alors autant que ça retombe sur quelqu'un à qui ça peut servir :

- Okay, c'est bon, je craque : c'est quoi, ton problème ? elle admoneste le blessé en venant se planter devant lui.

- Je te demande pardon ? il s'offusque en rouvrant les yeux, ayant sans peine reconnu la voix de celle qui s'adresse à lui.

Il grimace lorsque le simple geste d'ouvrir les paupières tire sur l'une de ses entailles. C'est pourtant une douleur familière, ces derniers temps. Et une grande partie de sa vie, d'ailleurs.

- C'est quoi, ton problème, Jack ? Pourquoi est-ce que tu agis comme un goujat ? Mae précise son questionnement.

Elle croise les bras, imitant inconsciemment son oncle dans sa technique d'intimidation. C'est moins percutant avec son gabarit, mais elle a l'avantage d'être debout face à son interlocuteur toujours assis par terre. Jack ne se laisse cependant pas malmener :

- Qu'est-ce que ça peut te faire ?

Il se relève en prenant appui sur le mur, visiblement pas seulement endolori du visage. Il ne va pas rester en position d'infériorité dans cet échange, aussi bien physiquement que verbalement. Si quelqu'un veut lui parler sur ce ton, il aimerait au moins l'avoir cherché. Et en l'occurrence, il n'a rien fait pour provoquer Mae.

- T'es le meilleur ami de mon frère, donc ça me regarde si tu décides de te ficher en l'air, se justifie la petite blonde, comme si ça coulait de source.

À ses mots, le tatoué a un éclat de rire triste et secoue la tête à la négative :

- Je suis le meilleur ami de personne, il la corrige avec fatalisme.

- Quoi ?! Pourquoi ? … Parce que vous vous êtes pris la tête avant toute cette histoire ? s'étonne la benjamine Quanto.

Elle hausse un sourcil extrêmement dubitatif à cette réaction. Elle avait pensé que, si le comportement autodestructeur de Jack n'était pas juste celui qu'il adopte quand il n'a pas quelqu'un pour le retenir comme le faisait Caesar, peut-être qu'il était le résultat de son incapacité à gérer ce que le grand brun s'est infligé. Qu'il puisse être encore sur leur dispute avant ça ne l'avait pas effleurée jusqu'à maintenant. C'est presque ridicule. Mais qu'il se focalise sur ce qui l'affecte directement ne devrait peut-être pas la surprendre, venant d'un égocentrique tel que lui.

- T'as aucune idée de ce qui s'est passé entre Caes et moi, rétorque le surdoué.

Son ton est à la fois las et condescendant, ce qui ne manque pas d'irriter celle qui lui fait face. La différence de poids, d'âge, de QI, mais surtout actuellement de stabilité émotionnelle entre elle et son interlocuteur ne l'intimide pas.

- Oooh, si ! Je suis sa sœur, je sais comment obtenir des infos de lui. Et je sais pourquoi il t'a frappé. Si ça se trouve, je suis peut-être même la seule personne à qui il en a parlé, elle se défend, sûre d'elle.

À vrai dire, elle n'avait pas repensé à cette histoire d'accusations étranges de son père depuis que Caes lui en avait fait part. Elle a eu d'autres chats à fouetter, hélas. Mais même en y repensant, la gravité du conflit ne devient pas plus évidente pour elle pour autant. Certes, Jack a cruellement manqué de tact - rien de nouveau -, mais il pensait bien faire. Quant à son frère, il avait des raisons de s'énerver sur le coup, même s'il a un peu dépassé les bornes mettant son poing dans la figure du blondinet, mais elle ne doute pas une seconde qu'il l'aurait pardonné en temps voulu. Et elle aurait pensé que Jack en avait lui aussi conscience. Il ne faut jamais très longtemps à qui que ce soit pour se rendre compte de la bonne nature de Caesar.

- Donc tu sais qu'on n'est plus potes, conclut néanmoins le petit génie, récupérant son sac au sol d'un geste sec.

Il grimace à nouveau, mâchoires serrées, mais parvient tout de même à ses fins.

- Comment tu peux être le mec le plus intelligent que je connaisse et sortir des âneries pareilles ? Mae s'agace à nouveau.

Elle décroise ses bras pour brièvement lever les mains en l'air. Si elle n'avait pas déjà rencontrés d'extraterrestre, elle pourrait le soupçonner d'en être un lui-même, tant il est incohérent.

- Je t'emmerde, M ! il lui lance alors, cinglant.

En d'autres circonstances, il aurait sans doute fait preuve d'une meilleure répartie. Mais il est fatigué, il est blessé, et il n'a ni le temps ni l'envie d'écouter les leçons de morales de qui que ce soit, et encore moins celles de la petite sœur qu'il n'a jamais eue et certainement jamais voulue de toute façon. Il ne lui doit rien. Il l'a vaguement appréciée, un jour, mais si elle s'imagine que c'était pour n'importe quelle autre raison que son lien de parenté à Caesar, elle se fourvoie. Elle n'a aucun ascendant sur lui.

Malheureusement pour lui, cette insulte ne suffit pas à décourager la blondinette. Elle ne se laisse toujours pas démonter :

- Non, c'est moi qui t'emmerde, "J" ! Je sais pas si tu suis FYI, mais il y a pas si longtemps, Nels et moi, on s'adressait plus la parole. Et pourtant on est toujours potes aujourd'hui.

Elle va jusqu'à singer l'utilisation de l'initiale du prénom en guise de surnom qu'il affectionne tant. Peut-être que ça le fera réagir. Peut-être que ce sera parler son langage, qui sait.

- En quoi ça me regarde ? il tente à nouveau de se débarrasser d'elle.

- Les amis se prennent la tête, parfois ! Et ils peuvent même ne plus se parler pendant un temps, mais ça reste des potes ! C'est un peu le principe, même, elle continue d'essayer de lui faire comprendre.

Comment ne sait-il pas déjà tout ça ? C'est la base, en ce qui la concerne. Elle ne veut même pas savoir à quoi ressemblerait son existence si elle n'avait pas Nelson ou Ellen, en plus de sa famille. Personne n'est une île, tout le monde a besoin de quelqu'un, dans une mesure ou une autre. Et par principe, on ne laisse pas tomber à chaque fois qu'on se chicore un peu. Si on faisait ça, on n'aurait pas fini de devoir se trouver de nouveaux potes, et au final on ne pourrait jamais rien construire avec personne. Et ce serait un monde bien triste dans lequel on vivrait.

- Pas besoin de lire le journal pour savoir que si Nels et toi vous reparlez, c'est pas juste parce que du temps a passé, Jack lui oppose comme réel argument qui va à l'encontre du parallèle qu'elle semble vouloir dresser, reprenant un peu du poil de la bête.

- Rhâ ! Si, en plus. Mais même si c'était pas le cas, tu connais pas Caes du tout ou quoi ? C'est pratiquement un Saint, je sais même pas comment tu peux douter qu'il va te pardonner ! elle invoque la bonne nature de son frère, puisque se prendre en exemple ne semble pas avoir porté ses fruits.

De toutes les personnes, Jack ne peut pas possiblement nier cette qualité à Caesar. Pas après tout ce qui s'est passé entre eux. Caes s'est littéralement porté volontaire pour se faire kidnapper à sa place ! Si ça ce n'est pas une preuve d'abnégation, elle ne sait pas ce qu'il lui faut.

- En attendant, je suis pas près d'être fixé, alors fous-moi la paix !

Jack veut clairement juste clore le débat. Il n'a jamais eu envie d'y entrer pour commencer, et il est à court de contre-arguments. Il choisit donc une forme de fuite, et contourne la petite blonde. Il manque de lui donner un coup d'épaule sur son passage, mais elle l'esquive de justesse.

Pendant une seconde, elle hésite sur ce qu'elle pourrait dire pour le retenir. En vérité, elle se demande surtout si ça en vaut la peine, si le petit génie en vaut la peine. Mais si Caes a choisi de traîner avec lui, ou accepté, peu importe, alors qu'il ne l'avait jamais fait avec personne d'autre en particulier avant lui, il doit forcément y avoir une raison, même si elle ne peut pas la voir pour le moment.

- Si tu t'imagines que ce qu'il a fait a quoi que ce soit à voir avec toi, t'es encore plus vaniteux que je croyais, elle lance alors.

Elle le regrette aussitôt. Elle grimace, sachant qu'elle a franchi une ligne qu'elle n'aurait peut-être pas dû franchir.

Jack se fige et serre les poings. Lorsqu'il revient vers Mae, ses yeux au savant mélange de brun et de vert lancent des éclairs :

- Tu crois que je peux pas te pousser parce que t'es une fille ? il murmure presque, soudain hérissé, et son visage à moins de trente centimètres du sien.

Il est surtout piqué par le fait qu'il a réellement considéré cette éventualité, avant de se ranger à l'idée qu'elle était en effet présomptueuse. Mais pourquoi est-ce que Mae ne lui fout pas la paix ? Pourquoi est-ce qu'il a tant de mal à faire en sorte que tout le monde lui foute la paix, avec cette histoire ? Le seul véritable ami qu'il ait jamais eu s'est ouvert les veines, sa façon de gérer ce développement ne regarde personne ! S'il a envie de provoquer tous les mecs les plus balèzes du lycée jusqu'à ce qu'ils le fassent chacun leur tour arrêter de penser par la force, c'est sa décision ! Il est suffisamment intelligent pour s'être rendu à l'évidence qu'il n'avait aucun autre moyen d'arrêter de faire vainement tourner ses méninges en boucle pour trouver tout ce qu'il aurait pu faire différemment afin d'éviter ce qui s'est passé.

- Non. Je crois que tu ne vas pas me pousser parce que j'ai raison ; agir comme tu le fais n'aide personne. Et parce que je suis la sœur de Caes, aussi, et que quoi que tu en dises vous êtes meilleurs amis. Et aussi parce que je peux sans doute te mettre au tapis, surtout dans ton état actuel.

Mae s'efforce de ne pas laisser paraître à quel point il l'impressionne, maintenant qu'il est si proche d'elle, poings et mâchoires serrés. Jack n'est pas très grand, il n'est pas bien épais non plus, mais il a cet éclat dans son regard qui ne laisse jamais présager rien qui vaille. Et on a aussi toujours l'air beaucoup plus menaçant lorsqu'on a déjà du sang sur soi.

- Qu'est-ce que tu veux de moi ? il lui demande alors, toujours aussi bas, sans éloigner son visage du sien.

- J'en sais rien… Peut-être juste que tu sois toujours là quand il rentrera à la maison ? elle suggère alors, puisqu'elle ne trouve pas de meilleur moyen de formuler sa demande d'arrêter de se battre avec toute le monde.

Jack recule enfin, comme si elle l'avait physiquement bousculé. "Quand Caesar reviendra." Voilà un instant T dans le futur que le petit blond ne considérait pas. À vrai dire, il a sciemment évité d'y penser. En ce qui le concerne, il est resté figé sur le dernier regard que lui a accordé son ami, cette dernière demande de le laisser tranquille. La prochaine information qu'il a reçue à son sujet était qu'il était à l'hôpital, une entaille d'une vingtaine de centimètres de long dans son avant-bras droit, qu'il se serait infligée lui-même.

Sauf que ça n'a pas de sens. Caes est bien trop courageux pour se faire du mal à lui-même. S'il a abandonné, quel espoir reste-t-il pour le commun des mortels ? Et il ne peut pas lui demander ce qui s'est passé, non pas parce qu'il serait incapable de s'introduire dans l'institut clandestinement, mais parce que la seule personne qu'il a jamais respectée ne veut pas le voir.

Alors il est coincé dans cette spirale infernale, où les hypothèses par milliers tournent sans cesse dans sa tête, et le seul moyen de stopper leur insupportable manège est la violence. Il n'y a pas de place dans son intellect pourtant vaste pour envisager l'avenir, pour passer outre cette incompréhension totale de ce qui s'est produit et se préparer au retour de son camarade. En ce qui le concerne, c'est comme si Caesar ne reviendrait jamais.

Sans un mot, Jack se détourne à nouveau de Mae et s'éloigne le long du couloir, sans chercher à la heurter sur son passage cette fois. Elle le regarde partir sans rien dire non plus. Elle espère seulement que son intervention n'a pas fait plus de mal que de bien.

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