2x02 - Électrochoc (8/17) - Premiers mots

Dans le bureau du Docteur Conway, l'anticipation est à son comble. La propriétaire des lieux a du mal à ne pas se tortiller sur sa chaise une fois qu'elle est assise en face de Caesar. Ayant vu Setsuko en entretien plus tôt dans la matinée, la thérapeute est au courant que le grand brun a recommencé à parler. Ce qu'elle ignore encore, c'est si cette prise de parole était un évènement ponctuel ou si son mutisme volontaire est bel et bien tombé pour de bon. Et comme il n'y a qu'une seule façon d'être fixée, elle se lance :

- Bonjour, Caesar, elle accueille l'adolescent comme elle l'a toujours accueilli à chaque fois qu'il est venu dans cette pièce.

- Bonjour, Docteur, il répond.

Son interlocutrice retient de justesse un soupir de soulagement. Elle ne peut cependant pas empêcher son sourire de s'élargir à cet énorme progrès de la part de son patient.

- C'est très agréable d'entendre ta voix, elle lui offre avec sobriété.

- Pas vraiment, non, il la corrige alors, la prenant de court.

Bien qu'elle s'occupe de son traitement depuis des semaines, elle n'est pas encore habituée à échanger avec lui. On peut difficilement qualifier d'échange un monologue vaguement entrecoupé d'expressions faciales la plupart du temps impossibles à déchiffrer. Ainsi, la dynamique de leurs conversations n'a pas encore été établie. Bien sûr, il faut toujours un certain temps pour calibrer tout ça, c'est simplement un peu étrange de devoir le faire aussi tard dans la thérapie.

- Pourquoi pas ? elle relève l'objection d'un ton neutre.

La répartie de jeune homme n'était pas agressive, simplement factuelle.

- Parce que ma voix n'a rien de spécifiquement agréable. Et elle ne vous a pas manqué, puisque vous l'aviez jamais entendue, il raisonne en toute simplicité.

- Parler est un signe d'amélioration de ton état. C'est de ça, dont je me réjouis, lui propose Kennedy, logique elle aussi.

- D'amélioration vers quoi ? Un retour à la normale ? À comme j'étais avant de m'entailler le bras ? Est-ce que ce n'est pas plutôt de la régression ?

En continuant à se montrer si pragmatique, le grand adolescent ressemble sans le savoir terriblement à son père. Tout rationaliser, chercher la logique dans les moindres recoins. C'est rassurant, mais également un peu épuisant, une quête sans fin.

- Si tu penses ça, que parler à nouveau n'a rien de bien, alors pourquoi le faire ? lui soumet sa thérapeute.

Elle ne cherche pas à le mettre en défaut. Elle se doute bien qu'avec le temps qu'il a passé à cogiter il va sans doute avoir réponse à beaucoup de choses, dans leurs sessions. Ses conclusions ne seront pas nécessairement les meilleures, mais il en aura tirées. Et c'est un bon point de départ, en général. Ça devrait leur épargner toute une période de tâtonnement ensemble.

Le point positif du discours de Caesar, en l'occurrence, c'est qu'il semble indiquer qu'au moins il ne tient pas à rester dans sa condition actuelle. Régresser ne l'intéresse, et sans doute que stagner non plus. Il a l'air d'avoir envie d'aller de l'avant, de surpasser son geste d'automutilation. La jeune femme le soupçonnait, mais elle est contente d'en avoir confirmation.

- Parce que j'ai atteint une impasse dans l'avenue du silence, alors je reviens en arrière pour en essayer une autre, expose l'adolescent avec candeur.

Il ne voit pas de raison de cacher ça à son interlocutrice.

La façon dont il hausse une épaule est plus d'expressivité qu'il n'en a jamais manifestée depuis qu'elle le connaît. Là encore, l'adulte en face de lui s'efforce de ne pas paraître trop enjouée en remarquant ce détail.

L'un dans l'autre, il semble tout de même un peu dépité de ce procédé empirique auquel il s'astreint et qu'il prévoit incroyablement long. Mais même s'il est découragé, il n'abandonne pas. C'est déjà ça. Ce n'est pas parce qu'on est patient qu'on apprécie d'attendre, après tout.

- Donc, dans ta recherche d'une marche à suivre, tu as éliminé une possibilité. C'est quand même ce que j'appelle du progrès, tu n'es pas d'accord ? lui propose sa thérapeute.

Elle cherche à faire converger leurs deux logiques. De la même façon qu'on ne peut pas recevoir de l'aide avant d'avoir admis qu'on a un problème, il est difficile de progresser si on est incapable de reconnaître lorsque c'est le cas.

- Si vous voulez, il concède platement.

Son regard se décale perceptiblement vers la droite, par-dessus l'épaule de son interlocutrice, en direction de la fenêtre derrière elle, pourtant opacifiée. Clairement, il n'a dit ça que pour lui faire plaisir. Il n'a tout bonnement pas envie de se battre avec elle. Et il n'a rien à perdre à la laisser avoir raison sur ce point. Très bien, si elle pense que le fait qu'il reparle est une amélioration, soit. Il ne se sent pas mieux, donc il n'aurait pas utilisé ce mot, mais il ne se sent pas pire non plus, donc pourquoi pas.

Pour relancer la discussion aussi bien qu'attirer à nouveau l'attention de son jeune patient, le Docteur Conway choisit de reprendre sa métaphore routière d'un peu plus tôt :

- Je peux savoir quelle est la prochaine avenue que tu as l'intention d'explorer ?

- Je suis pas encore sûr, avoue Caesar, ramenant ses grands yeux marron aux siens.

- Et est-ce que tu saurais me dire ce qui t'a fait te rendre compte que tu avais atteint les limites de ce que ton mutisme pouvait t'apporter ? elle enchaîne alors, curieuse.

Elle accepte tout à fait sa réponse d'ignorance précédente. Il a le droit de ne pas savoir où il va, comme tout le monde. Elle n'a aucune raison de le pousser à se décider, surtout pas maintenant, et sans doute pas même plus tard. Elle préfère cependant être au courant du plus possible de son cheminement mental, afin d'être dans les meilleures dispositions pour lui venir en aide au cas où il ferait fausse route ou rencontrerait un obstacle.

- … Je crois… L'honnêteté, il se prononce après une légère hésitation, plus sur le mot juste que sur ce qu'il cherche à désigner.

L'élément déclencheur de sa prise de parole, aussi inattendu a-t-il été pour lui, il semble l'avoir très clairement à l'esprit, au contraire. Il a simplement du mal à l'exprimer.

Ses sourcils arqués par la surprise, sa thérapeute l'encourage à approfondir sa description :

- L'honnêteté ? Voilà une réponse originale.

- Depuis que je suis arrivé ici, Setsuko m'a fait tous les numéros possibles et imaginables. Tous, il commence, mettant en place un contexte à ce qui s'est produit plus tôt dans la matinée.

- Tu as remarqué ça, huh ? commente le docteur avec un sourire amusé.

Elle n'est que trop familière du manège de la Japonaise. Elle ne niera même pas qu'il lui est souvent très utile.

- Je pouvais difficilement le rater.

Caesar n'a pas envie de rire, lui. Il trouve la démarche, eh bien, un peu malhonnête, justement.

- Tu serais surpris du nombre de patients qui ne se rendent jamais compte de son petit jeu, proteste doucement la pédopsychiatre.

Elle le trouve un peu dur. Les méthodes de la Japonaise sont loin d'être parfaites, mais elles ont aidé plus d'un résident de cet institut. Parfois même quand les approches classiques en auraient été incapables. Le médecin a appris à ne pas les sous-estimer, tout en mettant toujours un point d'honneur à intervenir dès qu'elle juge qu'elles vont trop loin. Elle espère réussir à maintenir un équilibre qui bénéficie à tout le monde. Elle fait tout pour, en tous cas.

- Peut-être…

Caesar esquive une fois de plus le désaccord, et son regard se perd à nouveau dans le vide, en direction du sol cette fois.

La jeune femme en face de lui cherche toujours à comprendre les raisons de son retour parmi les parlants, et décide de recentrer le récit qu'il était en train de lui en faire. Il a dit que l'honnêteté l'avait conduit à recouvrer sa voix, avant d'enchaîner sur le sujet de Setsuko. Partons là-dessus.

- Et donc, tout à l'heure, tu penses que Setsuko s'est enfin montrée honnête, c'est bien ça ?

- Oui. Elle a été spontanée pour la première fois depuis que je l'ai rencontrée, il confirme.

Malheureusement, cette réponse n'avance pas beaucoup plus celle qui l'écoute sur ce qu'elle aimerait savoir.

- Et ça t'a donné envie de parler ? elle l'incite encore à élaborer.

- Disons juste que ça semblait enfin valoir la peine de lui répondre.

Ce n'est qu'une validation partielle de son hypothèse, mais Kennedy s'en contentera. Il a l'air de lui-même avoir un peu de mal à croire que quelque chose d'aussi simple l'ait tiré de son silence. Mais il a aussi l'air de l'accepter malgré tout. Pendant ce temps, le Docteur essaye toujours de faire sens de ce qui s'est passé dans la tête du grand adolescent :

- Parce que c'était honnête ?

- Eh ben… À quoi bon avoir une conversation fausse ? il lui soumet avec l'esquisse d'un sourire en coin.

Il donne un peu l'impression que la réponse à cette question, pourtant rhétorique, est une évidence pour lui, mais qu'il peut parallèlement concevoir que ce n'en soit pas une pour elle. C'est surprenant de trouver cette forme de condescendance chez ce garçon jusqu'ici discret et peu sûr de lui. Soit Kennedy se trompe sur son interprétation de son expression, soit il gagne en assurance, ce qui pourrait être une bonne chose. Mais plutôt que de s'éterniser sur le déchiffrage d'une micro-expression furtive, la psychiatre préfère se fier à leur échange verbal :

- Tu ne m'as pas parlé avant aujourd'hui non plus. Est-ce que je t'ai donné l'impression de te mentir ?

Elle tente de généraliser le raisonnement de son interlocuteur. Elle ne doute pas qu'il tienne la route, d'une certaine manière, mais elle n'en est pas pour autant capable de l'élargir d'elle-même au-delà de l'exemple de Setsuko. Si c'est réellement une lassitude des mensonges ou faux-semblants qui a volé sa voix à Caesar, n'a-t-il pas rencontré d'autres personnes, en dehors de Setsuko, qui lui ont inspiré confiance ? Et surtout, d'où lui serait venu cette méfiance en premier lieu ?

L'un des aspects fascinants de sa profession est qu'aussi similaires les patients puissent être dans leurs symptômes, ils ont parfois des raisons qui leurs sont tout à fait propres pour agir comme ils le font. Il y a des schémas fréquents, mais aussi des situations bel et bien uniques.

- Non. Mais vous vouliez aussi quelque chose de moi. Ou pour moi, peu importe. Et c'est pas grave, mais j'avais pas envie d'entrer dans cette dynamique, c'est tout, justifie sans peine Caesar.

Il pourrait s'excuser. Il se dit qu'il devrait sans doute. Mais il est tellement fatigué. Heureusement, son médecin ne semble pas lui en tenir rigueur.

- Et maintenant ? elle s'enquiert.

- Maintenant je me rends compte que si me taire n'aidait personne, au moins parler vous fait vous sentir mieux, il répond.

Cette explication tire une fois de plus un sourire amusé à celle qui lui fait face.

- Oh. Donc tu fais ça pour moi, elle paraphrase, s'humectant les lèvres pour ne pas rire.

- Vous avez bien dit que vous étiez contente d'entendre ma voix, non ? il lui rappelle l'une de ses premières phrases de la session, avec justesse.

Sa première réaction a été de la contredire, mais il s'attendait pourtant à cette remarque. Il est peut-être resté muet et inexpressif pendant plus d'un mois, ça ne signifie pas qu'il a manqué les regards expectatifs qui lui ont été lancés, ou les tentatives plus ou moins masquées pour engager la conversation. Il est bien conscient que c'est ce qu'on attend de lui depuis le début. Il n'est pas convaincu que ça va particulièrement l'aider, mais au moins, il se libère de cette pression. Et il libère par la même occasion tout le monde autour de leurs attentes sur ce point. Ils trouveront bien autre chose de quoi s'inquiéter, mais sur ça, il avait le contrôle.

Kennedy prend un moue songeuse, avant de choisir de lui réexpliquer le fonctionnement de la thérapie :

- C'est le cas. Mais ce que je veux n'a pas d'importance, si ce n'est pas ce dont toi tu as besoin.

Elle est là pour l'aider, pas l'inverse. Les patients qui font ce qu'on pense qu'on attend d'eux sont très difficiles à traiter correctement, car ils ont ensuite du mal à revenir à se fier à leurs propres instincts, à se faire confiance, à s'écouter, tout simplement. En conséquence, ils sont souvent ceux qui restent le plus longtemps internés, alors qu'en apparence ils semblent pourtant les moins perturbés. Et dans la théorie, ils seraient fonctionnels en société, parfois même sans présenter un danger pour eux-mêmes. Mais leur adaptation ne serait qu'une illusion. Ils ne seraient jamais que l'ombre d'eux-mêmes, sans quelqu'un pour les ramener à s'affirmer en tant qu'individu.

- Sauf que je sais pas ce dont j'ai besoin. Tout ce que je sais, c'est que je n'ai plus besoin de me taire. Alors pourquoi ne pas en profiter pour vous faciliter la vie ? Caes détrompe cependant le Docteur Conway sur ses intentions.

Ce n'est pas qu'il cherche activement à lui faire plaisir. Pas plus qu'à qui que ce soit d'autre. C'est juste que parler n'est plus un inconvénient pour lui, comme ça a pu l'être depuis sa coupure jusqu'à aujourd'hui. Alors, comme c'est un garçon bien élevé, il se dit que ce serait cruel de ne pas être serviable si ça ne lui porte pas préjudice. C'est aussi simple que ça.

Ce qu'entend sa psychiatre, c'est que sa situation n'est donc pas aussi inquiétante qu'elle aurait pu l'être. Il aurait pu avoir perdu toute volonté et s'en remettre à celles des autres, ce qui n'est pas rare chez les mutiques. Mais non, il conserve son pouvoir de décision, il semble juste l'exercer de manière altruiste. Kennedy n'en doutait pas, mais elle a une fois de plus confirmation que la convalescence du grand brun va être des plus intéressantes.

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