2x02 - Électrochoc (6/17) - Charriage
Sing Sing sur les talons, Sam traverse le premier étage du commissariat du dix-huitième district en achevant de s'essuyer les mains sur ses jeans. Même s'il doit parfois rester assis devant une porte, il n'y a pratiquement nulle part où l'animal n'accompagne pas son humain. Et ce dernier ne s'en formalise pas. Au contraire, bien qu'il doive fréquemment justifier à d'autres la présence du molosse à ses côtés, elle lui est totalement naturelle. Inversement, c'est de son absence, dont il se rend rapidement compte. Heureusement, elle n'arrive que très rarement.
En revenant vers l'îlot qu'il occupe avec celle qui remplace Randers, le maître-chien ne manque pas de regarder par-dessus l'épaule de la bleue. La communication entre eux étant ce qu'elle est, il a déterminé que c'était le meilleur moyen de savoir où elle en est dans ses activités. Ça fonctionne plutôt bien jusqu'ici, notamment parce qu'elle est bosseuse et qu'il n'a donc encore jamais eu à de raison de se faire remarquer lors de ces petits coups d'œil. Cette fois, un élément qu'il ne comprend pas retient cependant son attention. Quelque chose sous les documents qu'elle est en train de parcourir n'est pas en lien avec ce sur quoi elle travaille réellement :
— Hey, c'est quoi, ça ? il interpelle, la faisant sursauter.
Absorbée par la part de paperasse qu'il lui a déléguée, concernant leur première enquête ensemble, un crime passionnel tout ce qu'il y a de plus classique résolu dans la semaine, elle ne l'a pas entendu arriver. Les formulaires pour un homicide ne sont pas tout à fait les mêmes que ceux pour un cybercrime, et comme elle ne les a pas revus depuis l'Académie, elle n'est pas encore aussi rapide pour les remplir qu'un inspecteur confirmé le serait, d'où son absorption toute particulière à la tâche.
— Rien.
Après cette réponse beaucoup plus suspecte qu'elle ne l'aurait voulu, Fred s'empresse d'élargir ce qu'elle est en train de faire à toute sa zone de travail. La démarche est claire : elle cherche à dissimuler ce qu'elle sait très bien avoir attiré l'attention de son équipier.
— Je suis flic. Qu'est-ce que c'est ? insiste Sam suite à ce déni particulièrement peu convaincant.
Il ne se gêne pas pour pousser son travail de côté et faire réapparaître ce qu'il a aperçu en-dessous de tout ça. Debout à côté d'elle, il a le bras suffisamment long pour qu'elle ne puisse pas l'en empêcher. Elle essaye, mais il a tous les avantages sur elle. Son dossier disait bien qu'elle n'avait pas de frère ni de sœur. Elle aurait sûrement développé de meilleurs manœuvres de barrage si ça avait été le cas. Même avec un frangin calme et peu taquin comme Alek, Sam en a, lui.
— C'est juste mon fond d'écran, déclare simplement Insley avec un haussement d'épaules.
Elle veut sans doute se donner l'air désinvolte, mais c'est un échec cuisant. Bien qu'elle ne le regarde pas, le maître-chien la dévisage ave un sourcil levé. Quant à Sing Sing, de l'autre côté d'elle, il penche la tête sur le côté tant son intonation a sonné faux à son oreille.
— Et ?
— Et rien, elle réitère son déni le plus total.
— C'est un dossier. C'est quoi, l'histoire ?
Sam n'est pas dupe. Voilà ce qu'on gagne à n'être confronté aux criminels que par écran interposé : rester de marbre, c'est pas trop ça. Et la jugeote non plus, apparemment, parce qu'il ne voit pas trop l'intérêt de continuer à vouloir lui cacher quelque chose qu'il a carrément sous les yeux. Ce n'est pas comme si le format était atypique. C'est le même dans tous les départements, moyennant quelques petites variations par-ci par-là. Ce sont des éléments d'enquête, qu'elle utilise comme tapisserie de sa surface de travail, il n'y a pas de doute possible.
— Il y a pas d'histoire, elle persiste pourtant à essayer de nier en bloc.
Il doit bien lui accorder sa persévérance. Ou peut-être qu'elle est juste têtue et ne sait pas quand s'arrêter. Il pourrait le lui reprocher, mais il a eu cette phase aussi. Sauf qu'il était adolescent. À l'approche de la trentaine, ça lui avait passé. Bon, d'accord, presque.
— Personne ne garde une affaire en fond d'écran sans une histoire derrière, le maître-chien fait remarquer la faiblesse de sa répartie à sa jeune équipière.
Il se redresse de la surface et croise les bras, et va même jusqu'à s'asseoir sur le rebord de son bureau. Il n'a pas besoin de la toiser de toute sa hauteur pour être impressionnant. Il n'essaye même pas de l'être, c'est juste un fait qu'il occupe pratiquement deux fois le même volume qu'elle.
— Ugh ! Très bien ! C'est la seule enquête que j'ai pas pu boucler. C'est bon ? T'es content ? elle finit par craquer, avant d'imiter sans le vouloir sa posture conflictuelle.
Elle relève le menton pour enfin affronter son regard bleu, pleine de défi. Il pouffe, plus à sa façon boudeuse de céder qu'au fait qu'elle ait effectivement cédé. Il sait par expérience à quel point c'est désagréable, alors il ne va pas en rajouter. Il n'est cependant pas tout à fait satisfait par ce début d'aveu non plus.
— On s'en approche. Balance.
Fred soupire lourdement. Et son expression colle parfaitement à l'exaspération qui transpire de cette bruyante expiration.
— Quand j'étais à la fac, je me suis fait cyberharceler. En gros. C'était rien de bien méchant, en tous cas au début, mais c'était lourd. Et je ne voulais pas me laisser faire, donc j'ai riposté. De loin en loin, ça a dégénéré, et j'ai terminé suffisamment douée pour intégrer la brigade Cyber, elle lui raconte dans les grandes lignes.
— Mais t'as jamais chopé le pirate ? Sam tire lui-même la conclusion du récit.
— Nope, elle confirme, baissant les yeux.
— Vraiment ? il ne peut s'empêcher d'être étonné.
Peu importe combien elle lui tape sur les nerfs et il ne la pense pas vraiment adaptée aux Homicides, il a jeté un œil à son dossier, et elle était particulièrement douée dans son ancien domaine. Première de sa classe à l'Académie, recommandée par ses supérieurs, jalousée par ses pairs, et surtout redoutée par tous les cybercriminels ayant croisé son chemin ; ses états de services sont exemplaires. Et de ce qu'il a vu de son caractère tenace, y compris à l'instant, il n'aurait pas pensé qu'elle aurait demandé à changer de brigade sans avoir clos tous ses dossiers en cours. Il ne cherche pas à la taquiner, il est sincèrement surpris par la chute de cette anecdote. Il serait plutôt du genre à se laisser obnubiler par des affaires qui se sont mal terminées que par des affaires qui n'ont jamais eu de fin véritable. Il s'attendait un peu à ce que ce soit son cas également. Après tout, il ne peut pas nier qu'ils ont tous les deux un caractère de cochon.
— Comme je viens de le dire, le temps que je me rende compte à quel point il était dangereux et que j'amène l'affaire aux autorités, j'étais déjà mieux placée que quiconque pour la résoudre. Donc ouais, je l'ai vraiment jamais chopé, elle réaffirme sa réponse.
Ça lui donne l'impression de retourner le couteau dans sa propre plaie, mais elle n'a pas le choix. Si elle ment, Sam le découvrira tôt ou tard, et l'humiliation sera encore plus mordante. Et puis, aussi rageant ce soit, elle n'estime pas avoir à rougir de cette affaire en particulier. Personne n'aurait fait mieux qu'elle. C'est un échec personnel, pas objectif.
— Hm, émet simplement Sam, avant de se détourner d'elle pour se rendre à son bureau en face.
— "Hm" ? C'est tout ce que tu trouves à dire ? Je pensais que tu t'en donnerais à cœur joie sur le fait que j'ai une affaire de Cyber en toile de fond.
Fred est un peu déroutée par le manque de réaction de son équipier à cette découverte. Si elle n'était pas particulièrement enthousiaste à l'idée de lui faire part de cette histoire, ce n'est pas seulement parce qu'elle n'aime pas trop en parler elle-même. Avec lui, tous les prétextes sont bons pour l'asticoter. Enfin, c'était le cas jusqu'à maintenant. Qu'est-ce qui lui prend ?
— À quoi bon ? Visiblement, tu sais déjà tout ce que je pourrais avoir à dire sur le sujet, lâche le maître-chien pour toute réponse, alors qu'il s'assoit à sa place.
La réplique à laquelle elle s'attendait lui a traversé l'esprit, oui. Mais c'est réellement l'étonnement qui le laisse perplexe. Et ça, il n'a pas vraiment l'intention de lui laisser savoir. Il ne pense pas que l'ego de la jeune femme ait besoin de ce coup de pouce. Elle est déjà plutôt sûre d'elle. Sans doute à raison, quelque part, mais ce n'est pas parce qu'on a raison qu'on doit être imbuvable. On le lui a répété trop de fois dans sa vie… Alors, il préfère se taire plutôt que de se trahir auprès d'elle. Il vaut mieux qu'elle pense qu'il la sous-estime, ou en tous cas qu'elle ignore qu'il a une estime particulière pour ses compétences spécifiques.
— Tu penses que ça confirme que je suis pas à ma place ici, c'est ça ? poursuit Fred dans ses suppositions.
Elle tend le bâton pour se faire battre. Visiblement, elle n'apprécie pas qu'on lui ôte l'occasion de se défendre. S'il a quelque chose à dire, qu'il le lui dise en face. Surtout qu'il ne s'est jamais gêné jusqu'ici.
— En disant ça, j'aurais le mérite d'être direct, si pas vraiment créatif.
Si elle présume de ce qu'il va dire, il ne peut pas s'empêcher de penser que c'est dans un coin de sa propre tête, comme une insécurité enfouie. Intéressant. Il ne va pas dire qu'il ne le pense pas du tout, mais ce n'était pas sa première idée, en le cas présent.
— T'es franchement un enfoiré, s'abaisse alors à l'insulter son équipière.
Elle se rend compte qu'elle n'est pas d'humeur à s'engager dans une véritable joute verbale avec lui après que son plus grand échec a été évoqué. Surtout s'il ne va pas se donner la peine de participer activement et qu'elle doit deviner ses répliques.
— Et toi, t'es une petite garce ; on fait la paire, il lui renvoie sans sourciller, le sourire aux lèvres.
S'ils en sont aux grossièretés, franchement, c'est que c'est sans rancune.
— Tout doux, vous deux ! leur lance soudain Iz.
La profileuse a sorti la tête de la salle du serveur, et elle les pointe d'un index disciplinaire, sous les expressions amusées des inspecteurs avoisinants.
— Est-ce que tu nous surveilles en permanence, ou bien on n'a juste pas de bol ? s'enquiert alors Sam, mains écartées.
Elle intervient toujours juste au moment où Fred et lui commencent à peine à se mettre en jambe. Si elle ne les laisse jamais aller au bout de leurs chamailleries, ils n'arriveront jamais à s'entendre. Bon, ils n'arriveront sans doute jamais à s'entendre de toute manière, mais ça pourrait les aider à fonctionner un peu moins douloureusement, au moins.
— Je n'aurais pas à vous surveiller à quelque fréquence que ce soit si vous ne vous comportiez pas comme des enfants, répond simplement la brune en jupe fendue, avant d'à nouveau disparaître dans son antre.
Les deux équipiers récalcitrants soupirent à l'unisson à cette remontrance, ce qui les fait d'ailleurs se dévisager avec insatisfaction, avant de retourner à leur travail. Au moins, leur performance ne pâtit pas de tous leurs désaccords. Leur collaboration est pénible, autant pour eux que pour leur entourage si ce n'est plus, mais elle porte ses fruits en dépit de tout ça. Fred en a pris pour son grade lorsqu'elle a failli se sentir mal à la scène de crime, devant avouer qu'en tant que diplômée Cyber elle n'avait jamais été en uniforme et par conséquent n'avait jamais vu de cadavre de près. Puis Sam a dû reconnaître qu'elle connaissait des techniques d'analyses audio et vidéo particulièrement utiles, qui leur ont permis de ne pas avoir besoin d'attendre des résultats du laboratoire et ainsi gagner un temps précieux dans leur traque du meurtrier qu'ils cherchaient, qui s'apprêtait à fuir lorsqu'ils l'ont intercepté. Mais en dehors de ça, leur première enquête ensemble s'est bien déroulée. Ils ont coincé le coupable. Et c'est bien là l'essentiel, non ?
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