2x02 - Électrochoc (12/17) - Jeu dangereux

C'est la deuxième fois cette semaine que Jack est passé voir Holden. Et si on avait dit au trentagénaire, il y a moins de deux mois, qu'il serait un jour soulagé que ce chiffre soit si bas pour un Jeudi, il ne l'aurait pas cru. Pourtant, c'est le cas. Le petit génie n'a jamais été le dernier à se blesser de temps en temps, au point d'avoir besoin d'assistance médicale, mais depuis ce qui s'est passé avec Caesar, il bat tous les records de fréquentation de l'infirmerie. Néanmoins, il semblerait tout de même qu'il ait de plus en plus de mal à trouver quelqu'un pour lui taper dessus. Enfin. C'est une bien maigre consolation, mais en les circonstances, l'urgentiste en trouve où il peut.

Le simple fait que les visites se poursuivent, même si à moindre fréquence, implique tout de même que l'adolescent continue à chercher des coups à tout le monde, alors même qu'en obtenir se complexifie. Est-ce que le fait qu'il vienne se faire soigner ensuite, même si jamais immédiatement après les faits, est suffisant pour se satisfaire de la situation ? L'infirmier n'en est pas convaincu. Mais si son jeune patient n'était déjà pas facile auparavant, ça n'est pas allé en s'arrangeant avec les évènements. Alors, il fait des concessions.

Jack est reparti à présent, sans avoir prononcé plus de cinq mots, et sans même un regard pour Andy, assise au bureau de l'infirmier. Il y a six semaines, Holden aurait tiqué au caractère inhabituel de ce désintérêt pour son environnement de la part du tatoué, mais plus aujourd'hui. Il a essayé. Tout ce qu'il a gagné, c'est que le surdoué fasse des ronds autour de lui par la répartie, l'embrouille avec des tournures ambiguës, s'amuse avec des doubles négations et autres jeux sur les mots. Il s'est dit qu'en insistant, tout ce qu'il gagnerait serait qu'il ne se tourne plus vers lui du tout. En conséquence, il préfère renoncer à améliorer la situation plutôt que de risquer de l'aggraver.

Uriel achève maintenant de se laver les mains suite au travail qu'il a dû effectuer. Le bagarreur a à vrai dire interrompu son déjeuner en compagnie de la belle blonde, mais ce sont les aléas du métier. Dans les faits, il arrive même pratiquement plus d'incidents entre midi et deux heures que le reste de la journée ; c'est à ce moment-là que les élèves sont sous la surveillance la moins rapprochée.

— Désolé de l'interruption, s'excuse tout de même l'infirmier en se retournant vers sa visiteuse quotidienne, qui le toise de ses jolis yeux marron.

— Je ne vois pas le problème, elle lui répond.

Elle est en effet restée parfaitement stoïque durant toute la visite du blondinet. En vérité, si quoi que ce soit peut lui donner une excuse pour ne pas avoir à faire semblant de manger, elle est preneuse. Elle ne se fera jamais à cette méthode de sustentation. C'est d'une lenteur et d'une inefficacité qui la dépasse.

— C'est vrai qu'on a plus de temps ensemble, depuis que tu es revenue, il rebondit, se méprenant sur l'origine réelle de son commentaire.

Avant sa période d'absence, Andy passait en coup de vent, disparaissait aussi subitement qu'elle était apparue, et le laissait systématiquement sur sa faim sur un sujet ou un autre la concernant. Et lorsqu'elle refaisait surface, elle le lançait sur autre chose, lui faisant totalement oublier ce dont ils avaient parlé la fois précédente. Depuis son retour, en revanche, elle semble plus détendue et reste un peu plus longtemps avec lui, permettant enfin des échanges suivis, si non moins mystérieux. Il ne sait pas si c'est un progrès ou non, mais lorsqu'elle esquive ses questions, désormais, ce n'est plus en s'évaporant dans la nature, au moins.

— Tu as raison. Je suis contente de ne plus rien avoir de plus important à faire, elle confirme, son sourire s'élargissant.

Elle n'aurait jamais pensé apprécier la compagnie d'un Terrien. Ils ne vivent pas assez longtemps, ils sont trop fragiles et limités pour lui être d'un quelconque intérêt. Usuellement. Mais dès leur première rencontre, elle avait été intriguée par l'infirmier, et elle n'avait eu de cesse de découvrir pourquoi. Elle avait fini par comprendre, mais l'attraction n'était pas passée. D'autant qu'entre-temps, il lui avait fait admettre que les individus de son espèce n'étaient peut-être pas tous ennuyeux à dépérir. Elle est donc satisfaite de ne plus avoir à pourchasser l'un de ses congénères et ainsi avoir tout le loisir de passer du temps avec Uriel.

— Qu'est-ce que tu veux dire ? il relève cependant la tournure de sa phrase, dérangeante.

— Avant que je parte, j'avais quelque chose de plus important à faire que d'être ici, et donc je ne pouvais pas rester aussi longtemps. Mais c'est fini maintenant, donc je peux, elle reformule ce qu'elle vient de dire.

Se répéter ne l'embête pas. Ou si peu, en tous cas avec lui. Elle doit souvent le faire. Sa façon de raisonner est parfois difficile à appréhender par son compagnon.

De son côté, il reste sans voix. Même si celle qui l'a émise ne s'en rend absolument pas compte, la deuxième déclaration n'est pas plus flatteuse que la première.

— Pourquoi est-ce que ton visage a l'air triste ? elle lui demande alors.

Elle n'a pas la patience de chercher les raisons derrières les émotions des êtres humains si elles ne sont pas évidentes. La plupart du temps, ces choses-là la laissent indifférente, mais pas en ce qui concerne Uriel. Lorsqu'elle n'en est pas satisfaite, elle n'hésite donc jamais à lui demander ce qui se passe. C'est parfois perçu d'un œil suspicieux, mais l'infirmier a fini par s'y accoutumer. Sa tolérance est un trait de caractère fort appréciable.

— Est-ce que tu te rends compte de ce que tu viens de me dire ? il lui retourne, s'appuyant en arrière sur le lavabo derrière lui, secoué.

— J'ai envie de dire "oui", mais j'ai l'impression que ce que tu attends est "non", elle répond en toute honnêteté.

Strauss lui fait suffisamment régulièrement la morale sur sa façon d'interagir avec les gens pour qu'elle ne comprenne pas quand elle a commis un faux pas. Mais toute cette sensibilité ambiante l'épuise toujours autant, et elle ne sait pas encore aller plus loin dans l'analyse d'elle-même.

— Tu viens de me dire que j'étais ton second choix. Que tu ne viens ici que parce que tu n'as rien de mieux à faire, il lui renvoie ce qu'il a compris.

Il est tout penaud. Qu'aurait-il pu comprendre d'autre ? Il n'est pas susceptible. Il aurait même tendance à dire qu'il est plutôt résistant à la critique, de manière générale, en tous cas dans le sens où, si elle le vexera peut-être, il ne causera jamais d'esclandre. Il lui arrive même de ne pas la percevoir comme telle, d'ailleurs. Mais là, il ne voit pas comment interpréter les choses différemment. Et ça touche une corde si délicate qu'il a du mal à ne pas réagir.

— Ce n'est pas ce que j'ai dit. J'ai dit qu'avant j'avais des choses plus importantes à faire, pas meilleures, Andy le corrige immédiatement.

— Et c'est censé me rassurer ?

Malgré lui, il reste blessé. Qu'il y ait mieux ou plus important que soi dans la vie de la personne qu'on aime n'est pas ce qu'il y a de plus agréable à entendre. C'est sans doute normal, mettre quelqu'un d'autre au centre de son existence n'étant pas ce qu'il y a de plus naturel ou même seulement sain, mais se l'entendre dire, de la bouche de la personne en question qui plus est, n'en est pas moins démoralisant.

De son côté, Andy plisse les yeux, un peu comme un fauve prêt à bondir. Cette conversation prend une tournure qui ne lui plaît pas du tout. Elle n'a jamais eu l'intention de le vexer, et elle ne voudrait pas le laisser le croire. Ramenant ses jambes qu'elle avait tendues sur le bureau au sol, elle se lève de son siège et rejoint l'infirmier là où il se tient. Elle vient se planter juste devant lui, et son regard dans le sien, avant de parler :

— Uriel. J'apprécie ta présence. Tellement que je la recherche. Je n'apprécie la présence de personne ! Et être la seconde chose la plus importante pour moi, c'est aussi une exclusivité, car ça n'est jamais arrivé auparavant. Il y a toujours eu qu'une seule chose dans mon existence, et maintenant il y en a deux. C'est significatif, elle lui expose avec autant de pragmatisme que d'intensité.

Il reste un instant qui lui paraît durer une éternité hypnotisé par ses iris, puis pouffe, notamment pour reprendre son souffle qu'il n'avait pas remarqué qu'il avait retenu. La proximité de la jeune femme lui fait pourtant souvent cet effet-là. Il rit aussi parce qu'il se sent un peu ridicule d'avoir réagi comme ça à une phrase aussi anodine. Son manque de confiance en lui est vraiment un fléau, parfois. Au fond de lui, il n'a jamais vraiment passé outre le fait qu'elle est beaucoup trop bien pour lui, que les femmes comme elles ne sont pas supposées s'intéresser aux garçons comme lui. Mais elle ne lui avait encore jamais donné l'impression de penser la même chose. Jusqu'à cette phrase…

— Tu as toujours une façon tellement saugrenue de tourner les choses, il commente, baissant les yeux et prenant ses mains dans les siennes, glissant ses doigts entre les siens.

N'aurait-elle vraiment pas pu tourner sa phrase autrement ?

— Qu'est-ce qui n'était pas clair ?

Sa tendance à tout prendre au pied de la lettre tire un nouveau sourire à son compagnon.

— C'est clair. Je vois ce que tu voulais dire, il l'assure, hochant la tête sans relever le menton.

— Bien, elle exprime alors sa satisfaction

Afin de ramener son attention à elle, elle lui vole un baiser. Il lève les yeux et lui sourit, puis la contemple encore un long moment en silence. La majorité des gens sont mis très mal à l'aise par ce type d'inspection, mais pas elle. Elle affronte toujours son regard qui glisse sur elle sans broncher. Ce n'est même pas qu'elle aime ça, comme quelqu'un de prétentieux ou imbu de lui-même, c'est juste qu'elle ne semble pas connaître le concept de gêne. Mais en quoi en aurait-elle besoin, ceci dit ? Il n'y a rien chez elle dont elle ait de quoi avoir honte, même selon les standards les plus impossibles à atteindre du monde.

— Qu'est-ce qui était si important avant ? il lui demande tout à coup, pris d'une inspiration soudaine.

S'il a raison et qu'elle n'a réellement rien de quoi être embarrassée, pourquoi est-ce qu'il en sait si peu sur elle ? Pourquoi est-ce qu'elle est toujours si évasive à propos de tout ? Non pas qu'il s'en formalise, il peut comprendre qu'il y ait des choses dont on n'a pas envie de parler, notamment parce que c'est son cas. Mais puisqu'elle vient de mentionner ce qu'elle avait à faire avant son départ inopiné, il semble légitime de sa part de vouloir savoir de quoi il s'agissait. Non ?

— … Mon travail, répond Andy après une pause d'hésitation.

Il ne pose jamais de questions. Ou lorsqu'il en pose, il n'insiste jamais. Il a toujours respecté qu'elle ne veuille pas aborder un sujet ou un autre. Étant donné sa situation, ça a toujours arrangé l'extraterrestre, mais elle se dit qu'il est peut-être temps de lui donner quelques réponses. Il les mérite, ne serait-ce que parce que justement il a tant respecté les barrières qu'elle lui a imposées. Et le tenir en haleine plus longtemps sans rien lui offrir ne ferait qu'augmenter sa suspicion, sans doute.

— Pourquoi tu n'en parles jamais ? il s'enquiert.

Il est plus surpris d'avoir réussi à obtenir une réponse que par la réponse en elle-même.

— Parce que… Mon travail, c'est de garder des secrets, Andy s'explique du mieux qu'elle peut.

C'est difficile à faire à la fois sans mentir et sans le mettre en danger, mais elle devrait réussir à trouver un compromis.

— Comment ça ?

La jolie blonde hésite à nouveau, puis finit par se rabattre sur ce qu'elle a un jour entendu Chuck dire à propos de l'occupation qu'elle partage avec Chad :

— C'est un peu comme les relations publiques, mais sans les conférences de presse.

L'un des plus vieux Homiens sur Terre, si ce n'est pas le tenant du titre, Chuck a beaucoup de phrases toutes faites qui peuvent rendre service. Après tout, se fondre dans la population est son appétence, donc ce serait riche que ses tournures de phrases interpellent.

— Tu veux dire que tu fais dans la… dissimulation ? reformule l'infirmier avec étonnement, abasourdi.

— Exactement, elle confirme avec un hochement de tête.

— Comment tu as atterri à Walter Payton, alors ? il demande.

Il n'arrive pas à faire coller ce qu'elle vient de lui dire avec la jeune femme qu'il a rencontrée dans les couloirs, qu'il croyait seulement là pour rendre visite à son colocataire. Elle n'a vraiment rien d'une espionne ou d'un agent secret. Pour peu qu'il y ait une différence. Qu'est-ce qu'il en sait, après tout ? Il est sans doute encore moins bien placé que la plupart des gens pour en juger.

— Je pourrais te le dire, mais alors il faudrait que je te tue, déclare Andy en guise de réponse, d'un ton tout ce qu'il y a de plus naturel.

Uriel s'esclaffe, amusé par ce qu'il croit être une référence. Comme beaucoup d'autres, c'est Jack qui lui a appris celle-ci. À ce moment-là, le blondinet cherchait à couvrir l'une de ses infractions au règlement lui ayant valu une sacrée éraflure au coude. Très bien, l'infirmier a compris le message, il va s'arrêter sur une victoire et se contenter ce qu'il a déjà appris sur sa dulcinée aujourd'hui. C'est plus qu'il n'a jamais obtenu d'elle, alors c'est déjà beaucoup.

Andy se joint doucement à son hilarité, contente qu'il ne sache pas à quel point elle a en réalité pesé ses mots. Elle ne veut pas lui faire de mal. Jamais. La plupart des Humains, elle pourrait les éteindre sans la moindre arrière-pensée. Mais pas lui. Lui est important. Elle n'a cependant pas menti en disant qu'il arrivait en seconde position derrière sa responsabilité à sa planète. S'il présente une menace au secret, elle sait qu'elle devra l'éliminer. Elle espère juste qu'elle ne se retrouvera jamais dans cette situation.

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