2x02 - Électrochoc (3/17) - Il parle
À l'Institut Lakeshore, la matinée se déroule comme tous les jours de semaine : l'un des patients est en session avec le Docteur Conway, tandis que les autres vaquent à leurs occupations en attendant leur tour. De la même façon que l'après-midi est consacré aux activités de groupes pendant que la thérapeute s'entretient avec les proches, la première partie de journée est ainsi réservée aux occupations individuelles. Certains peignent, certains jouent de la musique, certains lisent et d'autres écrivent, certains jardinent même. L'objectif est tout simplement de retrouver un équilibre perdu. Il n'y a cependant que des suggestions et aucune obligation, et ne rien faire est entièrement une possibilité. C'est d'ailleurs ce à quoi s'attelle résolument Caesar depuis son arrivée.
Il est actuellement assis à une table de la grande salle principale, là où il passe la plus clair de son temps. Son regard est tourné vers le ciel par la fenêtre et pourtant perdu dans le vide. Ses mains posées devant lui ne font même pas de petits gestes machinaux comme on en fait parfois sans s'en rendre compte lorsqu'on réfléchit. Cette immobilité lui confère un air de statue de marbre, que seul le soulèvement régulier de sa poitrine au rythme de sa respiration vient perturber.
— Tu dois tellement t'ennuyer, la voix légèrement accentuée de Setsuko le fait soudain tourner la tête.
La Japonaise se tient debout devant lui, bras croisés sur son T-shirt à l'effigie d'un chat sans poils à l'exception d'un iroquoise fluo. Il ne l'a pas entendue s'approcher. Elle est arrivée furtivement, et en plus de ça, il n'était pas en train d'accorder une attention particulière à son environnement, aussi bien sonore que visuel. Elle le toise un instant de ses yeux noirs et bridés, avant de s'asseoir en face de lui et de poursuivre sur sa lancée :
— J'ai connu beaucoup de silencieux, mais la plupart ne sont pas restés catatoniques plus d'une dizaine de jours. Pas en public, en tous cas. Mais toi, on peut dire que tu es motivé, elle expose la ligne de pensée derrière sa remarque précédente, tout en guettant la moindre réaction de la part de celui à qui elle s'adresse.
En vain, évidemment. Il l'écoute avec attention, certes, mais elle pourrait aussi bien lui parler dans sa langue maternelle, ça ne changerait sans doute pas grand-chose. Ou peut-être qu'il aurait au moins la bonne grâce de paraître confus, qui sait. Elle essaiera peut-être ça ensuite. Pour le moment, il la regarde de ses grands yeux marron, sans ciller ou presque, inexpressif.
— Tu te demandes comment je peux être sûre que tu ne triches pas, huh ? Que dès que tu es seul dans ta chambre tu ne te précipites pas sur ton bureau pour écrire ou lire ou que sais-je encore ? Parce que j'ai trouvé ça, dans la salle de bain, hier soir, elle annonce en s'efforçant de ne pas sonner trop victorieuse.
D'un geste théâtral, elle sort une SD de la poche arrière de son pantacourt, et la place sur la table entre eux deux. Au contact du petit rectangle, la surface intelligente affiche alors une fiche d'identité, révélant que le jeune homme est le propriétaire de l'objet. Si ce dernier est surpris, il ne laisse une fois de plus rien paraître.
— Et je sais que tu prends ta douche le matin, donc ça veut dire que tu l'as perdue pendant plus de 24 heures, sans te rendre compte de son absence. Impressionnant. La plupart des gens ne peuvent pas aller où que ce soit sans, continue Setsuko dans son analyse.
Pour des raisons de sécurité, les ordinateurs accessibles sans SD sont rares ; sans traçabilité des connexions, le réseau entier serait encore plus vulnérable aux attaques malveillantes qu'il ne l'est déjà. Seuls les services d'urgence sont disponibles sans aucune identification. Et comme le majorité des gens passent leur vie connectés – pour communiquer, faire des recherches, prendre des notes –, en conséquence, très peu de monde est réellement capable de passer une journée sans sa carte. Même les randonneurs les plus chevronnés, loin de tout appareil électronique pendant des jours, l'ont sur eux, au cas où.
— J'espère que ça t'embête pas, mais j'ai jeté un œil. Il faut dire aussi que, pour le fils d'un chercheur militaire, t'es pas très axé sécurité, enchaîne la jeune Asiatique.
Elle est volontairement désinvolte vis-à-vis de son intrusion dans ses affaires. Elle cherche à le provoquer. D'ailleurs, joignant le geste à la parole, elle fait apparaître le contenu personnel de son interlocuteur sous leurs yeux. Puisqu'il est assis à cette table, le verrou biométrique est ouvert, mais les propos de Setsuko n'étaient pas en l'air pour autant. Même avant de bénéficier de sa présence, elle avait déjà eu accès à presque tout le contenu de sa carte. Elle n'a pas trouvé beaucoup de choses protégées par quelque identification que ce soit. À quoi bon, ceci dit ? Il ne détient aucune information confidentielle, et qu'est-ce que qui que ce soit pourrait bien vouloir faire de ses photos de familles ou ses devoirs de lycéen ? Mais tout de même. Par principe, on s'y attend, même sur des éléments sans importance.
— Tu n'as pas trop changé depuis que tu es petit. Et tous tes chiens sont vraiment adorables, elle continue dans ses commentaires, faisant défiler les images à toute allure.
Bien qu'elle vienne de faire des remarques sur lui et les compagnons canins de son oncle, c'est sur un cliché de ses parents qu'elle s'arrête. Dessus, June et Alek étaient encore à la fac, avant d'avoir des enfants ou même d'être mariés. Peut-être étaient-il tout de même déjà fiancés ? Impossible à dire à partir de cet angle de vue. Caesar ignore même qui a pris cette photo, et les sujets aussi d'ailleurs, puisqu'elle est simplement parue dans l'un de leurs annuaires universitaires.
Sa codétenue s'en veut un peu d'en arriver là, mais elle se dit aussi que si quoi que ce soit fera réagir le champion de mutisme volontaire, ce sera ça. Elle ne peut évidemment pas savoir ce qui est arrivé à Mrs. Quanto avec précision, mais elle n'a pas manqué de noter qu'elle n'apparaissait plus dans les photos, après une certaine date. Et qui n'est pas affecté par l'absence de sa mère ?
Malheureusement pour elle, Caesar ne perd pas son stoïcisme une seconde. Il a baissé les yeux vers la table lorsque sa carte y a été posée, a regardé les images se succéder sans broncher, et ne détourne à présent pas le regard de la photo sur laquelle Sets s'est arrêtée. Elle ne saurait dire si c'est une forme de réaction ou non. Il ne semble ni surpris ni ému, il n'a aucun geste vers ses parents, pas plus qu'il ne s'en détourne. C'est presque comme s'il ne les reconnaissait même pas. Presque.
— Tu sais quoi ? Si tu voulais mourir, félicitations : mission accomplie ! éclate soudain la Japonaise, sa frustration l'emportant tout à coup sur la raison.
Furibonde, elle se lève en faisant bruyamment frotter son banc sur le sol et vient frapper la table devant elle de ses mains à plat. Le haussement de ton et le bruit de l'impact attirent le regard d'une aide-soignante qui passait par là, mais ni Caesar ni Setsuko n'y prêtent attention. Le grand brun dévisage simplement celle qui l'admoneste, sans même ne serait-ce qu'une pointe de surprise dans ses grands yeux, ce qui a le don d'agacer encore plus la jeune femme qui lui fait face.
Avec un grognement exaspéré, serrant les poings, Setsuko tourne les talons et s'éloigne. Au passage, elle en profite pour foudroyer du regard celle qui a assisté à son explosion, et cette dernière continue alors son chemin, estimant que ses patients ne courent aucun risque immédiat et que par conséquent son intervention n'est pas nécessaire. Il arrive que les résidents en viennent aux mains, mais ça reste assez rare, et ce n'est pas ce qui semble sur le point de se produire ici. Surtout venant de ces deux-là.
— Je n'ai jamais voulu mourir, s'élève soudain dans la grande salle.
Setsuko pile. Elle se fige, alors qu'elle a presque atteint la sortie de la pièce. Avec une extrême lenteur, elle fait volte-face, en direction de la voix, qui a surgi derrière elle. Elle sait bien qu'il n'y a qu'une seule personne avec elle ici, mais elle a du mal à croire que c'est bien cette personne qui vient de parler :
— Qu'est-ce que… tu viens de DIRE ? elle demande, sa question saccadée par l'effarement.
Caesar s'éclaircit la gorge, sa voix de toute évidence un rien éraillée de ne pas avoir été utilisée depuis si longtemps, avant de se répéter et même insister :
— Je n'ai jamais voulu mourir. Pas un seul instant.
Setsuko reste bouche bée pendant plusieurs longues secondes, totalement désarçonnée. D'une part, il vient de parler. Pour la première fois depuis qu'elle l'a rencontré. D'autre part, ce n'est pas du tout comme ça qu'elle imaginait sa voix. Elle se doutait qu'elle allait être un peu rauque, après ces longues semaines de mutisme, mais à sa silhouette, elle lui aurait donné une tessiture moins grave tout de même.
— Eh ben… Flash info spécial : s'ouvrir les veines, c'est pas le meilleur moyen de ne PAS mourir ! elle finit par s'exclamer, un fois son aplomb retrouvé, levant brièvement les mains au ciel.
— Je voulais juste que ma vie s'arrête, c'est tout, il élabore tranquillement son idée.
Il ne se formalise pas le moins du monde de l'état d'énervement avancé de celle à qui il s'adresse. Il peut le comprendre. Elle s'est donné tellement de mal pour le faire parler, depuis qu'il est arrivé. Il n'a pas décidé de le faire juste au moment où elle a abandonné exprès, pour l'embêter. C'est une coïncidence. Mais il conçoit que ça l'agace.
— C'est la même chose que mourir ! elle lui renvoie du tac au tac, croisant à nouveau les bras, exaspérée.
Est-il possible qu'il soit plus horripilant à l'oral qu'il ne l'était déjà muet ? La barre est pourtant haute.
— Je crois pas. Mais c'est normal que tu penses ça, il rétorque avec un sourire las.
C'est ce sourire qu'ont les adultes quand un enfant leur tient tête, celui de la personne qui sait qu'elle a raison mais a également conscience qu'elle n'arrivera pas à le faire comprendre à son interlocuteur qui pense le contraire. Et que ce n'est pas grave. C'est incroyablement condescendant, et Setsuko fulmine. Le faire parler était supposé être une victoire. Obtenir une réaction de sa part aurait dû être une victoire aussi. À la place, elle a droit à des inepties cryptiques et un sourire insolent. C'est une blague ?!
— Tu devrais y aller. Tu vas être en retard pour ta session, reprend Caesar avant qu'elle ait pu trouver quoi que ce soit à répliquer.
Il ne lui laisse pas non plus le loisir d'en placer une ensuite, car il se lève et s'éloigne dans la direction opposée à celle qu'elle doit prendre pour rejoindre le bureau du Docteur Conway. Sans doute se dirige-t-il vers sa chambre. Il faut peut-être qu'il se remettre d'avoir tant parlé… Setsuko regarde la photo de ses parents disparaître de la table en même temps qu'il disparaît lui-même dans le couloir. Il a récupéré son RFSD, et celle-ci est donc désormais trop loin pour encore relayer l'information au meuble intelligent sur lequel elle était posée un instant plus tôt.
Malgré le fait qu'elle a enfin réussi à atteindre son objectif de faire s'exprimer le grand brun, la jeune femme n'est pas du tout satisfaite de cet échange. Même avoir quelque chose d'à peu près intéressant à raconter à son médecin ne la console nullement. C'était quoi, ça ? Elle a plus de questions que de réponses. Retrouver sa voix aurait dû signifier qu'il allait mieux, pas que son état s'empirait. Et quelle audace, de connaître ses horaires ! C'est elle, qui épie les autres résidents, d'habitude. Aucun ne l'a jamais épiée elle.
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