2x02 - Électrochoc (1/17) - Comme chez soi

Lorsque la semelle de ses bottes de cuir atteint le perron, un cliquetis se fait entendre, et la porte s'ouvre comme par enchantement à son approche. De sa main à plat, elle pousse alors le battant, tout doucement, comme de peur de déranger. Une fois à l'intérieur, elle jette un coup d'œil à droite, puis à gauche, afin de repérer toute présence potentielle à proximité immédiate ; il y a des voix à bâbord. Après avoir fait volte-face, tout aussi furtivement qu'elle est entrée, la visiteuse referme derrière elle, toujours sans un bruit. Puis, elle se faufile dans la pièce d'où viennent toujours les voix, et où on ne l'attend pas :

- Salut les Quanto ! Jena s'annonce avec enthousiasme à la famille attablée au petit-déjeuner.

Père, fils aîné, et benjamine l'accueillent avec surprise mais engouement :

- Jen ! Tu es rentrée ! Comment était le voyage ? s'exclame Markus le premier.

Il se lève de suite pour venir la prendre dans ses bras. Son absence se fait cruellement sentir auprès de lui. Et malheureusement pour lui, c'est une situation assez fréquente, ces temps-ci. L'étudiant s'efforce de cacher son désarroi, mais sa joie non dissimulée à chaque retour est tout aussi parlante pour sa petite amie que ne le serait une mine déconfite à chaque départ. D'autant qu'elle ne semble pas disposer d'un agenda prédictible, ce qui fait qu'il n'a jamais le temps de se donner une contenance avant de la retrouver.

De son côté, elle est peu habituée à tel accueil, aussi bien celui qu'il lui offre que celui dont ses proches la gratifient. En conséquence, elle se sent toujours un peu maladroite lorsqu'il est question de le recevoir. Mais elle pense faire des progrès. Elle se laisse en l'occurrence enlacer sans protester, aussi bien pour se faire pardonner de lui avoir manqué que par sincère appréciation du geste. Il ferme quand à lui les yeux en perdant son visage dans ses cheveux une seconde, savourant sa présence.

- Bonjour, Jena, Alek salue plus sobrement la nouvelle arrivante, son usuel sourire bienveillant aux lèvres.

Non seulement il apprécie la jeune femme en elle-même, mais aussi le bonheur qu'elle amène dans les yeux de son fils. Ce dernier a eu quelques petites amies depuis le lycée, mais aucune ne l'a jamais mis en joie de manière aussi constante que Jena Miller. Que Sam et Markus semblent chacun de leur côté si heureux en couple n'est pas pour déplaire à l'ingénieur. Ce sont des points qui l'aident à tenir bon vis-à-vis du reste. Face à la façon dont sa vie professionnelle est partie en déconfiture, face à la situation de la cadette de la jeune femme qui vient d'arriver, ainsi que celle du meilleur ami de son premier fils, à laquelle il lutte toujours pour remédier, et enfin et surtout face au geste toujours inexpliqué de son second fils. C'est beaucoup à gérer, et il ne dit pas non à quelques touches de bonheur par-ci par-là.

- Hey ! marmonne Mae à son tour, en guise de salutation.

L'adolescente n'est non seulement pas encore assez réveillée pour offrir beaucoup mieux, mais elle a également la bouche à moitié pleine de céréales.

L'étreinte ayant duré juste assez longtemps pour ne pas mettre qui que ce soit mal à l'aise, Markus libère Jena. Elle le laisse se rasseoir, mais reste debout à côté de lui, une main derrière sa nuque. Il est toujours techniquement en face de son bol, mais il en est irrémédiablement détourné par cette présence à ses côtés.

- Rien à signaler. Je suis rentrée hier soir, mais il était super tard, alors j'ai pas voulu te déranger, Jen répond à la question qui lui a été posée, avant d'expliquer son heure d'arrivée plus matinale que d'ordinaire.

Elle a plutôt tendance à revenir en soirée, c'est vrai. Mais les horaires de trains, surtout pour les grandes distances, ne sont pas ce qu'il y a de plus prédictibles. Les trajets courts, surtout ceux qui sont quotidiens, sont réguliers même si pas vraiment planifiés pour autant, afin de permettre une routine aux usagers. Dès qu'il est question de voyager un peu plus loin, en revanche, ça se complique. Beaucoup d'itinéraires répondent pratiquement à la demande ; le train ou l'avion en question n'est annoncé au départ qu'une fois qu'un certain nombre de passagers ont exprimé leur envie de partir. Ce type de transport ne s'adresse pas à qui serait pressé. Ils sont plutôt prévus pour profiter du paysage que pour leur efficacité, d'où la recrudescence d'équipage à bord, dont la brunette fait partie. Si on doit aller quelque part rapidement, on privilégie très souvent des moyens de locomotion automatisés, beaucoup moins confortables, mais bien plus ponctuels.

- Comment était Columbus ? poursuit Mark dans ses questions.

- Loin d'ici, répond la jeune femme, haussant les épaules.

La jolie brune ne s'est pas défaite de ses tendances mystérieuses. Il est difficile de lui faire raconter quoi que ce soit qui ce serait produit durant ses escapades. Bien qu'elle dise avoir choisi ce job pour changer d'air et voir du pays, elle s'étend rarement sur les endroits où elle s'arrête. Mais après tout, qu'elle semble plus épanouie qu'elle ne l'était lorsqu'elle travaillait dans un bar pourrait aussi bien être dû à son changement de job qu'au fait qu'elle s'inquiète moins pour sa petite sœur, depuis que DG est tombé, ou pour Rob, depuis qu'il a repris contact. Dans le doute, Mark préfère donc ne jamais relever ce manque d'effusion au sujet de ses destinations. Il pose toujours quelques questions, au cas où il lui prendrait l'envie de partager, mais il n'insiste jamais. Il se contente d'être satisfait qu'elle se sente bien.

- Nulle part comme chez soi, huh ? il renvoie simplement à cette description pour le moins évasive.

Il resserre aussi légèrement le bras qu'il a toujours autour de sa taille, espérant lui faire savoir par ce geste à quel point il est lui aussi heureux qu'elle soit rentrée. Il n'a pas conscience du livre ouvert qu'il est pour elle, sur cette question. Mais elle apprécie tout de même la marque d'affection, comme toutes les autres, en dépit du peu d'habitude qu'elle en a. Ou peut-être à cause de ça, qui sait.

- Quelque chose comme ça. Et je repars pas avant plusieurs jours, cette fois, ajoute Jena, lui tirant un sourire encore plus large.

- Super nouvelle ! De la musique à mes oreilles, s'enthousiasme déjà son homme.

Ils se sont mis ensemble dans des circonstances si étranges qu'il a parfois l'impression qu'ils ont loupé des étapes, tous les deux. Il veut juste passer du temps avec elle. Mais entre ses études plutôt chronophages et les voyages à répétition de sa belle, ce n'est pas toujours facile.

- À vrai dire, je pensais aller faire une petite balade en ville avec Mae, cet après-midi. Ça te dit ? Tu finis plus tôt, les Jeudis, non ? la brunette s'adresse cependant à l'adolescente du groupe, assise en face de son frère à la table carrée de la cuisine.

Prise de court par cette proposition, la petite blonde manque de s'étouffer avec ses céréales. Elle doit tousser pour rattraper le coup avant de répondre :

- Oh ! Er… Ouais, pourquoi pas ! Papa ? elle balbutie.

Comment la jeune femme s'est souvenue de son emploi du temps scolaire est notamment l'une des questions qui lui viennent à l'esprit, mais elle préfère ne pas la soulever. Elle a justement quelque chose à cacher, et il serait donc malvenu de s'inquiéter de ce qu'on sait sur elle. Ne pas attirer l'attention est sa priorité. Et puis, c'est Jena, la petite amie de son frère, celle qui lui a tenu compagnie le soir de la prise d'otages ; quelle est le risque qu'elle l'espionne ?

- Hey ! Moi aussi j'ai mon Jeudi aprèm' ! proteste Markus.

Il se réjouissait déjà de la présence prolongée de sa chère et tendre, et voilà qu'il est coiffé au poteau. Par sa propre sœur ! Son expression en dit long sur sa déception.

- Oui, mais tu dois aller voir Caes. Et on va se voir tout le reste du temps ou presque, alors que ça fait un bail que j'ai pas eu de tête-à-tête avec Mae, lui rétorque la jolie brune à son bras, à raison d'ailleurs.

L'étudiant change de grimace. Il ne peut contredire aucun de ces arguments. Depuis ce qui s'est passé avec Caesar, la jeune femme l'a soutenu moralement, mais elle a toujours refusé de se rendre à l'Institut avec lui. Elle ne s'y sent pas à sa place. De toute évidence, elle apprécie beaucoup Caes, ayant vécu avec lui comme le reste de la famille pendant une longue semaine, et qui plus est au moment de la période difficile qui a suivi la prise d'otages, mais elle a toujours été plus proche de Mae que du grand brun, plus timide. Ses visites à Lakeshore sont donc quelque chose que Markus doit faire seul.

- Tu as fait tous tes devoirs ? Alek répond pendant ce temps à la demande d'approbation de sa fille.

- On est le 30 Avril ; j'ai plus vraiment de devoirs, ces jours-ci, ne peut qu'admettre Mae.

À l'approche des examens de fin d'année, tout le lycée semble entrer en apnée. L'heure est plus aux révisions qu'aux exercices au sens strict.

- Dans ce cas, amusez-vous bien ! valide alors son père, puisqu'il n'a pas d'autre objection à la sortie.

Mae est studieuse. Il lui fait confiance pour gérer correctement son temps.

- Il faut juste que je voie avec un pote. J'avais peut-être un truc de prévu, mais je peux annuler, il y a pas de souci, la petite blonde annonce tout de même à celle qui vient de l'inviter.

- Quel ami ? s'étonne Aleksander.

Le patriarche est à deux doigts de froncer les sourcils ; il n'était pas au courant de ces plans-ci.

- Un pote du lycée. C'était même pas un truc sûr, la jeune fille essaye de noyer le poisson, peu désireuse d'entrer dans les détails.

Elle n'a pourtant qu'elle-même à blâmer pour avoir soulevé la question en premier lieu…

- C'est quoi, son prénom ? demande alors Markus, un sourire espiègle pointant au coin de ses lèvres.

- C'est pas comme ça ! Je lui file un coup de main en… Maths, c'est tout, proteste vivement sa petite sœur.

Elle n'apprécie jamais qu'il prenne ce ton avec elle. Il est son grand frère, elle sait qu'il ne veut que son bien, mais elle a toujours détesté qu'il se mêle de ses histoires de cœur. Ça a le don de l'agacer. Non pas que ce soit ce dont il est question ici, mais c'est ce qu'il pense, alors le rabrouement est valable. Elle a une petite pensée pour Caesar, beaucoup plus subtil dans ses taquineries. Et pourtant, puisqu'ils sont plus proches en âge, il a toujours eu matière à l'être beaucoup moins. Il lui manque…

- Tu viens juste de dire que tu n'avais plus de devoirs à cette époque de l'année, lui fait remarquer Markus, perdu.

- Il a du retard. C'est pour ça qu'il a besoin d'aide. Duh ! Mae justifie du tac au tac la contradiction dans son propos, sans sourciller.

En réalité, elle se surprend elle-même de la rapidité avec laquelle elle enchaîne les mensonges. Son "ami du lycée" n'est autre que Strauss, bien sûr. Comme convenu le jour de son retour d'Home, les Jeudis après-midi, ils se retrouvent pour parfaire ses connaissances non pas en Maths, puisqu'il a d'ailleurs été son professeur dans cette matière, mais sur la société humaine, la Terre, et ses habitants. Bon, jusqu'ici, ils n'ont eu l'occasion d'honorer leur rendez-vous qu'une seule fois, mais ça s'est suffisamment bien passé pour que la petite blonde estime que ça puisse devenir une habitude. Et l'espère, aussi, quelque part.

Échanger avec lui est si intéressant. Il est si innocent et naïf sur certains points, et si profond et perspicace sur d'autres. Il est capable de comprendre des concepts qu'elle n'est même pas certaine d'expliquer correctement, puis d'être complètement perdu par des idées qu'elle pourrait presque considérer comme implicites. Par moment, lorsqu'il admet ouvertement ses lacunes, elle se demande comment il a si bien donné le change durant les quelques mois où il était leur professeur suppléant. Est-ce qu'ils sont tous à ce point peu attentifs, pour n'avoir rien remarqué ? Il y a quelque chose de fascinant à bénéficier de cet aperçu de l'autre côté du rideau.

Le problème, à cet instant précis, c'est qu'avant ce matin, Mae n'avait jamais été obligée de mentir directement à sa famille au sujet de l'extraterrestre. Elle n'a jamais apprécié leur cacher des choses, même si elle a toujours été convaincue qu'elle n'avait pas d'autre choix et que c'était pour leur bien, mais aujourd'hui elle a l'impression d'être allée un peu loin sur cette pente. Une pente glissante. Elle ne sait d'ailleurs toujours pas bien pourquoi elle a seulement mentionné cette histoire de rendez-vous à annuler. Peut-être qu'elle a inconsciemment envie de se faire percer à jour ? Embêtée par cette idée et tout ce qu'elle impliquerait comme périls pour sa famille, la blondinette termine son petit-déjeuner sans rien ajouter de plus, à écouter les autres personnes à table avec elle changer de sujet, avant de se défiler pour aller se préparer pour la journée.

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