2x01 - Cause perdue (15/17) - Rideau

À l'Institut Lakeshore, les visites sont terminées pour la journée. De retour dans l'autre aile du complexe hospitalier, celle où habitent les patients, le Docteur Conway est assise à son bureau. Elle est en train de passer en revue les comptes rendus des autres soignants sur les activités de l'après-midi, avant de rentrer chez elle. Elle habite juste à côté, par souci de proximité en cas d'urgence, mais en dépit de cette décision, elle préfère tout de même ne pas ramener son travail à la maison.

Alors qu'elle consulte d'un air grave la transcription de la thérapie de groupe du jour, insatisfaite par les propos d'une patiente en particulier, une ombre passe dans son champ de vision périphérique. Son regard est attiré vers le couloir, juste à temps pour entrevoir un pan de pyjama noir à gros pois rouges.

— Setsuko ! elle interpelle la Japonaise, qui revient sur ses pas en entendant son prénom.

Elle n'a pas de raison de penser qu'elle va être réprimandée. Sauf cas exceptionnellement à risque, les résidents sont autorisés à circuler librement dans la partie des locaux qui leur est mise à disposition. Ils sont de toute façon toujours sous la surveillance de tout un service, à peine plus réduit la nuit que le jour.

Le Docteur Conway pourrait malgré tout être surprise de voir quelqu'un passer devant son bureau à cette heure qui commence à se faire tardive, en tous cas par rapport à l'emploi du temps de l'Institut. Mais comme la pièce donne sur le couloir qui permet de relier les chambres – à un bout du bâtiment – aux douches – à l'autre extrémité –, son occupante a au contraire l'habitude d'un peu de circulation à cette heure-ci. Il n'est pas rare qu'une partie des résidents choisissent cet horaire pour leur toilette, pour une raison ou une autre. À vrai dire, en tant que pensionnaire de plus longue date, Setsuko est à elle seule la raison pour laquelle au moins une personne passe quotidiennement à cet endroit à ce moment-là.

— Hey, Doc, salue la jeune Asiatique, sans franchir le seuil.

Elle vient de se changer, et a ses vêtements dans les bras. Ce ne sont pourtant pas les motifs aux couleurs vives de sa tenue de nuit qui ont attiré l'œil de sa thérapeute. Pas seulement. Avec le faible nombre de patients qu'elle accueille simultanément, il ne lui faut jamais longtemps pour apprendre à les reconnaître à leur démarche aussi bien qu'à leur silhouette. Et avec Setsuko, elle a eu beaucoup de pratique à ce jeu-là.

— J'ai des papiers à te faire signer, explique la psychiatre.

Elle lui offre son sourire accueillant, mais la jeune femme la regarde comme si elle ne comprenait pas.

— Des papiers ? elle relève.

Sa nonchalance est feinte à la perfection. Si sa thérapeute ne savait pas pertinemment que son interlocutrice faisait semblant de ne pas la suivre, elle serait dupe. Parfois, ce talent d'actrice l'impressionne.

— Pour ton transfert. Vers un institut pour adultes. Tu viens d'avoir 21 ans ; on en a déjà parlé, rappelle le Docteur sans se départir de son calme.

Très peu de gens sont réceptifs à l'agressivité. Ça arrive, mais ce n'est certainement pas le cas de celle qui lui fait face à cet instant précis.

— Je sais, je me souviens, je suis pas amnésique, grince la jeune femme à cette évocation.

Son masque d'innocente est tombé tout aussi facilement qu'il est apparu juste avant. À la place, une certaine aigreur point sur son visage, à présent, bien plus honnête.

La pédopsychiatre soupire, mais sans véritable lassitude. Setsuko n'a jamais été une patiente facile, c'est vrai. Mais c'est aussi ce qui la rend intéressante, ce qui fait que l'encadrer est si gratifiant. Ça fait un peu mal au cœur de devoir la confier aux bons soins de quelqu'un d'autre. Néanmoins, Kennedy sait que c'est ce qu'il y a de mieux pour elle. Il est temps.

— D'après les textes, tu dois être transférée dans l'année de tes vingt-et-un ans. Ça te laisse encore quelques mois pour y réfléchir. Mais j'aimerais que tu commences à le faire dès maintenant ! le Docteur accorde un répit à sa plus ancienne pupille, sentant qu'elle en a encore besoin.

Elle a pourtant fait de son mieux pour la préparer à cet évènement, depuis bien avant son anniversaire, il y a quelques jours. Mais quand elle ne veut rien entendre, Setsuko n'entend rien. Même le lui dire dans sa langue maternelle n'y changerait rien. Et de toute manière, malgré tous ses efforts, Ken a toujours échoué à sortir quelque phrase que ce soit dans un Japonais acceptable.

— Je vais juste devoir tout recommencer à zéro. Vous croyez vraiment que ce sera bon pour moi ? lui soumet l'Asiatique, à moitié défiante et à moitié curieuse malgré elle.

Sa thérapeute la toise avec un attendrissement certain.

— Tu ne démarreras pas de zéro. Et je crois qu'un peu de renouveau sera excellent pour toi, elle persiste dans son opinion.

— Bonne nuit, Doc, conclut sa patiente.

Déjà, elle s'est détournée pour reprendre le chemin de sa chambre. Même si elle avait pensé que poursuivre la conversation pouvait avoir un intérêt, Kennedy n'en aurait sans doute pas été capable. En l'occurrence, elle ne s'alarme pas, car elle sait qu'elle aura de multiples occasions d'à nouveau aborder ce sujet. Et elle commence à savoir comment s'adresser à sa protégée.

— Bonne nuit, Setsuko, elle prononce tout de même, bien que celle à qui elle s'adresse ne puisse pas l'entendre.

Elle retourne ensuite à ses dossiers. Elle a d'autres pensionnaires dont s'inquiéter. Elle aimerait notamment déjà envisager quelques plans d'actions vis-à-vis de cette jeune fille aux remarques inquiétantes lors de la thérapie de groupe d'aujourd'hui. Elle ne s'arrêtera sur rien ce soir, mais si elle plante les graines dès maintenant, elle sait par expérience que ça germera pendant la nuit, et qu'elle y verra donc plus clair au matin.

Ce qu'elle ne sait en revanche pas, c'est qu'avant l'arrivée de Caesar Quanto à Lakeshore, Setsuko était presque prête à partir. Tout laisser en plan ici lui paraissait en effet beaucoup moins grave lorsqu'elle n'avait pas quelque chose sur le feu. Mais maintenant qu'elle s'est mis dans la tête qu'elle allait faire parler le grand brun, elle est tout de suite beaucoup plus réfractaire à l'idée de changer de décor. Quel timing d'enfer, ce garçon…

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