2x01 - Cause perdue (13/17) - À vos souhaits

Depuis celui où son frère s'est ouvert le bras, les Lundis après-midi ont une étrange saveur pour Mae. À chaque fois qu'elle quitte son cours d'Arts Plastiques pour une pause technique – ce qu'elle refuse de s'abstenir de faire –, elle ne fait malgré tous ses efforts tout de même que repenser à tout ce qui s'est passé ce soir-là. Le trajet en ambulance, qui marque la dernière fois où elle a vu Caesar, même s'il était inconscient et recouvert d'une couverture de survie. L'arrestation intersidérale du tueur en série qu'elle savait sévir en ville, au prix d'une balle dans l'épaule du coéquipier de son oncle. Et le départ de Strauss, qui a non seulement pavé la voie pour le retour de Mrs. Hemmerson mais aussi laissé, en ce qui concerne l'adolescente en tous cas, un vide aussi cruel qu'insoupçonné.

Peut-être qu'il lui manque parce qu'elle se dit qu'elle est la seule à qui il peut manquer, personne d'autre ne sachant réellement où il est parti. Ou peut-être que ce qui lui manque, c'est le secret qu'elle partageait avec lui, pour toute l'inquiétude qu'il a pu lui apporter initialement. Ou alors peut-être que ce qui lui manque ce sont tout simplement leurs mini cours particuliers à propos de sa planète, qui lui permettaient de s'évader de son quotidien et dont elle aurait bien besoin ces jours-ci, avec tout ce qui se passe chez elle.

Quoi qu'il en soit, ses pensées dévient très souvent vers le grand brun venu de l'Espace, et tout particulièrement lorsqu'elle se trouve dans l'un des endroits où ils se sont trouvés seuls tous les deux. Ou en tous cas où elle a déjà eu l'impression qu'ils l'étaient. Le cours de Maths qui succède directement au déjeuner est déjà propice à la nostalgie, puisqu'il a fait suite à cette glissade qui s'est ensuite révélée fatidique. Et les balades dans le couloir, plus tard dans la journée quel que soit le jour de la semaine, sont parfois presque tout aussi mélancoliques pour l'adolescente.

Elle le revoit encore, le jour de son départ, adossé au mur, ses mèches brunes tombant devant le haut de son visage, ses mains dans les poches de son costume, ses yeux pratiquement noirs braqués sur le sol entre ses pieds. Elle se souvient qu'elle avait essayé de le surprendre, et avait comme à chaque fois échoué, puisqu'il avait levé la tête avant même qu'elle ait dit un mot ou cru émettre un son quel qu'il soit.

Alors qu'elle sourit niaisement à ce souvenir, peut-être l'un des moins mauvais d'un jour particulièrement éprouvant, Mae tombe brusquement en arrêt là où elle avait justement croisé Strauss.

Elle hallucine. Ou elle rêve éveillée. Sa mémoire lui joue des tours, c'est sûr. Elle ne pense pas croire aux coïncidences, de toute manière, donc ce qu'elle a sous les yeux ne peut tout bonnement PAS être vrai. Depuis quand est-ce que vouloir quelque chose très fort est suffisant pour le provoquer ? L'exaucement des vœux, c'est bon pour les contes de fées. Or, si elle laisse la porte ouverte aux extraterrestres, elle ne se laisse pas encore aller à croire à la magie.

— Bonjour, Maena, l'apparition la salue cependant, comme pour prouver qu'elle est bien réelle et pas seulement dans sa tête.

L'image est déjà troublante de précision, de la coupe parfaite des vêtements noirs et blancs sur la silhouette à la fois fine et solide, jusqu'à sa posture d'une élégance tranquille. Est-il possible que la blondinette ait également réussi à se remémorer sa voix avec une telle exactitude ?

— Tu es là, elle commente avec une certaine méfiance, dévisageant Strauss d'un œil à la fois rond et circonspect.

— Oui, il confirme simplement.

La façon dont il penche légèrement la tête sur le côté est si fidèle à l'habitude qu'elle lui connaît ! Elle ferait presque un pas en arrière de frayeur si elle n'était pas à ce point paralysée par la surprise. Elle ne peut pas se voir mais elle se doute qu'elle fait le genre de tête qu'on peut faire juste avant qu'on nous demande si on a vu un fantôme.

— Vous êtes revenus.

Même si son ton est toujours aussi incertain, elle commence doucement à percuter. Ses yeux sont proches de papillonnants, à présent.

— Oui, le grand brun répète sa simple validation.

Un sourire étire ses lèvres, sans doute à l'expression éberluée qu'affiche toujours son interlocutrice. Il se dit qu'il a raison de ne pas la brusquer par des réponses plus longues.

— Quand ? elle lui demande alors.

Peut-être qu'obtenir des détails va finir par la convaincre qu'il est bel et bien là, debout, les mains dans les poches, à quelque mètres d'elle à peine, après s'être absenté si loin qu'elle ne saurait même pas estimer la distance qui les a séparés.

La position exacte de sa planète d'origine – Home – parmi les étoiles fait en effet partie de ces questions qu'elle n'a jamais osé lui poser. Pas parce qu'elle pense qu'il refuserait d'en parler, mais parce qu'elle sait qu'elle aurait de grandes chances de tourner de l'œil à la réponse. Un jour, peut-être.

— Hier soir. C'est plus facile d'atterrir dans la pénombre, il l'informe.

Sa logique est contre-intuitive pour celle à qui il s'adresse, mais elle ne va pas lui demander d'approfondir maintenant. Elle le croit sur parole. Elle le croit toujours sur parole, en fait. C'est une confiance ambivalente, qu'elle se sent à la fois idiote et chanceuse d'être capable d'éprouver.

— Et vous allez rester combien de temps ? elle enchaîne, toujours immobile là où elle est, bras ballants le long de son corps.

Son allure, désorientée, est à vrai dire en contradiction avec la façon dont elle mène son interrogatoire, décisive. Elle se surprendrait d'ailleurs sûrement elle-même sur ce point, si elle ne s'était pas imaginé ces retrouvailles un nombre incalculable de fois ces dernières semaines. Évidemment, dans sa tête, ça n'a jamais ressemblé à ce qui est en train de se passer. Mais mine de rien, ça l'a préparée tout de même.

— Aussi longtemps qu'on le souhaite, offre Strauss en réponse à sa question.

Il ne semble pas du tout gêné par cette inquisition. À vrai dire, il s'y était attendu. Déjà lors de leurs sessions secrètes, avant son départ, la petite blonde était rarement à court de questionnements. Malgré la situation délicate dans laquelle elle les a mis tous les deux, il reste convaincu que sa curiosité est une qualité. Et puis, il serait mal placé pour s'en agacer, puisque c'est la sienne qui l'a amené ici en premier lieu.

— Pour quoi ? Mae laisse pratiquement échapper.

L'interrogation a franchi ses lèvres d'elle-même, comme si elle ne contrôlait plus vraiment ce qu'elle demande.

— Qu'est-ce que tu veux dire ?

Cette fois, il a été moins prompt à répondre, parce qu'il ne comprend pas où elle veut en venir. Elle l'interroge clairement sur un but plutôt qu'une cause, mais il ne sait pas comment interpréter l'intention derrière une telle tournure de phrase.

— La dernière fois, vous étiez là pour attraper un serial killer. C'est quoi, votre mission, cette fois ? la blondinette reformule.

Elle n'ose pas encore trop croire au retour providentiel de son ancien prof de Maths et y cherche donc forcément une contrepartie néfaste. Ça commence à faire un moment qu'elle n'a pas reçu de véritable bonne nouvelle, alors elle préfère se méfier. N'importe qui à sa place chercherait sans doute à s'éviter une fausse joie, après tout, c'est bien naturel.

— Pas de mission. En ce qui me concerne, je suis là pour la raison pour laquelle je voulais venir en premier lieu, il la rassure sans le savoir vraiment.

— Qui est ? elle s'enquiert, exhaustive à la limite de l'intrusif.

— La découverte, il déclare simplement.

L'espace d'une seconde, elle se perd dans le marron de ses iris. Ils semblent miroiter lorsqu'il prononce ce mot, comme s'il avait un sens tout particulier pour lui, en plus de tout ce qu'il peut déjà évoquer à tout un chacun.

Il est vrai qu'il lui avait bien expliqué l'organisation des expéditions Homiennes sur Terre, par trio. Diplomate, Soigneur, Protecteur. Le premier initie le voyage, le deuxième l'accompagne avec enthousiasme, et le troisième vient pour assurer leurs arrières. Strauss, Ben, Andy. Chacun sa raison de venir. Volonté, opportunité, devoir.

— Tu vas revenir à Walter Payton ? elle demande ensuite, revenant brusquement à la réalité.

Elle n'a toujours pas très bien compris quelle était sa raison pour travailler au lycée lorsqu'il essayait de traquer Kayle, mais elle sait qu'il en avait une. Et s'il est là à cet instant précis, peut-être que ça a un rapport. Peut-être que cette raison est toujours valable et qu'il va reprendre son ancien rôle de remplaçant.

— Non. C'est mon tour d'apprendre, maintenant, répond l'extraterrestre en secouant la tête à la négative.

— Comment ça ? Tu vas t'inscrire à la fac ? elle ne le suit plus, fronçant les sourcils dans son incompréhension.

Il s'esclaffe doucement. Voilà une option qu'il n'avait même pas considérée !

— Non. Ce que j'aimerais apprendre n'est pas dans vos livres. Mais il s'avère aussi que je ne pense pas être en mesure de le découvrir sans poser des questions qui risqueraient de m'attirer quelques regards soupçonneux, il lui expose son problème, sans en sembler réellement embêté.

Clairement, il a déjà une solution en tête, sinon il aurait l'air plus ennuyé. Mais elle ne la devine pas.

— Comment tu vas faire, alors ?

— Il n'y a pas beaucoup d'Humains qui sont au courant de notre existence. Je me disais que peut-être tu pourrais m'aider, il lui annonce, la prenant au dépourvu.

— Moi ?! elle répète avec toute l'incrédulité dont elle est capable, portant même sa main à son sternum.

— Il n'y a personne d'autre dans ce couloir, il confirme, justifiant finalement sa présence dans les locaux.

Il aurait pu l'intercepter ailleurs, c'est vrai. Il aurait pu l'attendre à la sortie des cours, la croiser sur le chemin de chez elle, ce ne sont pas les occasions qui lui auraient manqué. Mais cet endroit à cette heure-ci lui ont semblé adaptés. La dernière fois qu'ils se sont entretenus ici, leur conversation a été brutalement interrompue, et a dû se conclure ailleurs. Il apprécie l'idée d'en quelque sorte reprendre là où ils en étaient restés.

— Tu veux que MOI je t'apprenne des trucs ? À propos de… quoi ? La Terre et les Humains ?

Mae essaye de voir où il veut en venir, mais elle ne peut pas retenir une grimace d'incertitude. Même si elle pensait qu'elle pouvait apprendre quoi que ce soit à Strauss, qui a toujours été son professeur et ce selon plusieurs points de vue, sans doute que ce ne serait pas des choses aussi… métaphysiques que ce qu'il semble rechercher.

— Oui. Si tu es d'accord, bien sûr, il valide pourtant une fois de plus son hypothèse, avec un hochement de tête respectueux.

— Er… Je sais pas dans quelle mesure je suis qualifiée mais… je peux essayer, elle accepte timidement.

Elle ne trouve pas d'argument suffisamment valable pour refuser. Peut-être que leurs anciens cours particuliers pourraient fonctionner dans l'autre sens, après tout. Il n'a pas l'air d'en douter, lui, en tous cas. C'est vrai qu'il est théoriquement plus jeune qu'elle, donc il y a un côté logique à ce qu'elle endosse à son tour le rôle du professeur. Mais en toute honnêteté, elle n'a jamais réussi à garder cette information à l'esprit plus de quelques secondes, alors c'est mal parti pour la mettre à l'aise. Ce n'est pas un ado qui se tient devant elle. Clairement pas.

— Quelque part, ce n'est que justice. J'ai répondu à tes questions sur mes origines, il lui rappelle.

Elle sourit, amusée qu'ils suivent une ligne de pensée parallèle, pour une fois. Elle doit bien reconnaître qu'il a toujours été très coopératif, même face à ses interrogations les plus tordues.

— Comment va ton frère ? il demande ensuite.

Le virage à 90 degrés dans la conversation fait instantanément perdre son expression à la jeune fille.

— Physiquement bien. Mais il ne parle pas. Et tu savais que l'inspecteur qui a été blessé par Kayle était le partenaire de mon oncle ? elle répond en baissant les yeux et croisant les bras.

Pendant quelques minutes au moins, la présence de Strauss avait fait son œuvre. Elle n'avait plus pensé à ce qui n'allait pas autour d'elle, avec Caes, Patrick, ou Rob. Mais ça ne pouvait pas durer.

— Non. Ben me l'a appris quand je suis rentré, il répond, la rassurant qu'il ne lui a pas sciemment caché une information qui la regardait.

Il faut croire qu'il a appris sa leçon, après sa réaction quasi-nucléaire lorsqu'elle avait découvert que le Soigneur alien l'avait traitée à son insu, le soir de la Saint Valentin.

— Je devrais retourner en cours. Mr. Teller va se demander ce qui m'est arrivé, elle déclare ensuite, se forçant à sourire à nouveau.

Elle ne ment pas à propos de son prof d'Arts, mais elle est également et surtout peu désireuse de continuer sur ce sujet. Elle aurait été blessée qu'il ne s'enquiert pas de tout ça, mais elle a parallèlement trop entendu ces questions de la part d'un peu n'importe qui et tout le monde pour avoir encore la patience d'y répondre avec bonne volonté. Elle espère qu'il ne lui en voudra pas.

— J'ai pensé qu'on pourrait se voir les Jeudis après-midi, puisque tu finis plus tôt, il propose alors qu'elle se détournait déjà.

— Er… D'accord, elle accepte sans discuter, trop interloquée par le fait qu'il connaisse son emploi du temps pour trouver une raison de protester à cette idée, somme toute plutôt cohérente.

— À Jeudi, alors, Maena, il la salue.

Un frisson parcourt toute la colonne vertébrale de l'adolescente à entendre son prénom entier prononcé par cette voix. C'est comme ça qu'il l'a accueillie tout à l'heure, déjà, mais ça lui avait vraiment manqué. Et pourtant, de n'importe qui d'autre, elle déteste ça. Sans doute doit-il ce privilège au fait qu'il vienne littéralement d'un autre monde.

Avec une esquisse de courbette et un dernier sourire, Strauss disparaît ensuite dans le couloir, aussi furtivement qu'il est sans doute venu, à l'insu des caméras et de toutes les personnes occupant le bâtiment. Et juste comme ça, l'émerveillement est de retour dans la vie de la jeune fille.

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