2x01 - Cause perdue (11/17) - Thérapie
Comme les trois derniers Lundis à 15h tapantes, Aleksander pousse l'une des grandes portes vitrées partiellement opacifiées de l'Institut Lakeshore. Il fait son entrée dans le hall, sous le regard et le sourire avenants de l'assistante à l'accueil. C'est justement vers elle qu'il se dirige, afin d'apposer sa signature numérique au registre ancré dans son comptoir.
Le système de gestion des visites est simple : cinq jours par semaine, une heure de l'après-midi est allouée au passage d'un proche pour chaque résident. Les matinées sont en effet réservées aux sessions avec les patients, et ne permettent donc pas au Docteur d'être disponible pour leur entourage. Puisque, en plus de Caesar, le cercle familial Quanto compte quatre personnes, ce schéma calqué sur la semaine ouvrée leur convient pour des prises de nouvelles individuelles et hebdomadaires. Pour les familles plus nombreuses, on peut venir à plusieurs à la fois, ou alors établir un roulement sur plusieurs huitaines au besoin. Dans tous les cas, il y a moyen de s'arranger.
— Docteur Conway, l'ingénieur salue la thérapeute.
Celle-ci vient de se tourner vers lui, après l'avoir contourné pour raccompagner une mère vers la sortie. Mains dans les poches de sa blouse blanche, le docteur lui sourit doucement. Elle ne porte pas cet uniforme avec ses jeunes patients, afin de ne pas créer de distance, mais elle trouve que l'habit a souvent l'effet exactement inverse avec leurs proches. Ça les rassure. Quant à son expression, en plus d'être machinale, elle vient aussi de la ressemblance entre Caesar et son père. Elle a parfois l'impression de voyager dans le temps, en passant de l'un à l'autre. Et puis, l'insistance du visiteur pour l'appeler Docteur n'est pas étrangère à son attendrissement non plus…
— Professeur Quanto, Kennedy retourne au patriarche avec un sourire amusé, ajoutant en ce qui la concerne une touche d'ironie derrière la tournure solennelle.
— M'appeler par mon titre ne m'a pas encore persuadé de ne plus vous appeler par le vôtre, mais je ne voudrais pas vous décourager.
Il n'a pas manqué la légère exagération dans la voix de son interlocutrice, mais il n'en prend pas ombrage. Il est vieux jeu. Il le sait, à la fois parce qu'on lui en fait souvent la remarque et parce qu'il est suffisamment lucide pour s'en rendre compte de lui-même. Il n'en joue pas, ce n'est pas un effort ou quelque chose de compulsif, c'est simplement comme ça qu'il est à l'aise. Mais il comprend que ça puisse surprendre ou amuser. Par chance, ça n'a jamais sincèrement vexé personne.
— Aussi fière je sois de mon diplôme, j'entends suffisamment mon niveau d'étude par jour, de la part de mes patients aussi bien que de mes collègues soignants, pour que les visiteurs puissent ne pas s'en formaliser. Mais je vous l'ai déjà dit, la jeune femme lui rappelle gentiment les raisons de son envie d'être appelée par son prénom lorsqu'elle estime pouvoir se le permettre, même s'il ne semble pas vouloir les prendre en compte.
Non pas qu'elle en soit réellement agacée. Elle se sert simplement de cet ersatz de désaccord pour créer un leitmotiv et faciliter le contact entre eux. La plupart des parents avec qui elle est amenée à s'entretenir ont leurs petites facéties vis-à-vis d'elle, après tout, et étant donné les circonstances dans lesquelles elle les rencontre, elle leur en fait volontiers grâce. Et justement, ça lui sert parfois à les mettre un peu à l'aise, ce qui n'est pas tâche facile en considérant ce qui les amènent jusqu'à elle. On est rarement serein face à un médecin en règle générale, alors celui qui s'occupe d'un de nos proches, mineur qui plus est, ne part pas gagnant pour nous apaiser.
— Vous avez la responsabilité de la santé mentale de mon plus jeune fils ; je préférerais ne pas oublier pourquoi vous la méritez plus que moi, Alek lui présente sa propre logique, d'un ton serein malgré ses propos qu'on pourrait croire rancuniers.
Kennedy inspire et souffle par le nez, songeuse. Ce raisonnement l'étonne. Sans qu'on puisse le considérer comme insensé, qu'on la perçoive en position d'autorité ou de force n'est pas exactement ce qu'elle recherche.
— Est-ce que c'est vraiment ce que vous croyez ? Parce que ce n'est pas le cas. Peut-être que vous seriez tout aussi apte à accompagner Caesar que moi, voire plus, puisque vous le connaissez mieux. La raison pour laquelle on sépare les personnes qui se font du mal de leurs proches n'a pas forcément à voir avec eux, elle corrige.
Pourtant, elle comprend sa logique. Comment ne pas se sentir mis en défaut en tant que parent lorsqu'on vous retire votre enfant ? Comment ne pas penser qu'on a fait quelque chose de mal lorsque nos actions sont passées en revue ? C'est bien naturel. Et c'est d'ailleurs là l'une des raisons pour lesquelles il est presque aussi important d'assurer le suivi des proches que celui du patient. Ils ne viennent pas ici uniquement pour prendre des nouvelles du pensionnaire qui les intéressent ; le Docteur Conway veille également sur eux, même si de manière moins rapprochée que pour le principal concerné par les évènements.
— Je suis son père. Son seul parent. Et sous ma garde, il s'est volontairement entaillé le bras avec un éclat de miroir ; vous m'excuserez si je ne me sens pas vraiment capable de quoi que ce soit vis-à-vis de lui, poursuit Alek sur sa lancée, toujours sur ce même ton presque résigné.
— Ce serait bien là votre erreur. Mais venez, ne restons pas dans le passage, le détrompe le médecin, avant de l'inviter du geste à se diriger vers un endroit plus propice à la discussion.
Il n'est pas si surprenant que ce sentiment d'impuissance chez Aleksander n'ait pas déjà fait explicitement surface au cours de leurs précédentes entrevues : le quadragénaire n'est pas exactement ce qu'on appelle communicatif. Il n'est pas timide, mais il est indéniablement réservé. Caesar a de qui tenir, après tout. N'importe qui ne peut pas s'astreindre à conserver le silence aussi longtemps. Ainsi, avant aujourd'hui, l'ingénieur avait plutôt interrogé la psychiatre qu'elle n'avait reçu d'informations de sa part. Et elle n'avait pas cherché à le pousser, cette tactique pas plus valable sur un adulte que sur un adolescent.
— Un thé, peut-être ? elle propose, connaissant le breuvage de prédilection de celui qu'elle reçoit, alors qu'elle referme la porte d'une salle de visite derrière eux.
Son bureau se situe dans l'aile de l'Institut réservée aux patients en isolation, et est par conséquent hors limite pour les visiteurs. Plusieurs pièces comme celle-ci sont aménagées près de l'entrée, dans le but d'y accueillir les proches.
— Non, merci. J'en ai pris un avant de venir, répond Alek avec un sourire courtois.
— Pour quelqu'un qui dit perdre la notion du temps, vous êtes curieusement ponctuel, fait remarquer le médecin, se rappelant soudain une réflexion qu'il avait faite lors de sa seconde visite.
Il a toujours été particulièrement à l'heure et s'était pourtant excusé auprès d'elle d'avoir failli manquer leur rendez-vous, trop absorbé par son travail. Elle n'avait à ce moment-là pas su déterminer s'il se sentait coupable d'être concentré sur autre chose que le sort de son fils ou s'il était simplement quelqu'un d'extrêmement à cheval sur les horaires.
— Et l'Homme inventa les alarmes, il déclare, ne la laissant pas plus avancée sur la question.
La vérité se trouve sans doute quelque part au milieu, comme souvent.
— Je vous en prie, asseyez-vous, elle l'invite, désignant plusieurs fauteuils d'un geste circulaire, lui laissant le choix.
— Je devine que s'il avait dit quoi que ce soit ce serait la première chose que vous m'auriez annoncée, Aleksander rentre dans le vif du sujet à peine a-t-il touché le coussin de son siège.
— Caesar n'a pas encore reparlé, non. Mais je ne m'inquiète pas pour lui, confirme calmement la jeune femme, tout en prenant à son tour une place assise, en face de lui.
— Encore une fois, vous m'excuserez si je ne partage pas votre optimisme, il avoue en baissant les yeux sur ses mains.
La vérité, c'est qu'il est fatigué. Il est fatigué de ne pas savoir ce qui s'est passé. Il se sent capable de gérer n'importe quel problème, du moment qu'il a toutes les données en main, ou en tous cas les moyens de les obtenir. Face à cette situation, dont il lui manque l'élément provocateur, crucial, il se sent donc particulièrement démuni. Qui eut cru que ce serait là la limite de la patience qui le caractérise pourtant ? L'inconnu à venir, il sait l'aborder. L'inconnu passé ou présent, voilà qui le déstabilise bien plus.
— Il dort bien. Il mange correctement, aussi. Et surtout, il n'a à aucun moment fait mine de vouloir réitérer son geste, le Docteur Conway souligne trois points très positifs de l'état de Caesar.
Tous ses jeunes patients ne peuvent pas se vanter de tout ça. Loin s'en faut. La plupart doivent être surveillés comme le lait sur le feu, de peur qu'ils se laissent dépérir ou tentent à nouveau de prendre les choses en main. Pour le reste, il est rare que d'autres symptômes ne fassent pas leur apparition. Garder le silence est bien le moindre de ceux-ci.
— Sont-ce là les seules cases qu'il est nécessaire de cocher pour être jugé en bonne santé mentale ? s'étonne Alek, avec un éclat de rire sans joie.
Manger, dormir, ne pas attenter à sa propre vie. Ça paraît bien peu.
— Non, bien sûr, mais c'est un début. D'après mon expérience, les tentatives de suicides les plus récidivées sont les prises de narcotiques et les taillades, la jeune femme en face de lui reste pragmatique.
L'un des aspects les plus difficiles de sa profession est de rester calme quelles que soient les émotions manifestées par un patient. Il est important d'offrir un support, à la fois un phare et une ancre, au milieu de la tourmente. Ça peut sembler froid, mais c'est pourtant on-ne-peut-plus efficace et surtout bienvenu. Curieusement, des paroles rassurantes mais infondées ont souvent un effet adverse. Rester factuel est essentiel. C'est une bien maigre consolation que d'insinuer que les choses pourraient être pires lorsqu'elles vont objectivement mal, mais c'est parfois ce dont il faut se contenter, à défaut de mieux.
— Il ne veut pas recommencer, mais il ne parle pas non plus. Ou fait quoi que ce soit d'autre d'ailleurs. Où en est-on, alors ? s'enquiert donc le père, sans agressivité, juste une grande lassitude.
Lors de ses précédentes visites, il avait fait bonne figure. Il était resté positif, se focalisant notamment sur la guérison de la plaie au bras de son fils. Il avait en effet été envisagé pendant un certain temps que l'adolescent puisse avoir des séquelles, tant au niveau circulatoire que sensoriel et moteur. Mais Alek avait appris via Markus, suite à sa dernière visite en milieu de semaine passée, que la blessure n'était enfin plus de quoi s'inquiéter. Cette partie du problème résolue, l'ingénieur ne peut par conséquent plus éviter le sujet du rétablissement mental de Caesar, et c'est un thème avec lequel il est bien moins à l'aise. Encore une fois, parce que c'est beaucoup moins tranché que le reste.
— Caesar ne fait pas rien ; il réfléchit, le reprend posément la psychiatre.
Elle est bien placée pour savoir à quel point le silence peut être frustrant, mais il n'est pas pour autant une étape inutile dans le cheminement d'un patient, bien au contraire. La règle d'or, c'est que personne ne fait jamais rien sans raison. Et aussi irrationnels les suicidaires peuvent-ils paraître, ils ne font malgré cela pas exception. Même si leur logique est parfois difficile à percevoir, elle n'en est pas moins existante.
— Vraiment ? Depuis 28 jours ? Peut-être qu'il a besoin d'un peu d'aide. Pourquoi est-ce qu'il ne se confie à personne ? De quoi a-t-il peur ? Est-ce qu'il est embarrassé ? Est-ce que…? le père avoue implicitement sa désorientation la plus totale dans cette affaire en n'achevant pas la liste de ses hypothèses quant à ce qui est en train de se passer dans la tête de son fils.
Il ne regarde toujours pas son interlocutrice dans les yeux. Mais elle en a l'habitude, avec lui comme d'autres, à l'abord de sujets aussi sensibles. Elle n'en mènerait pas plus large à sa place.
— Si et quand il aura besoin d'aide, Caesar saura la trouver. Vous disiez tout à l'heure que vous aviez l'impression de ne rien pouvoir faire pour lui, et je vous ai dit que c'était là votre erreur. La vérité, c'est que vous en avez déjà fait beaucoup plus que vous ne le croyez : c'est un garçon intelligent, observateur, et sensible. Vous n'auriez pas pu lui donner de meilleures armes pour se sortir de sa situation actuelle, le rassure Kennedy du mieux qu'elle peut, projetant toujours autant d'assurance sereine, qu'elle ne peut qu'espérer communicative.
Aussi solides ses arguments soient-ils, encore faut-il qu'on accepte de les entendre. Elle ne peut qu'apporter les éléments, pas forcer leur assimilation.
C'est un peu un comble qu'elle devine que, le reste du temps, c'est justement Alek qui exsude le calme et la confiance pour les gens autour de lui. Mais c'est son rôle : être le roc des rocs. Après tout, ce sont bien là les tempéraments qui tombent le plus fortement, lorsqu'ils tombent.
— Ça ne l'a pas empêché de s'y mettre en premier lieu, lui renvoie hélas l'ingénieur, pas vraiment convaincu.
Il a perdu le compte du nombre de personnes qui lui ont déjà dit que, de ses trois enfants, c'était Caesar qui lui ressemblait le plus, autant au niveau du caractère que physiquement, si ce n'est plus. Et ni lui ni l'intéressé n'avaient jamais trouvé quoi que ce soit à redire à cette remarque, tout ce qu'il y a de plus justifiée. Depuis un mois, cependant, le père a du mal à concilier l'image qu'il a de son fils, comme l'a décrit la femme en face de lui observateur, intelligent, et sensible, avec ce qu'il s'est infligé. Ça n'a pas de sens, pour lui, c'est comme une anomalie dans le modèle. Il allait bien. Il semblait remis de la prise d'otages. Il s'était ouvert sur ses incertitudes vis-à-vis de son avenir, son appréhension de quitter le lycée. Il y a bien eu cette dispute avec Jack, mais ça semblait sous contrôle. Rien qui puisse l'amener à faire ce qu'il a fait. Qu'est-ce qu'ils ont manqué ?
— Personne n'est infaillible. Et quel que soit ce qu'il l'a poussé à son geste, il a clairement compris que sa première réaction n'était pas la bonne et en cherche une autre. Ce n'est qu'une question de temps pour qu'il la trouve, et que tout rentre dans l'ordre pour tout le monde, poursuit le Docteur sur sa lancée réconfortante.
Aussi mature soit-il, Caesar reste un adolescent. Ses capacités de réflexions ne sont pas encore tout à fait au point comme peuvent l'être celles d'un adulte. C'est physiologique, rien que l'éducation puisse accélérer.
— J'aimerais partager votre certitude, lui répond Alek, faisant tourner son alliance à son annulaire à présent.
Bien que ce soit un geste assez fréquent pour la plupart des gens qui en portent une, il y a pour sa part très rarement recourt. Il lui arrive beaucoup plus souvent de simplement refermer son poing en recouvrant sa bague avec son pouce passé entre son majeur et son annulaire. Le simple contact l'apaise. La rotation du cercle de métal est une marque de haute anxiété pour lui.
Et dire qu'il pensait avoir manqué à sa promesse à Angie suite à la prise d'otages. Mais il n'avait rien à voir avec ce qui s'est passé ce jour-là. Il n'avait aucun moyen de l'éviter. Alors que ce qui a amené Caesar dans cet Institut, en revanche, il a du mal à se convaincre qu'il n'y a rien qu'il aurait pu faire pour le prévenir.
— Alek. Vous connaissez votre fils. Comment est-ce que vous pouvez douter qu'il va rebondir ? lui propose alors la jeune femme en face de lui, penchant la tête comme pour attirer son regard.
À cette question, l'ingénieur n'a pas de réponse. Et il en a honte. Il aimerait être en mesure de dire qu'il n'en doute pas, qu'il a confiance en ses enfants, qu'il les sait capables de tout. Il devrait pouvoir le dire, parce que c'est vrai, d'une vérité inconditionnelle. D'aussi longtemps qu'ils ont été de ce monde, il n'ont jamais fait que le surprendre.
Mais dans ce cas pourquoi est-il aussi inquiet pour Caesar ? Pourquoi est-ce que, depuis le moment où l'urgentiste lui a expliqué ce qui s'était passé, à l'hôpital, il n'a pas perdu ce nœud dans le creux de son estomac ? Pas même lorsqu'on lui a dit qu'il s'était réveillé, ni quand Markus lui a confirmé qu'il était sorti d'affaire vis à vis de son bras.
C'est comme un mauvais pressentiment dont il n'arrive pas à se défaire, et comme il n'a pas tendance à se fier à son intuition, de par sa personnalité comme de par sa profession, il ne sait pas trop quoi en faire. Il ne saurait même pas l'expliquer, pas même à la personne pourtant spécialiste en face de lui. Mais elle ne lui en veut pas. Comme pour son fils, le temps fera l'affaire. Il fera l'affaire pour toute leur famille. De toute manière, il n'y a pas d'alternative possible.
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