2x01 - Cause perdue (10/17) - Soutien

Depuis la rencontre de Randers avec Kayle, Iz a l'impression de ne pas avoir arrêté une seule seconde. Elle se sent parfois comme en apnée, la tête sous l'eau, sans occasion de regagner la surface. Cette métaphore a pourtant des lacunes, puisque la jeune femme ne se dirait pas exactement dépassée. Elle pense atteindre tous ses objectifs. Mais c'est tout de même une période particulièrement intense, et elle se prolonge, ce qui n'est que rarement maintenable.

Pour commencer, juste après la confrontation, il a fallu produire une analyse détaillée du comportement du tueur en série, de la signification de son choix d'entrer en contact avec l'inspecteur qui avait remarqué son petit manège en premier – Patrick, donc –, à ce qu'il pourrait décider de faire suite à la tournure prise par leur entrevue – sans doute pas du tout celle qu'il espérait. L'agent Denton avait aidé dans cette entreprise, mais l'ampleur de la tâche n'en avait pas été moins conséquente. D'autant qu'il fallait au passage convaincre tout le monde que la profileuse elle-même n'avait pas besoin de protection rapprochée, qu'Eugène n'allait très probablement pas essayer de la contacter elle ensuite, à cause de son rôle dans l'affaire. La vérité, c'est surtout que, même s'il lui prenait l'envie de le faire, aussi effrayante la perspective de ce face-à-face puisse être, Iz ne pense pas que le psychopathe lui ferait du mal. Mais pour rassurer une armée d'enquêteurs sur les nerfs, il lui avait fallu présenter des arguments un peu plus faciles à accepter.

Car oui, sa tâche suivante a été de gérer son commissariat, à fleur de peau après les évènements. Elle n'aurait jamais cru que l'ambiance de frustration générale engendrée par la traque infructueuse du serial killer lui manquerait. Et pourtant, elle s'en est fait la réflexion, même si un peu coupable, lorsqu'elle a découvert à quel point ceux dont elle a la responsabilité étaient désormais tendus : si Sam s'en veut d'avoir laissé son partenaire seul ce jour-là, de son côté, Patrick n'arrive pas à se faire à l'idée d'avoir échoué à arrêter l'assassin alors qu'il le tenait en joue. Quant au reste des inspecteurs, ils ont repris les recherches avec une nouvelle ardeur, maintenant que l'un des leurs a été blessé, mais ce regain de motivation n'est pas venu sans une montée en agressivité pour tout le monde. La mise au tapis d'un frère d'armes à souvent cet effet. Et ce n'est rien de facile à contrôler pour la jeune femme seule dans son rôle.

Même plusieurs semaines après les faits, toute cette électricité fait à peine mine de commencer à retomber. Le départ de l'agent de la Sécurité Intérieure pour Washington, une dizaine de jours après la fusillade, avait semblé amorcer le début d'un retour progressif à la normale, mais rien de très fulgurant, même avec l'arrivée de nouvelles enquêtes et la rétrocession progressive de l'affaire Eugène à Sam exclusivement. Cette semaine, la profileuse avait osé espérer enfin voir le bout du tunnel, et voilà que le maître-chien se voit assigner une nouvelle partenaire et qu'un autre problème fait surface !

Aussi, cerise moisie sur la gâteau empoisonné, en plus de tout ça et à point nommé, sa confiance en elle a été mise à rude épreuve par la nouvelle de ce qu'a fait le jeune Caesar Quanto. Elle le revoit encore, après la prise d'otages de son lycée, assis en face d'elle dans cette salle d'Allemand. Et elle a beau se creuser les méninges, elle n'arrive pas à déterminer ce qui lui a échappé pour qu'elle ne le soupçonne pas d'avoir de telles tendances. Elle est allée en discuter avec l'infirmier du lycée, Holden Uglow, mais il est tout aussi dépité qu'elle de n'avoir rien vu venir. Et puis, il n'est de son côté pas aidé par le départ inopiné de sa petite amie. À être tous les deux aussi désemparés par l'évènement, et accaparés par d'autres soucis autour d'eux, ils se sont dit qu'ils faisaient vraiment la paire.

— Hey, Iz, la voix de Sam tire la jolie brune de ses pensées.

Surprise, elle sursaute et serre sa tablette tactile contre elle. Elle le découvre dans l'encadrement de la porte de la salle de détente, appuyé au chambranle, comme la toute première fois où il est venu lui adresser la parole. Le comble, c'est qu'il prend sans doute cette posture par habitude et ne se rend même pas compte du parallèle qu'elle ne peut pour sa part pas s'empêcher d'établir. Elle retient d'ailleurs difficilement un sourire attendri à ce souvenir. Mais savoir qu'elle va devoir essayer de se montrer péremptoire avec lui l'y aide.

— Avant que tu demandes, non, je ne peux rien faire à propos de ta nouvelle partenaire ; ce n'est pas de mon ressort, elle lui répond avec autant de sécheresse qu'elle en est capable avec lui.

Les mains dans les poches de ses jeans, son chien assis derrière ses jambes, il a l'air au moins aussi peu en forme qu'elle, et elle n'a par conséquent pas le cœur de le sermonner à proprement parler. Il fait bonne figure, mais elle sait à quel point il est lui aussi secoué par ces situations de crises à répétition. Son frère ainsi qu'un ami de son neveu ont déjà été blessés une quinzaine de jours avant que son autre neveu et son coéquipier terminent tous les deux à l'hôpital. Ça fait vraiment beaucoup de monde de qui s'inquiéter, de près ou de loin. Ça ne doit pas devenir une excuse, mais il faut tout de même en tenir compte.

— J'aillais pas t'en parler. Mais elle est encore là ? il s'étonne, haussant les sourcils et jetant un œil à son bureau par-dessus son épaule.

C'est inutile, puisqu'une paroi l'empêche de savoir si Fred est là ou non. Mais les réflexes sont ce qu'ils sont.

— Elle est venue de l'autre bout du pays sur un ordre de transfert, Sam. Ce n'est pas comme si elle pouvait repartir juste comme ça, lui rappelle la jeune femme en face de lui, d'un ton calme presque las, avant de reporter son attention sur ce qu'elle était en train de faire avant qu'il ne fasse irruption dans la pièce.

Avec toutes ces préoccupations qui tournent dans sa tête, avec lesquelles elle essaye de jongler sans qu'aucune ne lui échappe, son passage en revue de l'état mental d'un suspect n'avançait déjà pas beaucoup même avant l'arrivée du maître-chien. Mais ce n'est pas une raison pour se laisser encore plus distraire. Or, le pouvoir de distraction de Sam est grand. Surtout sur elle.

— Et je peux savoir avec qui elle va bosser, huh ? lui soumet l'oncle, avec un croisement de bras plein de défi.

Il n'a quelque part pas tort de se croire en position de force, puisque son animal lui confère effectivement l'autorisation d'opérer sans partenaire humain, ce qui n'est pas le cas de la nouvelle venue. Mais ça n'empêche que sa réaction est tout de même puérile. Est-ce qu'il compte réellement refuser de travailler avec elle, contraignant son retour à Portland puisqu'aucun autre inspecteur n'est disponible ? C'est d'autant plus mesquin qu'elle a fait beaucoup de kilomètres pour rejoindre cette unité.

— Tu savais qu'elle allait arriver, Iz cite le premier élément de la longue liste des raisons pour lesquelles il ne se montre pas raisonnable vis-à-vis de la situation.

Il a beau aimer se faire passer pour plus bourrin qu'il n'est, elle voit clair dans son jeu. Il fait le malin, mais il est parfaitement conscient qu'il se comporte comme un enfant. En plus d'avoir manqué de se préparer à la venue pourtant annoncée de la jeune femme, il prétend avoir oublié qu'il a été un bleu un jour, lui aussi. Même si justement il est sorti de l'Académie avec un acolyte canin parce qu'il connaissait ses difficultés à travailler en tandem, il devrait savoir qu'il faut bien commencer quelque part. Son ancienneté ne lui confère pas le droit de maltraiter qui que ce soit. Et quant au caractère pas forcément facile de Fred, est-ce que ça ne lui tape pas sur le système surtout parce qu'il a justement plus ou moins le même ? Mais là, il est possible que sa compagne aille un peu loin dans la lucidité qu'elle lui prête…

— Je pensais pas qu'elle en aurait le temps. Ou peut-être que je comptais sur le fait qu'elle allait prendre ses jambes à son coup, comme beaucoup d'autres avant elle, Sam concède tout de même sa mauvaise gestion du problème à sa dulcinée.

Avec elle, il sait que toute bravade est globalement inutile. Il considère souvent quelqu'un comme proche de lui quand être honnête avec cette personne lui paraît justement naturel. Ce n'est pas juste qu'elle est perspicace et le connaît bien, c'est aussi qu'il a envie d'être transparent. Fanfaronner est son premier réflexe, mais elle peut très facilement mettre à bas ses défenses instinctives.

— Il faut croire que tu as perdu de ta légendaire férocité, le taquine alors Iz.

Un sourire pointe au coin de ses lèvres, notamment à la petite victoire qu'elle vient de remporter en le faisant admettre ses torts. C'est chose rare, quels que soient les fleurs qu'il lui fasse.

— J'ai comme un doute. Mais c'est pas ça dont je voulais te parler, il écarte le commentaire avec un geste dédaigneux, se recentrant sur la réelle raison de sa venue vers la jolie brune.

— Est-ce que c'est d'où tu étais presque toute la matinée ? elle reste pour sa part un point sur l'offensive, ne comptant pas le laisser s'en tirer à si bon compte.

Aussi satisfaisante ait-elle été, une semi-admission du fait qu'on est un gros bêta n'est pas suffisante pour se tirer d'affaire, Inspecteur Quanto. Elle ne peut pas tout lui laisser couler, même en les circonstances. Si elle fait ça pour lui, il faudra qu'elle le fasse pour tout le monde, sinon ce sera son intégrité qui entrera en jeu, étant donné leur relation. Et elle refuse d'établir un tel précédent.

— J'ai patrouillé avec Sing pour faire travailler des sources potentielles, parce que j'avais besoin d'air. Mais avant de venir ici et qu'une fausse blonde me le pompe, j'étais aussi allé voir Pat, Sam renvoie coup sur coup à la gentille provocation, tout en enchaînant enfin sur le sujet qu'il voulait aborder à la base.

— Oh ! Comment il va ? s'enquiert Iz.

Elle laisse instantanément tomber tout le reste. Le sujet de Randers est sérieux, ainsi qu'a priori moins conflictuel. Il ne veut clairement pas s'éterniser sur la question de Fred dans l'immédiat, et l'y contraindre ne mènera nulle part. Quant à ses périodes d'absence des locaux, son explication est tout à fait acceptable. Autant se pencher sur des points sur lesquels il est peut-être possible d'agir.

— Pas bien, annonce l'oncle avec une grimace.

— Ah ? J'avais cru voir que son rééduc' lui avait donné le feu vert.

La profileuse est un peu prise au dépourvu par cette révélation. C'est tout aussi inattendu pour elle que ça l'a été pour Sam quelques heures plus tôt. Elle pensait également revoir Patrick aujourd'hui, à vrai dire. Mais ce n'est pas comme s'il avait donné une date exacte de retour, alors elle ne s'est pas inquiétée en ne le voyant pas. En plus du fait qu'elle était occupée à courir un peu partout.

— C'est le cas. C'est plus mentalement qu'il déraille, explique l'inspecteur avec une nouvelle moue d'insatisfaction.

Il est gêné de parler comme ça de son équipier, mais il n'a pas trop le choix. Comment décrire autrement ce dont il a été témoin ce matin ?

— Ça m'étonne. Même si ce n'est pas leur spécialité, les thérapeutes physiques savent repérer les signes d'un syndrome post traumatique, commente Iz, toujours perplexe.

Randers est loin d'être étranger au suivi psychologique et/ou psychiatrique, avec ses accès de colère. Il est donc plus facile pour lui de s'en débiner s'il en a l'intention. Et même sans cette expérience personnelle, l'évaluation qui suit une fusillade est souvent extrêmement difficile. D'autant plus avec un inspecteur avec un peu de bouteille comme lui. Malgré tout, il y a des garde-fous, comme la vigilance du reste de l'équipe de soin affectée au patient. Il n'aurait donc pas dû pouvoir passer entre les mailles du filet. Et pourquoi l'aurait-il seulement voulu ?

— Je pense que c'est un peu plus compliqué que ça. Il est pas traumatisé dans ce sens-là ; il se sent pas de revenir parce qu'il se fait pas confiance. Il dit qu'il a des blancs sur cet après-midi-là, et qu'il se souvient de trucs qui se sont pas produits, qu'il devient parano… Bref, je sais pas trop, il est mal, Sam retranscrit les propos de Patrick du mieux qu'il peut, haussant une épaule dans sa frustration d'avoir une si piètre prise sur la situation exacte.

— D'accord. Je passerai le voir. Pas aujourd'hui, je n'aurai clairement pas le temps, mais dans la semaine, sans faute, conclut la jeune femme en hochant la tête.

Si Sam s'inquiète, ce n'est pas sans raison. Mieux, si Randers, encore moins communicatif, lui en a parlé en premier lieu, c'est définitivement qu'il y a quelque chose. Et rien ne sert de recevoir un compte rendu du problème par proxy quand elle peut aller se renseigner à la source. Jusqu'ici elle lui a plutôt rendu visite en tant qu'amie, mais y aller avec sa casquette professionnelle ne devrait pas poser de souci.

— Merci, lui dit le maître-chien avec soulagement.

— C'est toujours un privilège de veiller sur vous tous, elle répond, un sourire bienveillant aux lèvres.

La réponse comme l'expression qui l'accompagne sont automatiques, mais non moins sincères pour autant.

— Bah je te remercie quand même ! il insiste.

— Tu sais quoi ? Tu peux me remercier en n'arrachant pas la tête de ta partenaire temporaire, elle saute sur l'occasion, l'esprit vif.

— Hm. Je vais voir ce que je peux faire, il lui accorde à contrecœur, ne pouvant pas lutter contre un service aussi habilement demandé.

Alors qu'il s'éloigne en secouant la tête, la laissant à son dossier, il considère Sing Sing à son pied, comme pour le prendre à témoin du culot de la jeune femme. Il va finir par croire qu'il a une mauvaise influence sur elle, si elle continue à réussir à le manipuler de plus en plus souvent. Ou peut-être qu'elle a raison et qu'il perd en férocité. Se confronter à nouveau à la petite bleue pourrait s'avérer une bonne façon de le vérifier, tiens. Et ça lui remontera peut-être un peu le moral.

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