2x01 - Cause perdue (9/17) - Théâtre

Sortie de son cours de langue de fin de matinée un peu plus tard que ses amis du leur, Mae rejoint exceptionnellement Ellen et Nelson directement au réfectoire plutôt que dans les couloirs. En les cherchant des yeux à travers la grande salle, son plateau entre les mains et sur la pointe des pieds, elle remarque que Brennen Watson se tient à côté de sa camarade à bonnet, debout, son repas sur les bras lui aussi. La petite blonde se demande si c'est le rédacteur en chef de leur journal qui s'est arrêté pour parler à la marginale, ou bien si c'est elle qui l'a interpellé au passage. Elle avoue avoir beaucoup de mal à suivre ce qui se danse entre ces deux-là. Pour peu qu'il se danse quelque chose, elle n'en est même pas certaine.

Lorsqu'elle arrive près de la table en question, cependant, la blondinette voit le jeune journaliste lever les yeux vers elle, esquisser un pâle sourire, puis prendre rapidement congé de celle à qui il était en train de parler. Il est déjà parti rejoindre un groupe de collègues à une autre table lorsqu'elle atteint enfin sa destination.

— Un jour il faudra que tu lui dises qu'il n'a pas besoin de m'éviter comme la peste, commente Mae en s'asseyant à côté de son amie, en face de Nelson.

Elle n'est pas excessivement souvent en contact avec le jeune homme, mais ce n'est pas la première fois qu'il a cette réaction de faon dans les phares d'une voiture à son approche. Ses immenses yeux verts ne font d'ailleurs qu'augmenter la validité de cette comparaison.

— J'avoue qu'on a vu plus subtil, comme manœuvre d'évitement, renchérit le garçon du trio, à moitié amusé seulement.

Brennen est celui qui a trouvé Caesar, là où il est tombé après s'être ouvert le bras. À vrai dire, il l'a même entendu faire, puisque c'est le bruit du miroir qui se brisait qui l'a attiré vers cet endroit en premier lieu. S'il n'avait pas été dans les parages au moment des faits, qui sait combien de temps il aurait fallu avant que quelqu'un ne tombe sur le grand brun inconscient sur le carrelage, et donc les séquelles graves qu'il aurait pu avoir. La présence du leader du journal était clairement une aubaine. Et c'est ce qui laisse tout le monde d'autant plus perplexe quant à la raison pour laquelle il a tendance à éviter de croiser la petite sœur de celui à qui il a évité l'exsanguination ou presque.

— Je crois qu'il a juste peur que tu l'associes à un truc négatif, et il veut pas en rajouter, Ell' défend calmement le comportement de son idole.

— Il m'a fait passer pour un blaireau devant tout le lycée, en toutes lettres, et il m'évite pas, moi, se permet encore de critiquer Nels.

Il fait bien entendu référence à l'article l'ayant mené à rompre très publiquement avec sa dernière petite amie en date. Non pas qu'il y ait eu le moindre mensonge dans ce texte, mais tout de même. Nelson pense que le journaliste tente plutôt de s'épargner des mauvais souvenirs à lui-même qu'à Mae. Mais ce n'est que son avis.

— C'est pas pareil ! le reprend sa camarade à bonnet, agacée par son attitude vindicative, ces derniers temps.

Sa rupture l'a aigri. Elle peut le comprendre, mais il pourrait rebondir de manière un peu plus mature. Elle sait qu'il en est capable. Est-ce qu'il aurait préféré rester plus longtemps que de rigueur avec cette mégère qui le manipulait ? Évidemment, l'idée qu'il aurait pu être informé par un biais moins public n'effleure pas la jeune fille. Elle a un léger biais dès qu'il est question de Brennen Watson.

— C'est possible aussi que ce soit moi qui lui rappelle de mauvais souvenirs, Mae songe soudain, pour la première fois depuis qu'elle remarqué le petit manège du journaliste.

Elle ignore complètement l'échange entre ces deux amis, mais ils ne lui en tiennent pas rigueur. Le sujet de Degriff a suffisamment été ressassé, et il ne mène jamais à une conclusion plaisante. Ils auraient tous pu beaucoup mieux gérer la situation. Elle ne souhaite qu'une chose, c'est qu'ils mettent tout ça derrière eux. Alors, elle ne souffle jamais sur ces braises.

— Bren ? Il a quatre grands frères, et ils sont tous dans le Peace Corps ; il a peur de rien, oppose la plus grande fan du jeune homme, bien informée.

— Tu l'as pas vu ce soir-là. T'as pas vu l'état dans lequel il était. Frangins dans le Peace Corps ou pas, je peux comprendre qu'il ait pas envie d'y repenser, insiste Mae.

Après tout, elle n'apprécie pas trop non plus d'aller se promener dans ce coin-là de sa mémoire. Ce n'était que le début des mauvaises nouvelles de ce jour-là, mais quel début.

Brennen avait du sang partout sur lui. Sur son pantalon et sa chemise, sur ses mains. Il en avait même mis sur son visage, par inadvertance, ensuite. Elle le voit encore, se tordre les doigts et tapoter anxieusement du talon, dans la salle d'attente de l'hôpital où ils avaient escorté Caes, avant qu'Alek n'arrive. Il avait déjà été bien gentil de rester avec elle jusqu'à ce moment-là, surtout qu'ils ne sont pas spécialement amis et qu'il y avait tout un tas de personnel médical alentours qui aurait pu lui tenir compagnie. À aucun moment elle n'avait vu son frère, elle, mais lui était tombé dessus sans s'y attendre.

Oui, c'est forcément parce qu'elle lui rappelle tout ça qu'il est mal à l'aise à chaque fois qu'il la voit. Elle aurait dû y penser plus tôt.

Tout à coup, avant que qui que ce soit à leur table n'ait le temps de rebondir de quelque manière que ce soit sur cette sinistre déclaration, les sous-entendus de laquelle personne n'envie à Mae, un grand bruit attire l'attention de tout le monde dans le réfectoire. Toutes les têtes se tournent pratiquement d'un seul mouvement vers le centre de la grande salle, où un groupe d'élèves se tient debout autour d'une table renversée. Verres, couverts, assiettes, ainsi que leur contenu sont éparpillés un peu partout.

La plupart des personnes qui occupaient la table avant qu'elle ne se voie ainsi basculée restent interdits à ce qui vient de se produire, et s'éloignent même du désordre. Seulement trois individus restent à proximité des dégâts : un couple, malgré l'insistance de la jeune fille pour que son petit ami recule, et un petit blond tatoué, en face d'eux, l'air provocateur.

— Oops. J'ai touché une corde sensible, on dirait, déclare Jack, avec une grimace faussement désolée.

Dans le silence qui s'est abattu sur l'assemblée au moment du fracas de la table, on entend très bien ce qu'il dit sans qu'il ait besoin de hausser la voix. Tout ce qu'il gagne avec cette réplique, c'est cependant un regard exaspéré de la part de la demoiselle, qui a de plus en plus de mal à retenir son compagnon qui fulmine. Dents et poings serrés, le membre de l'équipe de natation, reconnaissable aussi bien à sa carrure qu'au brassard sur sa veste de sport, ne doit en effet qu'à la main de sa chère et tendre sur son bras de ne pas déjà s'être jeté sur le blondinet de la moitié de sa taille.

— Laisse tomber, Steven. Il en vaut pas la peine.

L'adolescente joint la parole au geste, attirant enfin l'attention de celui à qui elle s'adresse. Le géant taillé en V la dévisage, et semble trouver dans ses yeux la volonté de se calmer. Il se détend un rien, puis attrape son sac par terre d'un geste sec avant de se détourner de son rival. Ni lui ni celle qui l'accompagne n'accordent un regard de plus à Jack, et ils quittent la pièce sans se retourner.

Malgré le dénouement théoriquement heureux de la situation, le jeune prodige laisse alors échapper un petit hoquet d'insatisfaction. En regardant autour de lui, il toise le reste des occupants du réfectoire qui l'observent, toujours muets comme depuis le moment où la table à laquelle il était assis a bruyamment heurté le sol. Il plisse les yeux une fraction de seconde, puis tend soudain les bras en croix et se met à tourner lentement sur lui-même, menton relevé, défiant.

Are you not entertained ? il s'exclame, citant un vieux film dont il est sans doute le seul dans l'assistance à connaître ne serait-ce que le titre.

Un silence de mort répond à sa question de toute façon rhétorique, alors qu'il poursuit sa lente rotation. Lorsqu'il commence à se plier en deux pour saluer son auditoire, son garde du corps décide qu'il est temps d'intervenir, même s'il n'est pas en danger, et le rejoint depuis le coin de la pièce où il était posté.

L'adolescent esquive sa main sur son épaule une fois, deux fois, mais pas trois. Et il a beau se débattre, l'armoire à glace est plus forte que lui et le tient fermement. Elle ne lui parle même pas, n'ayant pas besoin de lui dire quoi que ce soit pour lui imposer sa décision.

— C'est ça, montre-leur qui est le plus fort, t'as raison ! clame l'adolescent alors qu'il se fait pratiquement traîner vers le couloir, toujours sans un mot de la part de son gardien.

Il ne faut pas longtemps après qu'il a disparu derrière les portes battantes pour que les conversations reprennent, curieusement seulement en partie tournées vers ce qui vient de se passer.

Ceux qui étaient par malchance à la table concernée par l'évènement se concertent rapidement pour la remettre sur pieds et débarrasser le désordre, même s'ils n'en sont pas responsables.

Si le choc n'est pas plus grand parmi le corps étudiant, c'est que ce n'est hélas pas la première fois que Jack fait un scène à l'heure du déjeuner. Ou un autre moment de la journée, d'ailleurs. C'est assez simple, depuis qu'il a su ce qui était arrivé à Caesar, le lendemain des faits, il part complètement en vrille.

Puisque Mae n'était pas revenue au lycée avant quelques jours, la nouvelle était parvenue au tatoué par la rumeur. Et autant dire que ça ne s'était pas très bien passé pour le malchanceux colporteur, qui s'était vu traité de menteur sous plusieurs formes et dans plusieurs langues. Puis, après le retour de Mae cette fois, il y avait eu cet incident avec une commère un peu trop zélée, dont il n'avait pas vraiment hésité à faire taire les théories sur les raisons de Caesar par la force. Ensuite, c'est plutôt comme si tous les moyens avaient été bons pour chercher la bagarre et semer la zizanie.

Ellen et Nelson regardent leur camarade blonde soupirer, sans émettre de commentaire eux non plus. À vrai dire, Mae ne sait pas bien ce qu'elle pourrait aller dire au meilleur ami de son frère convalescent, à ce stade. Elle ne s'est pas vraiment occupée de lui, lorsqu'elle a repris les cours, se concentrant sur la gestion de son propre traumatisme. Et que les deux garçons aient été en froid au moment des faits n'aide en rien à simplifier la situation. Et maintenant, il lui paraît parti trop loin pour que qui que ce soit puisse le ramener à la raison. Ou peut-être que justement, c'est sa façon d'être lorsque Caesar n'est pas là. Après tout, il a toujours dit que s'il ne traînait pas avec un tel incorruptible il passerait son temps à s'attirer des ennuis. Ce n'était peut-être pas les paroles en l'air d'un rebelle vantard, finalement.

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