2x01 - Cause perdue (7/17) - Monologue pour un muet
Lorsqu'il s'est réveillé à l'hôpital, près d'un mois plus tôt, Caesar avait la main gauche attachée à son lit avec une sangle rembourrée, et le bras droit enroulé dans un bandage compressif. La douleur irradiait sourdement aussi bien du coin de sa tête, où il s'était heurté à l'évier, que de sa longue entaille, de son coude à son poignet. Pourtant, il n'avait pas tiré sur ses liens, ni même grimacé ou porté sa main libre à son front.
La bouche pâteuse, il s'était simplement tourné vers l'infirmier assis dans un coin de la pièce, à son chevet. En le voyant revenir à lui, l'homme en casaque médicale bordeaux s'était alors levé et présenté. Il avait fait de son mieux pour être rassurant, lui expliquant où il était et que tout allait bien se passer. Tout clément qu'il avait été, son ton n'était cependant pas utile, car l'adolescent avait enregistré ces informations avec une indifférence toute particulière.
Ensuite, voyant qu'il semblait suffisamment alerte, l'infirmier avait commencé à lui poser des questions, doucement mais sûrement : est-ce qu'il avait mal quelque part en particulier ? Est-ce qu'il voulait un verre d'eau, peut-être ? Est-ce qu'il se souvenait de ce qui lui était arrivé ? Est-ce qu'il y avait quelqu'un dans la pièce avec lui, ou bien est-ce qu'il s'était fait ça tout seul ?
Bien que l'écoutant avec attention et ne refusant pas de lui répondre, à aucun moment Caesar n'avait ouvert la bouche. Il s'était contenté de secouer ou hocher la tête, contraignant parfois son interrogateur à transformer ses questions ouvertes en questions fermées. Puis, avec une dernière parole rassurante et un sourire, le soignant avait quitté la pièce. Et une nouvelle fois, le garçon n'avait absolument rien ressenti. Il se souvient de s'être vaguement dit qu'il devrait, mais il n'avait pas couru après ce devoir perçu. Ce n'est même pas qu'il était fatigué, c'est qu'il n'en avait tout bonnement pas envie. Et pour la première fois de sa vie peut-être, il s'était écouté.
Parler non plus, il n'en avait pas envie. Pas plus qu'il n'en avait eu envie en sortant de la prise d'otages de Walter Payton, deux mois plus tôt. La différence, c'est que cette fois-ci, il n'avait pas recouvré la parole le lendemain. Ni le jour d'après. À vrai dire, il ne l'a toujours pas retrouvée encore aujourd'hui.
Dans un grand bureau, aux hautes fenêtres légèrement opacifiées à des fins d'intimité, le grand adolescent est assis en face d'une femme à la peau sombre, de l'âge de son oncle environ. Jambes croisées dans un pantalon à taille haute et fines rayures verticales, mains jointes sur ses genoux, le Docteur Kennedy Conway sourit au jeune homme. Ils ne sont pas séparés par le meuble qui donne son nom au type de la pièce, simplement assis sur des chaises en vis-à-vis, sans rien entre eux, par même une tablette entre les mains de la thérapeute.
— Bonjour, Caesar, elle l'accueille, comme au début de chacune de leurs sessions ensemble.
Sans surprise, il ne lui répond pas. Il ne lui a jamais répondu. À l'instar de Setsuko et de tout le monde à l'Institut, patient comme soignant, son médecin n'a jamais entendu le son de sa voix. Mais contrairement à la jeune Japonaise, le Docteur ne perd pas son calme. Le mutisme est un symptôme relativement classique chez les survivants de tentative de suicide, et même d'autres traumatismes d'ailleurs. Ce n'est pas simple à gérer pour elle, mais ce n'est pas si inquiétant que ça. D'autant que s'il ne parle pas, Caesar semble écouter, au moins, ce qui n'est pas le cas de tous les convalescents à pratiquer l'aphonie volontaire.
— Je ne peux pas m'empêcher de remarquer que tu portes toujours ton bandage, poursuit Kennedy, désignant le poignet droit de son interlocuteur d'un mouvement du menton.
Caesar baisse les yeux vers le fin liseré de gaze qui dépasse en effet de la manche de son pull, mais aucune expression ne perturbe l'impassibilité de ses traits. Il n'esquisse même pas un geste pour cacher le détail, comme on aurait pu s'y attendre, le pointage du doigt d'une anomalie sur sa personne jamais plaisant. Il ramène simplement son regard à celui de sa thérapeute, égal.
— Comme j'ai moi-même retiré tes derniers points Jeudi dernier, je t'avoue que je me demande un peu pourquoi. Mais je suppose que, comme avec toutes mes autres questions, je vais devoir attendre que tu retrouves ta voix pour avoir une réponse, enchaîne la jeune femme, son sourire s'élargissant à cette perspective.
À vrai dire, Caesar Quanto compte parmi les patients les plus agréables avec lesquels il lui a été donné de travailler. Dans sa profession, il est assez rare de se surprendre à sourire en session, puisque la plupart du temps les sujets abordés sont soit sérieux soit peu réjouissants, quand ce n'est pas un savant mélange des deux. Avec le grand brun, elle a cependant parfois l'impression que c'est elle qui est en thérapie et pas lui. Elle s'est rarement sentie aussi sondée par qui que ce soit, dans le contexte de l'Institut comme ailleurs. Par expérience, elle sait que les suicidaires sont assez souvent des personnes particulièrement sensibles, mais il lui donne l'impression de faire preuve d'une forme de perspicacité à laquelle elle n'a encore jamais été confrontée.
Il est aussi tout à fait possible qu'elle se fasse des illusions à son sujet et se laisse distraire par des apparences trompeuses. Peut-être qu'il donne juste excellemment bien le change mais est en réalité tout aussi perdu que n'importe quel autre ado qui effectue un séjour ici. Elle n'en aura cependant le cœur net qu'une fois qu'il aura recouvré la parole, comme elle vient de le dire. L'un dans l'autre, elle a particulièrement hâte d'obtenir le fin mot de cette histoire.
— Ou alors je vais devoir me débrouiller autrement, après tout. Si ça se trouve, tu ne reparleras jamais. C'est entièrement ta décision, je te l'ai déjà dit. Mais quoi qu'il en soit, je ne désespère pas d'arriver à te comprendre d'une façon ou d'une autre.
Le Docteur reste optimiste, tout en soulignant qu'elle ne cherche pas particulièrement à le faire parler. Et il ne s'agit pas là de psychologie inversée de bas étage. Elle est sincèrement ouverte à la possibilité qu'il ne prononce plus jamais un seul mot de toute sa vie. Si c'est ce dont il a besoin, qui est-elle pour s'y opposer ? Des tas de gens ont un réel handicap et vivent une vie tout à fait épanouie. Et des tas de gens ne font pas usage d'une fonction biologique dont ils disposent, et n'en sont pas pour autant malheureux.
C'est sûr, un échange bilatéral rendrait toute cette démarche beaucoup plus aisée pour elle. Mais il faut cependant savoir respecter les besoins de ses patients, aussi étranges puissent-ils paraître. En l'occurrence, soit Caesar n'éprouve pas l'envie de parler, ce qui est sa prérogative, soit il en est d'une certaine façon carrément incapable. L'un dans l'autre, le brusquer ne mènerait à rien. Il a ses raisons, c'est simplement à elle de les découvrir afin d'éventuellement pouvoir l'aider à les surmonter. Ou pas, d'ailleurs, si ce n'est pas possible ou tout simplement pas souhaitable. Personne n'a dit que le métier de pédopsychiatre était évident, loin s'en faut.
— Tu sais, parfois je me demande si tu apprécies nos entrevues. De mon côté, c'est plutôt reposant, d'être exceptionnellement celle qui parle le plus dans cette pièce, mais ça ne fait pas tout, elle lui offre ensuite, avec une brève moue d'insatisfaction, honnête.
La manipulation n'est que très rarement une bonne tactique, dans son domaine. Les personnes qu'elle se doit d'aider lui arrivent à leur plus vulnérable ; leur mentir présente le risque d'empirer leur état émotionnel. Elle a déjà la responsabilité de les conserver coupés du monde extérieur, et ce en dépit de leurs proches parfois insistants lors de leurs visites, et c'est presque le plus haut degré de supercherie dont elle est capable. Sachant que, puisque les principaux concernés sont de toute manière au courant de cette démarche de sa part, il n'est même pas garanti qu'on puisse réellement parler de tromperie.
— Tu es toujours à l'heure, tu t'assois sagement en face de moi, et tu as l'air de m'écouter. Mais si tu fais ça par obligation, parce que tu as pitié de moi et de mes efforts, parce que tu es curieux, ou simplement parce que tu t'ennuies, je serais bien incapable de le dire, Kennedy Conway poursuit sur sa lancée, époussetant sa cuisse plus pour s'occuper les mains que par réelle nécessité, avant de changer le croisé de ses jambes.
Caesar plisse imperceptiblement les yeux, la seule mimique qu'elle l'a vu arborer depuis son arrivée, de temps à autres. Aussi horripilante son impassibilité puisse-t-elle être parfois, la thérapeute doit bien admettre qu'elle est aussi impressionnante. Il n'est pas parmi les plus jeunes de ses patients, il n'est donc pas surprenant que sa réflexion par rapport à son terrible geste soit plus poussée, quelque part un peu plus mûre, mais si le silence est facile à garder, l'inexpressivité faciale parfaite est beaucoup plus difficile à atteindre. Et il n'en est pas très loin. Il n'y a que l'éclat de ses yeux qui le trahisse, ponctuellement.
— Tu ne sais pas non plus, pas vrai ? elle le défie alors, presque espiègle, le sentant hésiter, peut-être.
Elle ne saura malheureusement pas si elle a vu juste aujourd'hui, puisqu'il reprend une expression vierge après cette question, indéchiffrable. Elle décide toute de même de lui laisser le temps de digérer sa légère provocation avant d'ajourner leur session quotidienne. On ne sait jamais, des fois que ça mène quelque part. Mais non. Ils se quittent, comme chaque fois, après plusieurs minutes de silence.
Ils n'auront finalement pas passé très longtemps ensemble, mais la durée d'une heure pour une entrevue n'est qu'une indication. Cette limite est surtout là pour les cas où les patients seraient au contraire trop loquaces. S'il est important que le Docteur voie régulièrement chacun des résidents de son institut, elle pourrait tout aussi bien leur parler quelques minutes à peine chaque jour, s'ils n'avaient rien à lui dire de leur côté. Mais les cas comme celui du jeune Quanto sont exceptionnels. Dans la majorité des cas, parler est le mode d'expression de plus simple pour se soulager des maux qui nous auraient amenés dans un tel endroit. Mais est-ce que trop d'informations ne peut pas tout autant prêter à confusion que trop peu, après tout ?
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