2x01 - Cause perdue (6/17) - Fortes têtes

Sam arrive au commissariat en milieu de matinée, ne s'y étant pas précipité après sa visite chez son équipier. Ce n'est pas comme si l'affaire à laquelle il est affecté avait progressé d'un pouce depuis la fusillade, donc il n'a pas grand-chose à creuser à son bureau ni rien à enregistrer dans le serveur central. Battre le pavé lui paraît être ce qu'il y a de mieux à faire en les circonstances, même si ça n'a pas encore été couronné de quelque succès que ce soit. Peut-être que l'agent Denton a vu juste et qu'Eugène, ou plutôt Kayle de son vrai prénom – il a encore du mal à s'y faire –, s'est terré après le tournant catastrophique de son entrevue avec Randers. Tout semble l'indiquer, en tous cas ; aucun autre meurtre correspondant à sa signature n'a été remonté ces quatre dernières semaines, en ville comme ailleurs. Personne ne correspondant à sa description n'a été signalé non plus, pas même par erreur. Et si le psychopathe ne veut pas être retrouvé, il a déjà prouvé qu'il était tout à fait capable de ne pas l'être.

Depuis le temps, le maître-chien aurait pu se voir assigner un nouveau dossier, mais il s'avère qu'après la période d'ébullition causée par le serial killer, les homicides ne sont plus vraiment ce qu'il y a de fréquent, dans les environs. En soi, c'est plutôt une bonne nouvelle. Le seul problème, c'est que ça laisse la désagréable impression que les actions du tueur en série ont porté leurs fruits, ce qui est particulièrement dérangeant. Personne n'ose le dire à haute voix, mais c'est une idée sourde dans un coin de l'esprit de beaucoup.

N'ayant donc aucune raison d'être de bonne humeur – à cause des révélations inattendues de Patrick sur son état, à cause de sa traque qui n'avance pas, à cause des effets positifs d'une folie meurtrière tordue, et même à cause de son neveu qui ne parle pas depuis qu'il s'est ouvert le bras il y a un mois — Sam rejoint son siège en traînant presque des pieds. Il s'apprête à retirer sa veste de cuir pour la placer sur le dossier lorsqu'il remarque seulement, tout à ses pensées, la présence d'une jeune femme, debout devant le bureau de son partenaire.

D'une trentaine d'années tout au plus, avec une coupe garçonne décolorée, l'inconnue pianote tranquillement sur la surface intelligente, comme si de rien n'était, comme si elle était chez elle, à sa place. Elle ne lève même pas les yeux à l'arrivée de quelqu'un en face d'elle, absorbée.

— Je te dérange, peut-être ? Sam lui lance avec un certain degré de sarcasme.

Il a même interrompu son geste de retirer son vêtement tant il est interloqué par le spectacle. L'interpellée lève ses grands yeux marron vers lui, et lui accorde un large sourire, presque trop grand pour son visage étroit.

— Oh ! Bonjour. Je suis Fred Insley. Si c'est ton bureau, alors je suis ta nouvelle équipière, elle annonce avec assurance.

Elle cesse de tapoter et tend la main vers lui. Il la dévisage sans broncher, ne faisant même pas mine de saisir l'invitation qu'elle lui offre. Il cligne plusieurs fois en la fixant dans les yeux, puis la toise deux ou trois fois de haut en bas, avant de secouer la tête de gauche à droite :

— Non, il conclut simplement de ses observations.

Maintenant qu'elle lui a dit son nom, il se remémore effectivement un message l'informant qu'il allait peut-être avoir un nouveau partenaire, en attendant que Randers soit sur pieds. Il n'y avait pas accordé plus d'importance que ça, et ça lui était même totalement sorti de l'esprit. En grande partie parce qu'il était, jusqu'à ce matin encore, convaincu que Patrick serait de retour avant que ça ne se concrétise. Et puis même, il n'avait pas compris l'urgence. En plus d'être notoirement difficile à apparier, il a le privilège de ne pas avoir besoin de l'être, grâce à Sing Sing. Un équipier canin en vaut un humain, du point de vue de la régulation. Il n'aurait pas été souvent en service sans ça. Pas avant sa rencontre avec Patrick, en tous cas. Inconsciemment, il s'était donc dit que leur capitaine se raviserait et affecterait la nouvelle recrue à quelqu'un d'autre, que Randers soit revenu ou non. Sauf qu'apparemment, non.

— Er… Si. J'ai mon ordre de transfert juste là.

Quelque peu désarçonnée par sa réaction, la nouvelle venue ne se laisse malgré tout pas démonter. Récupérant sa main, elle entreprend d'appeler le fichier dont elle vient de parler sur le bureau en-dessous d'elle. Malheureusement pour elle, l'action a le don de hérisser son interlocuteur encore un tout petit peu plus qu'il ne l'est déjà ; elle ne se rend pas compte qu'elle marche sur les plates-bandes de quelqu'un.

— J'ai déjà un partenaire. Passe ton chemin, reprend Sam, d'un ton calme mais froid, joignant son ordre à un mouvement de la main et du menton.

Contrairement à plus tôt dans la matinée, son chien ne ressent aucune confusion au geste effectué, qu'il pourrait pourtant reconnaître s'il lui était destiné. Il est trop occupé à lui aussi ne pas lâcher l'inconnue du regard. Les poils le long de son échine sont dressés, en écho à l'hostilité qui émane de son humain. Cette connexion, elle ne s'apprend pas, elle ne vient pas d'un entraînement ou d'une éducation. C'est le lien si particulier entre l'animal et celui qui l'a apprivoisé.

— Vous n'allez même pas vérifier ? s'étonne la dénommée Fred, son sourire s'effaçant peu à peu.

— Comme je viens de le dire : j'ai déjà un partenaire. Je me fiche de ce que ta paperasse peut bien raconter, l'inspecteur reformule son refus catégorique, d'un ton égal.

Il n'est pas d'humeur à accueillir qui que ce soit, encore moins une potentielle coéquipière, et certainement pas une bleue pareille. Quiconque a eu la brillante idée de faire venir cette fée clochette vers lui a drastiquement mal calculé son coup.

— Ça dit que je viens d'être transférée de la brigade Cyber de Portland à celle des Homicides de Chicago, ici, en remplacement d'un inspecteur qui a été blessé en service, la jeune femme lui apprend malgré tout, un brin effrontée.

À la mention de son véritable partenaire par cette petite prétentieuse, le sang de Sam ne fait qu'un tour. Il serre les mâchoires et les poings. C'était déjà le pompon qu'elle utilise son bureau en son absence, mais qu'elle ose parler de lui, c'est trop. Sentant sa tension monter encore d'un cran, Sing Sing à côté de lui frémit des babines.

— C'est ça : blessé. Pas mort. Retourne d'où tu viens, grogne l'oncle, son ton plus dur encore qu'auparavant.

— Non ! objecte Fred.

Sans doute est-elle aussi sûre d'elle car elle se croit couverte par la hiérarchie. Dans de nombreuses circonstances, ce serait une attitude légitime. Pas en le cas présent.

— D'accord, tu veux faire la maligne, je vais faire simple : tu touches ce bureau encore une fois, et c'est toi qui va être blessée en service, pigé ? Sam lui annonce un peu plus brutalement encore, faisant un pas vers elle, menaçant.

La proximité met en exergue leur différence de taille et de stature, la demoiselle d'une quinzaine de centimètres de moins que lui, d'un assez petit gabarit sous tous les angles. La nouvelle venue ouvre de grands yeux soudain apeurés devant ceux du vétéran glacés, et elle n'ose plus bouger, à peine respirer. Elle ne s'attendait visiblement pas à une telle hostilité. Elle n'a hélas pas su lire les signes de la montée de l'agacement de son interlocuteur depuis le début de leur conversation.

— SAM ! une voix féminine retentit alors dans l'open space, salvatrice.

L'interpellé tourne la tête vers Iz, quelques mètres derrière lui, et il remarque seulement que tout l'étage est silencieux. Sans doute le résultat de son haussement de ton. Personne n'a peur, et la plupart des gens comprennent assez facilement ce qui est en train de se passer, mais ce n'est pas une attitude accueillie sans broncher pour autant.

En plus de tous les regards de ses collègues tournés vers lui, l'inspecteur voit donc sa dulcinée le dévisager, d'un air d'incompréhension totale de son comportement. Elle écarte les bras, attendant clairement une explication. Mais il n'a pas envie d'entrer dans un débat à propos de ce qui vient de se produire. Pas même avec elle. Sans un autre regard pour celle qu'il vient d'admonester, toujours tremblante là où il l'a laissée, Sam passe à côté d'Iz sans s'arrêter, pour aller emprunter les escaliers et quitter le bâtiment, son chien sur les talons.

La profileuse le suit des yeux, bouche bée et clouée sur place. Elle savait qu'il n'était pas facile avec ses partenaires, mais elle ne s'était pas préparée à une réaction aussi explosive. Ni aussi rapide. Elle n'essaye même pas de l'intercepter ou le rappeler. Une fois qu'il a disparu à sa vue, elle s'approche plutôt de Fred, pour la questionner :

— Qu'est-ce que tu lui as dit ?

— C'est quoi, son problème ? ne répond pas la garçonne, encore trop secouée par l'agression verbale qu'elle vient de subir.

Oh. D'accord. Maintenant Iz peut aisément deviner ce qui s'est passé. Si la jeune Inspecteur Insley a utilisé le quart de la moitié de cet aplomb pour s'annoncer à Sam, pas étonnant que ça ne se soit pas bien passé ; les fortes têtes font rarement bon ménage. Elle aurait aimé être consultée pour cet appariement. Elle aurait peut-être pu préparer le terrain. Voire s'y opposer et proposer une alternative plus confortable pour tout le monde. Elle se demande vaguement pourquoi elle n'a pas été mise dans la boucle, mais c'est trop tard, maintenant.

— Son partenaire s'est fait tirer dessus en service, voilà son problème, elle explique.

En plus de son caractère farouche, Sam a en l'occurrence d'autant plus de raisons d'être réfractaire à une nouvelle coéquipière. Un peu de délicatesse dans son approche aurait vraiment été profitable à Fred.

— Et ça lui donne le droit d'être comme ça ? cette dernière continue dans son outrage, se croyant toujours autant justifiée.

— Non, mais ça ne te donne certainement pas le droit de venir ici comme si tu étais la reine de la place non plus, lui fait remarquer Iz.

— La reine de la place ? tique enfin la jeune enquêteuse, fronçant les sourcils à cette accusation.

— Est-ce que tu t'es seulement renseignée sur ce qui est arrivé à celui que tu viens remplacer ? Ou même sur celui avec qui tu vas devoir travailler ? lui soumet la psychiatre, un peu sèche mais tout de même pédagogue.

— Je… Er… balbutie Fred.

Elle sait qu'une réponse négative serait malvenue, mais mentir serait tout aussi fâcheux. Elle a fait des recherches sur la ville et sa criminalité, mais elle ne peut pas dire qu'elle a pris en compte le facteur humain dans son étude préalable. Disons que ce n'est pas son point fort.

— Mauvaise réponse, lui confirme Iz, avec un sourire désolé.

Elle ne veut pas vraiment ajouter à la mauvaise expérience de sa cadette, mais il faut aussi qu'elle apprenne de ses erreurs.

— Il a été prévenu que j'arrivais, et pourtant il a pas l'air de savoir qui je suis non plus, se reprend alors l'ancienne cyber-enquêteuse, décidément d'un caractère bien trempé.

— Donc qu'il soit un peu un goujat sur les bords te dédouane de tes responsabilités ? C'est ça, ta logique ? ne se démonte pas son aînée.

Elle a maté des brutes bien plus épaisses que son interlocutrice actuelle, dans tous les sens de l'adjectif. Elle ne l'attaque pas, elle lui présente simplement un raisonnement qu'elle devrait pouvoir suivre sans peine. Si elle a été transférée ici, d'aussi loin et d'un département aussi différent, elle a toutes les raisons d'être compétente.

— Et vous êtes qui, en fait ? Fred reste coriace, croisant les bras.

Cette fois, Iz perd patience.

— Elizabeth Jones. Je suis la psycho-psychiatre résidente du dix-huitième district. En gros, c'est moi qui vais devoir m'efforcer de récupérer cette mise à l'étrier cataclysmique entre vous deux. Je te souhaite la bienvenue, mais je ne te remercie pas pour ta délicatesse, elle répond avec encore moins de ménagement qu'elle n'en avait déjà fait usage jusqu'à maintenant.

Elle n'attend pas de réponse. Elle tourne de suite sur ses hauts talons et s'éloigne d'un pas vif, à présent elle aussi agacée. La petite nouvelle est de toute façon trop soufflée par ce second assaut verbal cinglant pour avoir quoi que ce soit à lui renvoyer, et ce en dépit de son répondant usuel. Ce n'est pas exactement l'accueil qu'elle s'était imaginé, ça, c'est sûr.

Et dire qu'Iz avait tout juste l'impression d'avoir fait des progrès avec Sam, d'être enfin parvenue à lui faire passer le plus gros de la culpabilité qu'il ressentait à l'idée d'avoir laissé Patrick seul ce jour-là ! Comme beaucoup d'inspecteurs, il a tendance à garder ce genre d'émotions enfouies, mais sa compagne n'avait pas été dupe et avait fait de son mieux pour l'inciter à gérer ce sentiment exagéré. Oui, ils n'auraient pas dû se séparer, mais non, ce n'est pas sa faute si Randers s'est fait attaquer ensuite. Kayle O'Michaels aurait trouvé une autre occasion de s'entretenir avec lui, et ça aurait peut-être même encore plus mal tourné que ça n'a été le cas dans cet entrepôt vide. Bref, Sam vient juste d'assimiler cette idée, et voilà qu'Iz a désormais une nouvelle crise à gérer sur ce front. Elle s'en veut de penser ça, parce que ça lui semble d'une gaminerie sans nom, mais elle se demande parfois si elle va avoir droit à un seul moment avec son homme dénué de drame.

Scène suivante >

Commentaires