2x01 - Cause perdue (5/17) - Tromper l'absence
Sur le chemin du cours de Littérature au gymnase, comme tous les Lundis matin, Ellen, Mae, et Nelson manquent cruellement de motivation. Cet arrangement horaire n'est au sens de toute leur classe pas vraiment humain. Mais ils s'y sont astreints jusqu'à maintenant, fin Avril, alors il est trop tard pour protester ; l'habitude est prise depuis Septembre dernier, soit trop longtemps.
Une autre habitude qu'il a fallu que le trio prenne, quoique plus récemment celle-ci, est celle des regards curieux qui s'attardent de temps en temps sur eux, souvent suivis de murmures à peine discrets même si indistincts ; tout comme celle de ce qu'il avait fait le jour de la prise d'otages, la nouvelle de ce que Caesar a fait il y a quatre semaines dans l'une des toilettes du rez-de-chaussée s'est rapidement répandue dans tout le lycée. La différence, c'est qu'après l'Incident, le jeune homme était là pour affronter les œillades intrusives. Par conséquent, l'attention était vite retombée. En l'occurrence, il n'a pas refait surface depuis que Brennen l'a trouvé inconscient dans une flaque de son sang, et les rumeurs vont donc cette fois-ci bon train à son sujet dans l'établissement, alimentées par le mystère qui entoure son absence. Et c'est sa petite sœur qui en fait les frais, à défaut.
Cependant, Maena n'y est heureusement que peu sensible. D'une part, la plupart des gens ne pensent pas à mal, et s'inquiètent simplement de l'état de son frère sans être suffisamment proches de lui ou elle pour s'en enquérir directement. D'autre part, la toute petite partie de la population lycéenne qui serait sincèrement mauvaise langue n'ose plus se manifester, depuis que l'un d'entre eux a eu affaire à Nelson, puis un autre à Jack. La première de ces deux confrontations s'est déroulée dans le calme, la simple stature de l'adopté suffisant à le faire respecter. La seconde, en revanche, a été bien plus brutale. Mais elle a au moins eu le mérite d'achever de dissuader qui que ce soit de se permettre un commentaire déplacé à l'encontre de la famille Quanto.
Aujourd'hui, si les coups d'œil persistent, ce n'est donc plus l'agacement que ressentent la benjamine Quanto et ses deux camarades mais l'indifférence. C'est peut-être triste à dire en les circonstances, mais on est capable de s'habituer à bien plus de choses qu'on ne le croirait.
— Dis, Ell', c'était quoi, tes théories les plus folles à propos de Strauss ? interroge tout à coup la petite blonde.
Quelque chose dans le décor, qu'elle scrutait alors que ses deux amis échangeaient sur un sujet qui ne la concernait pas, a visiblement attiré son attention et provoqué cette remarque. Elle s'en est cependant détournée pour s'adresser à son amie, et le rythme de marche de leur petit groupe, qu'elle n'a pas interrompu, les en éloigne sans doute de toute façon.
— Qu'est-ce qui te fait penser à ça ? s'étonne Nelson, fronçant les sourcils et écartant les mains dans son incompréhension des origines de cette question.
Il est implicitement interdit d'encourager les élucubrations fantasques de leur amie gantée sans une excellente raison. Et autant dire que depuis qu'il la connaît il n'en a lui-même jamais trouvée qu'une seule, et c'est celle de lui faire plaisir, lorsqu'il faut la consoler de quelque chose. Or, d'eux trois, c'est sans doute Mae qui a potentiellement le plus besoin qu'on lui remonte le moral, actuellement. Qu'est-ce qui lui prend de jeter de l'huile sur le feu de cette manière ?
— Les plus FOLLES ? relève pour sa part l'interpellée, toujours à l'affût du moindre signe d'intérêt pour ses théories abracadabrantes.
— C'est parti… murmure l'adolescent dans sa barbe non-existante, se rendant compte que sa protestation va être ignorée.
Clairement, ses deux camarades sont d'ores et déjà parties dans l'une de ces discussions dites "de filles" desquelles il se retrouve comme par enchantement exclu, même s'il est toujours juste à côté d'elles. Ce phénomène est en ce qui le concerne l'un des plus grands mystères de l'univers.
— Ouais, vas-y. Je me sens kamikaze, aujourd'hui, Mae confirme indirectement l'intuition de son ami d'enfance en même temps qu'elle répond à l'excentrique.
Ellen marque une pause durant laquelle elle regarde en l'air, le temps de bien choisir ce qu'elle va dire. Il est clair qu'elle a plusieurs scenarios en tête en concurrence pour la place de plus fou.
— Honnêtement, j'ai sérieusement pensé que lui et sa clique étaient des déités. Genre égyptiennes, ou nordiques. Mais des que personne ne connaît, tu vois, elle finit par exposer, grave malgré son propos décalé.
— "Sérieusement" ? Tu as "sérieusement" pensé ça ? commente Nelson avec sarcasme, marquant les guillemets par le ton, même s'il sait qu'à ce stade personne ne l'écoute plus.
C'est presque dommage que, de tous les superpouvoirs qu'on trouve dans les romans ou les bandes dessinées, l'invisibilité ne l'ait jamais fait rêver, sinon il pourrait profiter.
— Et ça aurait été quoi, leur spécialité, selon toi ? Mae incite sa camarade à poursuivre, beaucoup moins réfractaire à la suggestion pourtant indéniablement extravagante.
Il y a encore un mois, elle n'aurait pas osé aborder le sujet des extraterrestres aussi ouvertement, de peur de divulguer leur secret par inadvertance. Il y a un mois, elle s'appliquait même à le faire changer lorsqu'il apparaissait de lui-même. Et puis, le temps a passé, et petit à petit ses craintes se sont apaisées. Seul Ben est encore dans les parages, et il n'a plus aucune raison de rôder près du lycée. Avec cette absence de nouveaux indices potentiels, les suspicions de la marginale avaient perdu en intensité, son moulin proverbialement à sec, si bien qu'aujourd'hui la blondinette se sent suffisamment en confiance pour en profiter comme si elle ignorait elle-même la vérité sur les compte du trio venu de l'espace. Et puis, quand on sait la vérité, cette histoire de divinités n'est presque pas si incroyable.
— Pour Ben, c'est facile, un truc genre la mécanique. Réparer des machins, se salir les mains, quoi, commence Ellen, sans grande inventivité effectivement.
— Un peu comme Héphaïstos, en fait, propose Nels dans ce qu'il pense être le vide.
— Sauf qu'Héphaïstos est censé être moche, rétorque l'exposante, le faisant sursauter, lui qui croyait que personne ne lui prêtait plus attention.
— Et pour Andy ? Mae ne laisse pas ses amis digresser.
Qu'Ellen tombe aussi près de la réalité, d'une certaine façon, l'amuse grandement. Et c'est le résultat qu'elle cherchait à obtenir en lui posant cette question : une distraction. Elle arrive peut-être à ignorer les gens qui la regardent parfois un peu trop intensément, ça ne l'empêche pas d'avoir beaucoup plus de mal à se sortir la situation de son frère de la tête. Ils ne savent toujours pas ce qui lui a pris. Et il ne parle pas, signe que, quel que le malaise ait été, il est toujours là.
— Vengeance. Ou violence. Un truc guerrier. Mais paradoxalement bénéfique, Ell' poursuit le dévoilement de sa grande théorie.
— Genre Némésis ? suggère une nouvelle fois le garçon du groupe, toujours à l'encontre de la déclaration initiale de sa camarade à bonnet, qui prétendait les trois adultes des déités méconnues.
— T'arrête de casser mon groove, toi ! proteste Ellen à ses interventions qu'elle juge intempestives, alors qu'il ne fait pourtant que participer à la conversation.
— Je t'ai connue plus cohérente dans tes élucubrations, c'est tout, il se permet de lui faire remarquer.
Pour toute réponse, elle lui tire la langue.
— Et Strauss ? Mae recentre à nouveau le débat, même si l'aparté la fait sourire.
— Le mystère. La magie, ou les secrets, quelque chose dans ce goût-là. Discret, tu vois, Ellen explique avec des gestes un peu mystiques pour souligner ses dires.
— Un dieu espion. Je rêve… grommelle de plus belle le garçon de la bande, levant les yeux au ciel et secouant la tête.
La vérité, c'est que cette fois, il est moins inspiré que les précédentes pour trouver une divinité connue qui correspondrait à cette description, et ne peut donc pas continuer à contrecarrer sa camarade à bonnet. Aussi, si Andy et Ben ont fait l'objet d'une enquête de la part de ses deux amies, il ne les a pour sa part que peu vus ; Strauss, en revanche, était tout autant leur professeur que le sien. Et il aurait du mal à nier à quel point ces qualificatifs lui sont adaptés. Pour quelqu'un qui s'est autant fait remarquer et a autant fait parler de lui, il doute que qui que ce soit puisse se targuer de savoir grand-chose à son sujet. Un paradoxe à lui tout seul, cet homme.
— Et lequel aurait été le plus fort ? Est-ce qu'ils auraient été frères et sœur ? Mae se prend au jeu et cherche à obtenir plus de détails sur la théorie d'Ellen, voulant prolonger le moment d'évasion.
— Ou mariés ? raille encore leur voix off du jour, décidément peu satisfait de son statut.
— Andy serait la plus vieille, en mode puissance antique. Mais non, ils seraient pas spécialement liés, je pense, répond Ellen après une courte réflexion accompagnée d'une mimique caractéristique, la bouche et les yeux en coin sur son petit visage.
Mae reste presque sans voix à tel point la marginale vise juste sans le savoir. Mais après tout, elle a toujours su faire preuve d'une très grande perspicacité, même si sur des choses souvent incongrues.
— Moi je me demande encore comment on en est arrivés à parler de ça, en fait, Nelson finit par revenir à la charge par rapport à sa toute première question.
Il sent qu'Ellen est à court d'éléments à présenter sur le sujet, alors il saisit sa chance de regagner sa place à part entière dans la conversation. C'est un timing délicat.
— J'ai juste vu passer Holden, c'est tout, lui accorde Mae, révélant ce qui a retenu son attention dans son environnement un peu plus tôt.
Et par association d'idées, l'infirmier amène à Andy, qui amène à Strauss. Invariablement. Et de Strauss, beaucoup trop de choses se bousculent toujours dans la tête de l'adolescente blonde. D'où son besoin de distraction. Le geste de Caesar n'est pas la seule chose qui ait le pouvoir de l'obnubiler, ces temps-ci.
— Oh ! Le pauvre… s'exclame immédiatement Ellen à la mention du trentagénaire, la compassion arquant ses sourcils.
— Je sais. Ça me fait mal au cœur de le voir comme ça. J'aimerais bien pouvoir aller lui dire que tout va bien se passer, renchérit Mae, tout aussi attendrie.
— Qu'est-ce que t'en sais ? Tu sais même pas comment il s'est fait lourder ! Peut-être qu'elle lui a fait tellement mal qu'il va jamais s'en remettre, rétorque Nelson, pour sa part beaucoup moins ému, et du côté du pragmatisme.
Depuis le départ des Homiens, le soir de la rencontre entre Randers et Kayle, l'infirmier du lycée a eu l'air chaque jour moins enjoué que la veille. Il est passé par une phase d'inquiétude presque palpable, avant d'en arriver à son état actuel de dépression latente. Rien de grave, mais de quoi faire de la peine à voir tout de même. Et puisque personne ne croise plus dans les parages celle que tout le monde avait identifiée comme sa petite amie, l'explication de son humeur maussade a été simple pour la plupart des gens.
Maena, cependant, en sait un peu plus. Elle sait qu'Andy a dû retourner avec Strauss d'où ils viennent, pour commencer. Elle n'est aussi qu'à moitié surprise que l'extraterrestre blonde ne lui ait pas dit au revoir ni même laissé un mot, connaissant son manque de civilité. Mais ce qu'elle sait surtout c'est qu'ils vont revenir, même si elle ignore quand. Ou peut-être qu'elle l'espère simplement…
— Il s'est pas fait lourder, elle est partie ! proteste la petite blonde, avec peut-être un peu plus de véhémence qu'elle ne le devrait.
Il est vrai qu'Andy n'a jamais rien fait pour qu'elle veuille la défendre tout particulièrement. Voire, elle a toujours systématiquement agi presque comme à l'encontre de ce résultat. Mais c'est tout la clique qu'elle défend à travers elle. Ils fallait qu'ils partent, ce n'était pas vraiment un choix. Et ils vont revenir.
— Même différence, ne se laisse pas impressionner son plus vieux copain, allant jusqu'à hausser les épaules.
— T'es juste aigri parce que tu t'es fait manipuler par ta dernière copine, intervient alors Ellen, n'hésitant pas à mentionner un sujet qui fâche pour faire comprendre à son pote qu'il est un peu trop dur dans ses propos.
En ce qui la concerne, on a le droit d'être farouche lorsqu'il s'agit de défendre l'espoir, pas lorsque notre seul but est de le mettre à bas. Au diable les considérations aussi triviales que la naïveté ou le réalisme. Même si Andy donnait toutes les indications d'être sans cœur, elle préfère croire qu'elle n'aurait jamais été méchante avec Holden. Même plus largement, elle préfère croire que personne n'oserait jamais faire preuve de méchanceté envers la bonté faite homme, en fait.
— Au contraire, je suis lucide : on peut pas faire confiance à quelqu'un aussi rapidement. Ils se sont mis ensemble vachement trop vite, et on voit le résultat : il est tout misérable, se contente de répliquer Nelson, certes un peu piqué mais non moins sûr de lui.
Si Ell' semble frustrée de ne pas pouvoir répondre par plus qu'un regard courroucé, puisqu'ils arrivent aux vestiaires et doivent se séparer pour se changer, Mae est au contraire soulagée de ne pas avoir à prolonger le débat. Elle l'a indirectement lancé, mais la direction ne lui plaisait plus. Elle sait pourquoi elle est tout de suite montée au créneau lorsque Nelson a indirectement attaqué Andy, et cette dernière remarque de la part de l'adopté ne fait que lui rappeler à quel point c'est irrationnel de sa part ; elle ne devrait pas se sentir tout aussi abandonnée par Strauss qu'Holden l'est réellement par Andy. Non seulement ils n'avaient pas ce genre de relation, et en plus, dans le peu de temps où elle l'a connu, elle a effectivement découvert qu'il lui cachait des choses. À plusieurs reprises, d'ailleurs. Et pas des moindres. Pas de quoi lui conférer une place suffisamment importante dans sa vie pour qu'il lui manque à présent, donc. Et pourtant…
Souvent, l'adolescente se dit qu'elle ne se sentirait pas comme ça si Caesar n'avait pas fait ce qu'il a fait. Entre ça et le coma de Rob, l'explosion au laboratoire de son père, la blessure de Patrick, il y a eu trop de bouleversements chez elle ces derniers temps, ce qui l'empêche de gérer l'absence de son ancien prof de Maths intérimaire avec le détachement qui lui est dû. Et immédiatement après s'être fait cette remarque, la blondinette se demande parfois si au contraire, si elle n'avait justement pas déjà toutes ces autres personnes desquelles se soucier, elle ne serait pas encore plus en mal du grand brun ténébreux venu d'ailleurs. Ce qui ne fait que la plonger encore un peu plus profondément dans l'apitoiement. Qui apprécie de se penser cloche ?
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