2x01 - Cause perdue (3/17) - Revue des priorités

En T-shirt et en caleçon dans le lit de sa petite amie, qui trône au beau milieu de son studio, Markus se surprend à détailler le décor de l'endroit. Il a passé de nombreuses nuits ici, depuis qu'ils sont ensemble, et pourtant il ne l'a jamais vraiment fait. Il a toujours surtout été frappé par les dimensions réduites des lieux, que Jena lui justifie par son salaire, ce qu'il comprend comme une vague équivalence à sa supposée importance dans le fonctionnement de la société. La logique échappe cependant au jeune homme, qui ne comprend pas en quoi la profession devrait déterminer l'espace qu'une personne mérite, mais il préfère ne pas discuter les us et coutumes Alternatifs. Quoi qu'il en soit, la petitesse de l'appartement lui a toujours indirectement masqué le fait qu'il est pratiquement vide.

Là où dans la plupart des habitations figurent des surfaces polarisables, les murs sont nus. Et les meubles ne sont que ça : des meubles, sans composante intelligente permettant de les personnaliser ou s'en servir pour autre chose que leur fonction la plus basique. Puisqu'il a toujours une tablette sur lui, à l'instar de l'habitante principale des lieux et une très grande partie de la population d'ailleurs, ça ne lui a jamais été handicapant, mais c'est vrai que c'est inhabituel.

— Tu sais ce qui est drôle ? il commence, s'adressant à la jolie brune, dans la salle de bain dont la porte est entrouverte.

C'est d'ailleurs la seule porte de l'endroit, le coin cuisine directement ouvert sur l'espace chambre à coucher, sans transition par quelque forme de salon que ce soit. Pas la place.

— Est-ce que Bobby a enfin retrouvé son sens de l'humour ? répond Jena, faisant allusion à l'état stabilisé de leur ami à tous les deux.

Elle passe la tête par l'entrebâillement afin que Mark puisse voir le sourire qui apparaît au coin de ses lèvres, alors qu'elle est encore en train d'ajuster l'une de ses boucles d'oreille.

— Pas drôle "ha ha", drôle "hmm". Et puis comme si Rob pouvait perdre son sens de l'humour…! il la corrige en faisant rouler ses yeux dans leur orbite.

La communication n'est pas encore ce qu'il y a de plus aisé pour Robert à l'heure actuelle, mais ça va venir. Et les difficultés ne l'empêchent en effet jamais de plaisanter. Il fera encore des vannes pourries sur son lit de mort, celui-ci.

— Balance, la jeune femme incite alors son petit ami à lui faire part de ce qu'il a envie de lui dire depuis le début de cet échange.

— Il n'y a strictement rien de personnel dans ton appart'. Du tout, l'étudiant émet à haute voix l'observation qu'il s'est faite un instant plus tôt, exagérant sur l'intonation pour marquer son étonnement.

— Hmm. Ouais… J'ai appris à toujours pouvoir partir en vitesse, il faut croire, elle répond simplement, avec un haussement d'épaules.

En sous-vêtements, elle est revenue dans la pièce principale pour y chercher des jeans et un haut, dans la commode. La remarque ne semble pas l'affecter outre mesure.

— Ça fait des mois que tu es de retour à Chicago. Et puisque ta sœur est plus ou moins partout à la fois, si tu voulais partir, tu pourrais, fait remarquer Markus.

Il peut comprendre la logique, mais il trouve qu'elle ne s'applique plus trop à sa situation actuelle. Certes, elle passe assez peu de temps dans cet appartement, au bout du compte, mais ça semble tout de même être devenu son point de repli. Il ne va pas dire qu'elle tient en place, étant donné son passé et son occupation actuelle, mais elle n'est pas entièrement nomade pour autant.

— T'es si mal dans ta peau que tu as besoin de m'entendre dire que je reste pour toi, c'est ça ? elle s'amuse en haussant un sourcil taquin, tout en achevant d'enfiler son pantalon.

— Pfft ! Pas du tout ! Enfin, je veux dire, si c'est le cas, je suis content, bien sûr. Mais ton manque de déco m'inquiète plus en lui-même, en fait.

Inspectant momentanément la couture des draps autour de lui, il s'efforce de rester détaché vis-à-vis de l'importance qu'il peut bien avoir pour la jeune femme. Il sait que forcer les étiquettes n'est jamais une bonne idée dans un relation. Mais par ailleurs, il est honnête quant à la raison de sa remarque, qui n'avait effectivement rien à voir avec lui. Même après plusieurs semaines, il a encore du mal à croire qu'elle a accepté de sortir avec lui, alors il ne lui demande strictement jamais rien de plus que ce qu'elle lui donne spontanément.

Jena achève de passer son haut et toise le jeune homme, toujours à moitié allongé dans son lit, avec un regard plissé. Elle le considère un instant, en se mordillant la lèvre inférieure, avant de lui répondre :

— Quand j'ai quitté la maison, je n'ai pris que le strict minimum. Et par la suite, j'ai jamais vraiment eu de place pour plus. Et je bougeais trop souvent pour amasser des trucs, de toute manière. Mais tu vois, où que je sois, ce qui est important est toujours avec moi, elle élabore son explication première.

Contournant le lit, la jolie brune vient s'y asseoir et attraper sa tablette électronique sur la table de chevet, dont elle se sert à peu de choses près comme d'une RFSD. Elle la déverrouille à l'aide d'un digicode – différence de taille avec le verrou biométrique utilisé par la vaste majorité des Citoyens –, et sur l'écran d'accueil, des photos de Caroline apparaissent alors. Sur certaines les deux sœurs figurent même ensemble, bien qu'évidemment beaucoup plus jeunes qu'aujourd'hui.

— C'est mignon, lui accorde Markus.

Pourtant, il a le même système sur sa propre carte mémoire, avec ses parents, son oncle, et son frère et sa sœur. Où qu'il dépose son SD, sa famille toute entière apparaît presque systématiquement. C'est une pratique assez répandue, à vrai dire. Mais sans doute cette démarche a-t-elle plus de valeur pour quelqu'un qui est resté si loin si longtemps.

— Attends, t'as rien vu, le prévient Jena, avant de faire défiler l'écran horizontalement, d'un geste de l'index et du majeur.

— Nooon ! s'exclame le jeune homme avec incrédulité en découvrant une photo d'elle, Rob, et lui, au bar où elle travaillait encore il y a une quinzaine de jours.

Il attrape la petite surface et scrute le cliché comme s'il avait pensé ne jamais le revoir. À vrai dire, il est bien évidemment flatté de figurer parmi les éléments importants de la vie de sa petite amie (comme il l'a de toute façon admis un peu plus tôt, alors qu'elle croyait qu'il cherchait à le lui faire dire), mais l'image lui rappelle aussi et surtout qu'il n'a pas vu son meilleur ami éveillé depuis un mois et demi.

Car oui, Robert est toujours techniquement dans le coma.

Tout comme Caroline un peu avant lui, il a réussi à établir le contact avec Alek, il y a de ça quelques semaines. Et comme l'adolescente, il progresse tant bien que mal dans sa maîtrise de son nouvel environnement. Ses manifestations sont assez différentes de celles de la jeune fille, ce qui a un peu dérouté l'ingénieur initialement, mais il est bel et bien dans la machine lui aussi. Et pouvoir lui parler fait un peu oublier à Markus, parfois, qu'il est tout de même toujours dans une chambre d'hôpital.

En voyant les traits du jeune homme s'assombrir, Jen comprend ce à quoi il pense, et elle s'en veut de ne pas avoir anticipé cette réaction. Elle pensait simplement lui faire plaisir, et n'a pas du tout songé à ce côté de l'image. La table où Robert s'est électrisé est même visible sur la photo. C'est vraiment maladroit de sa part. Elle n'aurait pas dû oublier que, si elle communiquait déjà avec sa petite sœur par l'intermédiaire du réseau avant son accident, Mark voyait Bob tous les jours, lui. Son absence physique lui est donc fatalement plus mordante que celle de Caroline l'est pour elle.

— C'est une bonne photo. Tu as bien choisi, arrive tout de même à prononcer l'aîné des Quanto au bout d'un moment, la gorge soudain serrée.

Son indécrottable optimisme surprendra toujours sa compagne. C'est l'un des traits de caractère qui lui plaisent le plus chez lui et lui donnent envie de rester à ses côtés. C'est une qualité qu'elle a rarement fréquentée, avant de le retrouver.

— Ils vont bien. On sait qu'ils vont bien. C'est juste comme si… ils étaient en vacances à l'étranger, elle essaye de le consoler, lui retirant la tablette et posant son autre main sur son épaule.

— Sauf qu'ils ne peuvent communiquer avec personne à part nous, parce que tout le monde les croit dans le coma, et que si qui que ce soit apprenait ce qui leur est arrivé, ils pourraient se retrouver en danger, Markus ne peut que protester à cette comparaison, même s'il sait que la brunette veut bien faire.

S'il arrive la plupart du temps à trouver le bon côté des choses, aussi infime soit-il, il n'en est pas pour autant capable de se voiler la face et oublier tout le reste. Ils font le mieux d'une mauvaise situation, mais ça reste une mauvaise situation.

— Ton père va trouver une solution. Si qui que ce soit en est capable, c'est lui, Jena se contente de déclarer.

C'est la perspective la plus rassurante à laquelle elle puisse penser. Alek ne lui a jamais donné aucune raison de douter de lui. Il a accepté d'étudier l'anneau à l'origine de tous leurs malheurs malgré toutes les zones d'ombres à son sujet, puis de dissimuler ses conséquences aux autorités alors qu'il travaillait en leur sein, tout ça au nom du bien-être d'une adolescente qu'il ne connaissait même pas. Même avoir été malmené pour ses efforts ne l'a pas dissuadé de tenir bon, dans ses recherches comme dans sa discrétion. Et il a fourni des résultats, puisque sans lui Jena n'aurait peut-être pas pu renouer le contact avec sa sœur, et encore moins faire tomber le laboratoire responsable de son état. Elle lui doit plus qu'elle ne pourra jamais rembourser.

Markus se force à sourire à sa petite amie. Malgré son inquiétude, il partage la confiance qu'elle a en son père. Ça prendra le temps que ça prendra, mais il va sortir Caroline et Robert de leur condition. Ce qui sape surtout le moral à l'étudiant, c'est d'à chaque fois se rendre compte qu'il a oublié la situation dans laquelle son meilleur pote se trouve. À l'inverse, l'internement de son petit frère dans un Institut psychiatrique ne lui sort jamais de l'esprit. Et il aurait pourtant juré considérer Robert comme de sa famille. Il ne peut pas continuer à le placer au second plan de cette façon. Quelque part, c'est un peu sa faute s'il est dans son état actuel. Il devrait toujours être sa priorité.

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