2x01 - Cause perdue (2/17) - Complications
En quelques coups de volants, sans précipitation, Sam gare sa Ford verte le long du trottoir. Une fois au point mort, l'inspecteur se penche afin de sceller son arme et son badge en sécurité dans la boîte à gants. Son chien, qui occupe sagement la place passager, le toise d'un drôle d'air, mais c'est pourtant bel et bien en tant que civil qu'il a décidé de venir ici, alors l'action est de rigueur. L'oncle descend ensuite du véhicule, claque sa portière, fait le tour du capot, et vient ouvrir au molosse. Sing Sing sort à son tour, d'un bond étonnamment gracile pour un chien de sa stature. Une fois sur le sol, il s'ébroue, pour se délasser du trajet pourtant court qu'il vient d'effectuer ; il a l'habitude de la voiture, mais il en juge tout de même l'espace un peu confiné à son goût. Son humain secoue la tête, toujours amusé par cette rare préciosité de la part de l'animal.
Quadrupède derrière bipède, ils se dirigent tous deux ensuite vers la porte du bâtiment résidentiel au pied duquel Sam vient de stationner. Une simple ouverture du pan de sa veste lui permet d'exposer son SD à un capteur mural, et le portail se déverrouille, la mention "visiteur autorisé" s'affichant sur un petit écran. Après avoir poussé le battant, il monte d'un étage, par les escaliers, puis rejoint la porte d'un appartement, sur laquelle il vient frapper trois coups sonores. Quelques secondes plus tard, Randers apparaît dans l'entrebâillement, portant un pull en laine étonnamment chaud même pour une fin d'Avril pourtant encore fraîche.
— Hey, le grand brun aux yeux bleus salue en toute simplicité, l'un de ses nombreux sourires charmeurs étirant ses lèvres, comme un réflexe.
— Hey, lui retourne son hôte.
Il est moins enthousiaste, mais il s'écarte de son passage tout de même, l'invitant tacitement à entrer. Il aimerait pouvoir dire qu'il ne l'attendait pas, mais ce serait faux. Même s'il n'a effectivement pas été prévenu de son passage, il se doutait qu'il débarquerait à un moment ou un autre.
— Ça t'embête si j'ouvre une fenêtre ? Parce que ça sent le fauve, chez toi, demande tout de suite Sam une fois à l'intérieur, avec une grimace exagérée.
Son Rottweiler, familier des lieux, va en ce qui le concerne se coucher dans un coin, après avoir rapidement reniflé Patrick en guise de salutation, et reçu son usuelle grattouille sur la tête en retour.
— Rien ne t'oblige à venir… grogne le plus jeune des deux inspecteurs, refermant sa porte d'entrée et venant se laisser tomber dans son canapé.
Son loft ne comporte pratiquement qu'une seule grande pièce rectangulaire, dans laquelle n'est découpée que la salle d'eau, dans un bloc à part, sur la gauche en entrant. La partie salon s'étend sur la droite de l'espace principal, tandis que la chambre est au fond à gauche, à peine séparée de la cuisine, au milieu, par un paravent. À l'image de l'habitant des lieux, l'ameublement et la décoration sont pour le moins spartiates.
— Qu'est-ce que j'y peux : ta jolie frimousse me manque, se justifie l'autre, écartant les bras et se plantant en face de lui, devant la table basse, sans même aller au bout de son idée d'aérer les lieux.
Pat plisse les yeux une seconde, comme analysant l'expression et la posture de son visiteur, puis il se relève brusquement et pointe un index accusateur dans sa direction :
— N'y pense même pas ! il le met en garde.
— Penser à quoi ? s'offusque l'interpellé.
Malheureusement pour lui, l'air innocent qu'il prend laisse deviner qu'il ne l'est pas du tout. En tous cas, pour quiconque le connaît suffisamment bien. Et c'est le cas de Patrick. Il faut dire aussi que sa pitoyable excuse pour sa venue avait de quoi lui mettre la puce à l'oreille. Il aurait pu mieux faire, c'est vrai.
— Je te vois venir, et tu peux pas amener de dossier ici, Randers précise son interdiction.
— T'es au courant que mes dossiers sont toujours avec moi, non ? C'est la beauté des RFSD, lui rappelle Sam, abaissant enfin les bras.
— Ouais, eh ben écarte-toi de cette table, tu veux, lui demande alors Patrick.
Il joint un geste de la main à son ordre. Puisque ça ressemble à l'une des commandes auxquelles il est entraîné, Sing Sing, depuis son coin, penche la tête sur le côté avec un petit couinement curieux. C'est si discret qu'il est cependant ignoré. Sam est trop occupé à obtempérer à la requête de son autre partenaire ; il recule, mains levées en signe de reddition.
— C'est toujours ton affaire aussi ! il se permet tout de même de protester.
Et puis de toute manière, il n'a pas son badge sur lui. Or, l'objet est nécessaire pour accéder à des fichiers de Police. C'est bien la preuve qu'il ne comptait même pas faire usage de quelque document que ce soit pour convaincre son interlocuteur… Mais ce serait une victoire trop facile que de faire remarquer ce point, alors il préfère laisser croire à son équipier qu'il a vu juste sur ses intentions. D'autant qu'il n'a tort que sur les moyens qu'il comptait employer, pas sur l'objectif qu'il aimerait atteindre.
— Pas tant que je suis encore suspendu, Patrick contredit la précédente déclaration, se rasseyant et prenant sa tête entre ses mains, coudes sur les genoux.
À sa façon de se mouvoir, on ne croirait vraiment pas qu'il s'est fait tirer dessus il y a moins d'un mois. Ce qui est d'autant plus frustrant pour le maître-chien qui lui fait face.
— T'es pas suspendu, tu refuses de revenir ! s'agace légèrement ce dernier.
Suite à sa blessure par balle, Patrick a à peine passé une quinzaine de jours à l'hôpital. C'est un temps record pour une plaie de ce type, mais d'une part il n'y tenait plus en place au bout de dix, et d'autre part l'opération s'était extrêmement bien passée. En conséquence, ses médecins l'avaient laissé partir.
De retour chez lui, il a ensuite diligemment suivi le programme de rééducation prescrit par son chirurgien, ce qui est un exploit de discipline pour quelqu'un avec un tempérament aussi nerveux que le sien. Et tout s'est encore une fois déroulé à merveille. Il y a quelques jours, son thérapeute physique lui a même délivré un certificat lui autorisant à reprendre du service, ce qu'il attendait avec impatience depuis son réveil en post-op.
Et pourtant, au plus grand déconcertement de son coéquipier, Randers manque encore à l'appel au commissariat du dix-huitième district aujourd'hui, le Lundi suivant. C'est là la réelle raison de cette visite : obtenir une raison valable pour cette absence inattendue.
— Tu crois franchement que si je me sentais de revenir, je le ferais pas ? se défend à son tour le plus jeune, dégageant ses mains de son visage pour pouvoir ramener ses yeux à son interlocuteur.
— Honnêtement ? J'en sais rien ! J'ai une lettre de ton rééduc' qui me dit que tout va bien avec ton épaule, et il m'a confirmé au téléphone que tu es comme neuf, mais parallèlement j'étais quand même toujours tout seul avec mon clébard au boulot ce matin, ne peut que répondre Sam, un peu perdu il doit bien l'admettre.
À la mention de son espèce, Sing dresse l'oreille, mais il se rendort une fois de plus rapidement, comprenant qu'il est en le cas présent un instrument rhétorique pour son humain. Ça arrive.
— Ouais, bah je sais pas quoi te dire, il doit louper un truc, Pat oppose aux propos de son médecin, portant sa main droite à sa clavicule gauche, à l'endroit où il a été blessé il y a moins d'un mois, juste au-dessus de son cœur.
En le voyant faire ce geste, l'oncle s'en veut un peu de le brusquer. Il sait à quel point il est difficile de se remettre d'une fusillade. Mais il sait également que les rééducateurs sont excellents dans leur travail, et que par conséquent s'ils disent que tout va bien chez Randers physiquement, c'est le cas. Maintenant, si son souci est mental, soit, mais pourquoi ne pas simplement l'avouer ? Il n'y a aucune honte. Comme la plupart des membres de leur corps de métier, Sam a lui-même déjà pris des jours de santé mentale. Et même pas tous parce qu'ils lui ont été imposés par ses supérieurs, en plus !
— Que tu te sentes pas de revenir sur le terrain, je peux comprendre. Mais que tu veuilles même pas être tenu au courant ? Tu tournais en rond comme un lion en cage à l'hosto, et maintenant quoi ? Qu'est-ce qui se passe ? Parle-moi ! il essaye d'inciter le convalescent à s'ouvrir, bien que ce ne soit pas là leur spécialité ni à l'un ni à l'autre.
Très sincèrement, que son plus jeune neveu fasse ce qui a tout l'air d'être une tentative de suicide le jour où un tueur en série envoie son partenaire à l'hôpital n'a pas été la plus heureuse des coïncidences pour Sam ; il y a seulement une certaine quantité de situations de crise qu'une personne peut gérer à la fois. Mais comme tout semblait plutôt bien se passer pour Patrick jusqu'ici, le maître-chien avait osé penser s'en tirer à meilleur compte qu'il ne l'avait initialement cru, au moment où ces deux mauvaises nouvelles lui étaient tombées dessus. Il est donc maintenant doublement déçu que ce qu'il pensait sous contrôle s'avère tout aussi problématique que le reste.
— Il y a un truc qui cloche chez moi, d'accord ? Je peux pas fonctionner. Je me souviens toujours pas de la moitié de ce qui s'est passé dans cet entrepôt avec ce foutu psychopathe, et de ce que je me souviens, j'en suis même pas sûr. Je pensais que ça passerait mais… Je suis pas fiable. J'ai carrément l'impression d'être suivi, parfois. Je me fais pas confiance, confesse Patrick en serrant les mâchoires, finalement tout aussi frustré que son partenaire.
Jusqu'à la dernière minute, il avait tenté de se convaincre qu'il allait revenir aujourd'hui. Il en avait sincèrement envie. Il en a toujours envie, même. Il a bien essayé de se focaliser sur tous les feux verts qui lui ont été donnés par des professionnels, il s'était dit que peut-être le moment venu il saurait se remettre en selle, s'éperonner comme il fallait pour passer outre ses sourdes impressions sous-jacentes. Mais ça n'avait pas été le cas. Et il en est bien le premier affecté.
— Moi je te fais confiance, Sam le rassure instantanément et sans la moindre hésitation, avec un haussement d'épaules qui indique que ça va de soi, en ce qui le concerne.
Bien qu'elle ait évidemment renforcé leur entente, la longueur de leur coopération n'en est pas à l'origine mais l'inverse ; Sam n'a été capable d'accepter Patrick en tant que coéquipier en premier lieu que parce qu'il lui inspirait justement confiance. Les deux hommes fonctionnent ensemble à un niveau primitif.
— C'est pas comme ça que ça marche, lui rappelle malheureusement Pat, baissant à nouveau la tête vers le sol avec un soupir triste.
L'intention est noble, mais l'impact est quasi-nul. Il ne fait aucun doute que c'est la vérité, mais le regard de l'autre ne peut pas remplacer l'image qu'on a de soi, seulement la conforter.
— Très bien, alors parle-en à Iz. C'est son job, lui suggère l'oncle, bien incapable de plus lui-même.
S'il lui fait confiance, paradoxalement, il doit le croire lorsqu'il lui dit que quelque chose cloche. Il aurait préféré qu'il en fasse mention avant aujourd'hui, mais il sait qu'il n'est pas en position de critiquer cette décision ; à sa place, il aurait lui aussi très certainement retarder l'échéance de cet aveu d'aussi longtemps que possible.
— Je vais pas parler à ta copine ! refuse hélas de suite Randers.
Il le dévisage comme s'il lui avait dit de prendre une douche froide et que ça irait mieux. Il apprécie beaucoup Jones, il sait qu'elle est compétente dans ce qu'elle fait, et elle fonctionne mieux avec Sam que quiconque avant elle. Et pourtant, il ne pense pas qu'elle puisse faire quoi que ce soit pour l'aider.
— Punaise, mais oublie ça, on s'en fout ! T'as clairement encore besoin d'aide, et pas pour ton épaule. Et c'est son domaine. De quoi t'as peur ? Tu préfères rester tout seul chez toi à te prendre la tête jusqu'à la fin des temps ? le provoque alors Sam, n'acceptant pas cette pitoyable excuse pour ne pas suivre son conseil.
Il sait qu'il a déjà eu un suivi psychologique à son réveil, comme c'est de rigueur après ce qu'il a subi, mais visiblement il n'est pas entré suffisamment dans les détails. Ou alors le malaise qu'il subit aujourd'hui s'est révélé plus tard, avec une sorte d'effet à retardement.
— C'est pas ça… avoue Patrick, puisque son objection n'a effectivement pas traduit le fond exact de sa pensée.
Toujours assis sur son canapé, il fuit le regard bleu et secoue la tête de gauche à droite, clairement hésitant à élaborer.
— Alors quoi ? Je déteste que tu me fasses dire ça plus d'une fois dans le mois, mais parle-moi, bon sang ! le houspille son partenaire, bien décidé à ne pas repartir d'ici sans avoir obtenu le fin mot de l'histoire.
— Et si… Et si c'est pas dans ma tête, huh ?
Il a presque bégayé, et a parlé un ton en-dessous de son volume de parole habituel, un peu comme s'il craignait d'être entendu.
— De quoi tu parles ? Bien sûr que c'est dans ta tête ! Tu veux revoir la lettre de ton rééduc' ? ne le suit pas du tout Sam, haussant un sourcil dans son incompréhension.
— Nan mais… Et si cet enfoiré m'avait fait un truc ? S'il avait… je sais pas… bidouillé avec ma cervelle, avec une de ses concoctions à la con ? J'en sais rien… Patrick rentre un peu plus dans les détails de ses angoisses, pourtant sans vraiment les connaître lui-même.
Agacé de ses propres peurs qu'il juge un peu puériles, notamment puisqu'elles sont si imprécises, il se lève et entame un déplacement de long en large, passant sa main derrière sa nuque rasée.
— Oh. Je vois. Bah… si tu veux aller passer d'autres examens, vas-y. Personne peut te blâmer pour ça, et tu auras l'esprit tranquille, cherche à le rassurer son équipier, même s'il n'avait pas du tout envisagé cette éventualité et en est donc un peu pris au dépourvu.
Randers est resté inconscient seul avec le serial killer un certain temps avant que l'agent Denton ne fasse son entrée dans l'entrepôt, c'est vrai. Connaissant ses compétences plus que poussées en biochimie, l'hypothèse qu'il ait pu en faire usage sur lui n'est donc pas absurde. Mais est-ce qu'ils n'en auraient réellement repéré aucune trace lorsqu'ils l'ont récupéré ? Ils n'ont pas fait que s'occuper de sa blessure, ils lui ont fait passer un bilan complet, toute une batterie de tests.
— On a toujours pas trouvé ce qu'il utilisait sur ses victimes, qu'est-ce qui te fait croire qu'on trouverait s'il m'avait filé un truc ? objecte Randers, sceptique.
Il est assez clair qu'il a beaucoup tourné et retourné cette idée dans sa tête, durant son rétablissement. Il a concentré presque toute son énergie à se remettre de sa blessure, mais l'idée qu'autre chose puisse avoir besoin d'être adressé, et sans qu'il le sache, était dans un recoin de son esprit quand même, et a germé un peu plus chaque jour. Et ses souvenirs flous n'ont pas de quoi l'aider à se débarrasser de cette inquiétude.
— Ça peut pas faire de mal d'essayer. Et dans tous les cas, parle à Iz. Je vais lui dire de passer te voir, et t'as intérêt à ouvrir la porte quand elle le fera ! Sam ne peut que conclure.
Il sent bien qu'il atteint la limite de sa capacité à aider son ami avec le problème auquel il fait face, cette fois, c'est sûr. Ce dernier se retourne vers lui, entendant bien dans son intonation que c'est la fin de cette conversation. Il soupire avant de reprendre, avec un peu plus de légèreté malgré la persistance de sa situation délicate :
— Tu sais, c'est super agréable de se faire crier dessus dès le matin. C'est cool que tu sois passé juste pour ça, il remercie le maître-chien avec sarcasme.
— Il faut bien que quelqu'un le fasse ! répond l'autre sur le même ton, levant les mains en l'air.
Les deux compères ricanent ensemble. Il n'y pas plus que ça à faire, après tout. Une décision a été prise pour tenter de les sortir de l'impasse dans laquelle ils se trouvent, et tant qu'ils ne seront pas allés au bout de cette idée, ça ne sert à rien d'épiloguer sur le sujet. Et puisqu'il va bientôt falloir que Sam retourne au commissariat, et qu'il est clair qu'il n'arrivera pas à y traîner son équipier, autant se quitter sur une note positive. Il aurait bien aimé ne pas avoir à se pointer à l'improviste comme ça de bonne heure, mais la communication n'a jamais été fluide entre eux que lorsqu'ils sont en présence l'un de l'autre. Ils ne fonctionnent pas à distance. Et Sam a la ferme intention de ne pas se résigner à ce qu'ils ne travaillent plus ensemble du tout.
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