2x01 - Cause perdue (1/17) - Loi du silence

Tout. Setsuko a tout essayé. À son arrivée, elle l'a d'abord observé de loin, comme elle le fait toujours avec les nouveaux venus, avant d'amorcer une approche timide. Mais ça n'avait rien donné. Qu'à cela ne tienne, ce n'était pas la première fois ! La jeune Japonaise s'était simplement ensuite montrée un peu plus pétillante, dans l'espoir d'obtenir une réaction. Mais là encore, ce fut en vain. Après ça, elle avait tenté la maladresse, l'humour, l'agressivité, le charme, l'ostensible indifférence, et même la dépression, mais rien n'y avait jamais fait. Elle se heurte tout bonnement à un mur, un obstacle tel qu'elle n'en avait encore jamais rencontré auparavant.

Depuis son arrivée à l'Institut Lakeshore, il y a maintenant une grosse vingtaine de jours, Caesar Quanto n'a effectivement pas prononcé un seul mot.

À vrai dire, pendant tout ce temps, le grand brun n'a même pas fait un bruit, autant que sa cohabitante Asiatique puisse en juger. Il n'a pas poussé un seul soupir, ni même un bâillement. Elle ne croit même pas l'avoir déjà entendu éternuer.

Il n'est pourtant pas catatonique. Elle n'aurait pas dû en être témoin, mais elle l'a entrevu grimacer, il y a quelques jours, au détour d'une porte mal fermée, lorsque le Docteur Conway retirait les fils de ses points de suture. Mais là encore, il n'a pas laissé échapper un seul son, même sous le coup de la douleur. Ce garçon est-il seulement humain ?

Bras croisés sous sa poitrine, les sourcils froncés par la frustration, Setsuko jauge le grand adolescent de ses jolis yeux noirs bridés, presque stratégiquement barrés d'une mèche de jais. Adossée au mur de l'un des couloirs menant à la vaste salle commune de l'Institut, la jeune femme se dit que quelque chose au sujet du grand brun doit forcément lui échapper, et elle enrage de ne pas voir quoi.

Elle en paraît moins, mais du haut de ses 21 ans, même tout juste mouillés, elle est la plus âgée des résidents. Et en plus de ça, elle est aussi la plus ancienne, même si ça n'a rien de difficile étant donné la brièveté de la plupart des séjours. Forte de son expérience dans les locaux, elle estime donc être capable de faire parler n'importe quel résident. N'importe lequel. Quelles que soient les circonstances qui l'ont amené ici. Personne ne lui a jamais résisté, et elle n'a pas l'intention que ça change pour si peu ! Personne n'est si spécial que ça. Ou plutôt tout le monde l'est, mais peu importe, le résultat est le même.

Actuellement, Caesar, assis tout seul sur un banc à une table, ingurgite lentement son bol de céréales. Il n'y a pas grande conviction dans ses coups de cuillère. Et surtout, il ne prête pas la moindre attention à celle qui l'observe sans même vraiment chercher à se cacher.

Elle était un peu plus discrète, au début, mais elle a vite arrêté de se donner du mal pour rien : tantôt il est coupé du monde, perdu dans ses pensées, et il ne la verrait pas même si elle se tenait juste devant lui en agitant des pompons rose fluo - objets qu'elle détient en effet quelque part dans un tiroir -, tantôt ses grands yeux marron scrutent son environnement avec la précision de ceux d'un oiseau de proie et semblent la repérer quel que soit son camouflage. Dans ces moments-là, il est un peu comme ces aveuglés au toucher soudain aiguisé, à ceci près que la parole n'est pas vraiment un sens, et que c'est sa vue qui semble avoir gagné au change.

Puisqu'il n'a en l'occurrence pas conscience qu'elle le fixe, Setsuko en profite pour l'examiner en détails, même à distance. À force de s'adonner à cet exercice, elle va bien finir par discerner ce qu'elle a manqué jusqu'ici. Ce n'est pas possible autrement.

Même si déjà tombants à son arrivée, les cheveux du jeune homme ne sont plus très loin de pouvoir être qualifiés de longs, et atteignent désormais ses sourcils. Il a d'ailleurs régulièrement un petit mouvement de tête, presque comme un tic, pour dégager son visage. Comme évidemment rien de tranchant n'est laissé à disposition des patients et que son mutisme l'empêche de demander quoi que ce soit, ça n'a rien d'étonnant. On lui devine même un fond de barbe qui commence à apparaître. Au moins il se lave, sans quoi il empesterait depuis longtemps ; elle en a hélas déjà fait l'expérience avec d'autres cas plus alarmants que le sien du côté du laisser-aller. Mais il ne prend pas exactement soin de lui pour autant. Ce qui, encore une fois, en les circonstances, n'est pas particulièrement inattendu.

Qu'il n'utilise toujours pas sa main droite pour manger est en revanche plus surprenant. Certes, il a pris l'habitude de la ménager lorsque son avant-bras était encore endolori, mais puisque ses points de suture ont été retirés, ça ne devrait plus être le cas. Mais qu'est-ce qu'en sait Setsuko, après tout ? À ce qu'on peut entrevoir dépasser de sous la manche de son pull, au niveau de son poignet, il porte encore le pansement qui emballait sa blessure, alors peut-être qu'il y a eu une complication. Il n'a pourtant pas le teint maladif d'un infecté. Et pourtant, ce n'est pas le peu de temps qu'il passe dehors qui pourrait lui donner les moyen de dissimuler ce genre de chose.

Ayant terminé son petit-déjeuner, l'observé revient brusquement à la réalité, et lève son immense regard vers celle qui l'examine à distance, interrompant son examen. Dans ces cas-là, elle a déjà tenté de se détourner, de lui sourire, et même de froncer les sourcils, mais puisque rien n'a jamais provoqué quelque réaction que ce soit chez lui, elle décide de ne plus faire aucun effort, et lui retourne aujourd'hui simplement son œillade vide. Et curieusement, elle jurerait que pour une fois ça semble l'affecter. Même si ça n'est aucunement visible sur ses traits, bien sûr. Tout en se levant, il baisse à nouveau la tête vers son bol, qu'il ramène ensuite diligemment jusqu'aux cuisines là où il l'a pris.

D'autres que Setsuko ont bien tenté de communiquer avec le grand brun depuis son arrivée, mais évidemment sans plus de succès. Et ils se sont surtout lassés bien plus rapidement que la Japonaise. Non pas qu'elle ait encore elle-même jeté l'éponge, comme en atteste le regard affûté qu'elle darde encore sur l'adolescent alors qu'il quitte la grande pièce. Elle va percer sa carapace. Ce n'est qu'une question de temps. Et comme il n'a pas l'air plus pressé qu'elle de sortir de l'Institut, pour le moment, ce n'est pas ce qui leur manque.

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