1x12 - Grandes respirations (9/16) - Eugène
Séparé de Sam et Sing Sing comme ils en sont convenus dans la matinée, Patrick explore encore un nouvel entrepôt désert de la ville. Le bâtiment tout en longueur, avec des tas de petites lucarnes à intervalles réguliers près de son plafond, il n'a pas sorti sa torche, jugeant son environnement suffisamment éclairé par la lumière naturelle pour pouvoir l'évaluer à l'œil nu. Consciencieux malgré son ennui toujours croissant, il regarde bien partout, en quête de passages éventuellement dissimulés ou de traces d'une visite récente.
Où que celui qu'ils pourchassent ait élu domicile à l'insu de tous, son laboratoire clandestin devrait normalement y prendre pas mal de place. Connaissant son accès à des données normalement confidentielles, il est cependant présumé qu'il est au courant que la plupart des inspecteurs de la criminelle de Chicago sont à sa recherche active. Ainsi, il ne faut pas éliminer la possibilité qu'il a peut-être en réponse pris des précautions pour dissimuler son atelier lorsqu'il n'est pas occupé à y mijoter son étrange signature et ses poisons ultra sophistiqués. Voilà pourquoi l'attention au détail est cruciale, et un simple survol du périmètre insuffisant.
— Inspecteur, une voix incite soudain Randers à faire volte-face, non sans le faire sursauter au passage.
— Stop ! On ne bouge plus ! À genoux, mains sur la tête, il ordonne immédiatement, dégainant son arme de son holster en un éclair et la pointant vers celui qui vient de l'interpeller.
Il a trop fixé le portrait-robot d'Eugène pour ne pas le reconnaître instantanément. Et même sans ça, le tueur en série ressemble de toute façon de manière trop frappante aux descriptions qui ont été faites de lui pour qu'on ne puisse pas l'identifier sans peine. C'en est presque dérangeant, d'ailleurs.
De la même taille que celui qui le tient en joue, quoique pratiquement deux fois moins large, l'assassin fixe l'inspecteur de ses yeux presque translucides, comme un oisillon tombé du nid. Il ne semble ni agressif ni effrayé ou surpris, au lieu de ça coincé quelque part entre l'émerveillement et la prudence, comme quelqu'un qui se serait retrouvé par hasard nez à nez avec un cerf en se promenant dans la forêt. Il se tient simplement debout là, les mains écartées à hauteur de sa tête, en signe de bonne volonté, dans un T-shirt anthracite et des jeans bleu marine. Il porte même des Converses aux lacets dépareillés, si on peut y croire pour un individu aussi dangereux et surtout méticuleux.
— En dehors du fait que vos ordres sont contradictoires, est-ce que vous pensez réellement que cette position m'empêcherait de vous nuire si je le voulais ? Eugène répond d'une voix presque aiguë pour un homme, plissant les yeux dans son incompréhension de la requête.
— Maintenant ! insiste Randers, ne se laissant pas plus désarçonner par la nonchalance de son suspect que par sa dégaine.
Avec un soupir à la fois exaspéré et las, l'homme du croquis reconstitué obéit. Il plie une jambe, puis l'autre, et amène lentement ses deux mains à plat derrière sa tête, bien que sans les y poser. Le tout sans jamais quitter son interlocuteur des yeux, ses pupilles comme aimantées.
Gardant son arme pointée sur son suspect d'une main, Patrick vient se saisir de sa plaque qui pend à son cou de sa main gauche, afin d'appeler des renforts. On lui a un jour raconté que l'insigne était autrefois un simple badge d'identification et la radio un accessoire à part, mais il a du mal à s'imaginer une situation pareille. Il a conscience des limitations technologiques de leurs ancêtres mais tout de même, un insigne sans autre fonction lui semble aberrant.
— Ici Papa November Romeo Niner, demande de renfort à ma position actuelle. Suspect en visuel, il communique au Central, après quoi il ramène ses doigts sur la crosse de son arme.
— Ici Central. Bien reçu. Renforts en chemin, Papa November Romeo Niner, confirme un opérateur à l'autre bout de la connexion ouverte en permanence.
Dans peu de temps, une véritable armée d'inspecteurs et d'officiers va déferler sur l'entrepôt. Personne dans les forces de l'ordre, quelle que soit sa place dans la hiérarchie, n'ignore l'étendue de la vague meurtrière du serial killer. Et tous ceux qui le peuvent vont vouloir être présents pour son arrestation.
— Comment tu t'appelles ? interroge ensuite Randers, suivant le protocole.
— Vraiment ? C'est ça la première chose que vous voulez me demander ? s'étonne le blond platine, plissant à nouveau ses yeux clairs, ne semblant pas du tout inquiété par l'appel que vient de lancer l'inspecteur.
— Il me faut ton nom pour te lire tes droits, ordure, l'insulte Patrick, contractant la mâchoire.
Il a beau avoir fixé son portrait pendant des heures et des jours, l'avoir en face de lui le rend beaucoup trop réel à son goût. Et pourtant, il n'arrive toujours pas à s'imaginer comment il a pu faire ce qu'il a fait à tous ces gens.
— J'apprécie l'intention, mais je n'ai pas de droits, répond simplement l'inconnu, avec un petit sourire désolé.
— C'est le moment où tu me sors que tu n'as que des devoirs, c'est ça ? Parce que t'es pas le premier terroriste que j'arrête, alors tu peux te le garder, ton discours idéologique à la con, lui renvoie Randers, se contenant difficilement face à l'absence totale de remords du suspect en face de lui.
Il n'a même pas eu besoin de l'accuser ouvertement de quoi que ce soit. Le gringalet sait très bien pourquoi il a une arme pointée sur lui, et ça ne lui fait ni chaud ni froid !
— Je voulais vous rencontrer. J'ai bien cru que vos partenaires ne vous laisseraient jamais seul, Eugène explique tout à coup sa présence dans l'entrepôt et en face de lui, comme si la précédente remarque ne méritait même pas d'être relevée.
— Qu'est-ce que tu peux bien me vouloir, espèce de cinglé ? s'enquiert l'inspecteur, tout en le regrettant immédiatement.
Il savait qu'il était probable que le tueur en série soit au courant des moindres détails de l'enquête, y compris leurs identités, même si la brigade Cyber n'a pas réussi à déterminer comment il entre dans le système. C'est néanmoins toujours déconcertant d'être distingué de la sorte par un psychopathe.
— Vous êtes Patrick Randers, non ? C'est vous qui avez remarqué ce que je faisais en premier lieu. Vous êtes la première personne à avoir saisi mon message, le blond tirant sur le roux élabore son intérêt spécifique.
— Tu vas te détendre de suite : ton message, je suis pas près d'y comprendre quoi que ce soit, le corrige Pat, secouant la tête à la négative tant le délire du tueur le dégoûte.
— Vous avez vu que quelque chose se passait tout de même. C'est un début. Comment ? l'interroge alors l'autre, sans se démonter le moins du monde.
— Je vais te dire comment : j'étais assis à un bureau pendant quelques semaines, et j'ai vu mes collègues piétiner sur des affaires plus barrées les unes que les autres. Maintenant, donne-moi ton nom, l'interrogé coupe court à l'échange, refusant de donner plus longtemps satisfaction à celui qui est à genoux devant lui.
— Très bien. Si vous insistez. C'est Kayle, lui apprend enfin le blond presque cuivré.
— Ton nom complet, Patrick est exaspéré de devoir préciser, se retenant tout juste de fermer les yeux dans son agacement.
— Kayle suffit, mais Kayle Rodney O'Michaels, si ça vous fait plaisir, cède le suspect, tout aussi lassé que son interlocuteur.
— Kayle Rodney O'Michaels, tu es en état d'arrestation pour les meurtres de Teresa Lance, Joseph Pierce, et 48 autres, ainsi que… commence à réciter Randers.
— Pourquoi est-ce que vous ne comprenez pas que je ne fais que vous aider ? l'interrompt cependant éhontément l'assassin, penchant la tête sur le côté dans sa perplexité.
— Tuer des gens n'aide jamais personne, lui répond Patrick malgré lui, puisqu'il sait pertinemment qu'il ne devrait pas rentrer dans son jeu une nouvelle fois.
— J'ai l'impression que c'est discutable dans certaines circonstances, se permet alors Kayle, laissant échapper un éclat de rire, sans doute à la légère hypocrisie de la remarque venant de quelqu'un qui le tient en joue.
Il peut sentir la tension dans le bras de l'inspecteur, cette envie terrible qu'il a de tirer sur la gâchette et l'abattre comme moins qu'un animal. Qu'il se retienne ne lui inspire que plus de respect pour lui, d'ailleurs.
— Tu vas me laisser finir de te lire tes droits, ou tu comptes me soûler encore longtemps ? grogne Patrick, l'hilarité de son suspect l'irritant au plus haut point.
Une part de lui a juste envie d'appuyer sur la détente, c'est vrai. Une balle dans la tête, et toute cette sordide histoire serait terminée. Et personne ne questionnerait jamais ses raisons, peu importe combien les preuves physiques témoigneraient de l'état inoffensif de Kayle. Mais l'inspecteur se retient, parce qu'il croit en ce qu'il vient de dire : tuer quelqu'un n'aide jamais personne. C'est pour ça qu'ils sont si déçus lorsque leurs suspects meurent avant d'avoir pu être poursuivis en justice, parce qu'ils ont foi en le système judiciaire. Et quoi qu'il dise, aussi détestable il puisse être, celui qui se tient en face de lui mérite tout autant un procès équitable que n'importe qui d'autre sur Terre.
— Je vous ai déjà dit que je n'avais aucun droit ! Et puis, je ne compte pas vous laisser me passer les menottes, en fait, donc je ne vois pas l'intérêt de continuer cette mascarade plus longtemps. On peut parler comme des êtres civilisés, non ? rétorque le blondinet en se redressant, bien que gardant ses mains en l'air, si plus exactement derrière sa tête.
— Reste à terre ! lui ordonne Patrick, reculant d'un pas sans baisser son arme.
— Votre population est déficiente. Vous vous en rendez forcément compte, vous faites partie de ceux qui sont chargés d'y remédier ! expose le psychopathe, gagnant en véhémence par rapport à sa précédente nonchalance, et fronçant les sourcils pour la première fois depuis son apparition dans l'entrepôt.
— Si tu ne te remets pas à genoux dans trois secondes, je vais ouvrir le feu, l'avertit l'inspecteur, suivant le protocole inculqué à l'Académie de Police.
— Vous ne feriez pas ça.
— Un…
— Vous savez que j'ai raison, au fond. Je sais que vous le savez.
— Deux…
— En quelques mois seulement, j'ai pratiquement mis tous vos départements au chômage ! J'ai pratiquement éradiqué la violence dans votre ville ! Je suis en bonne voie d'avoir accompli la mission pour laquelle vous vous battez si férocement chaque jour ! continue à se défendre Kayle, abaissant lentement les bras et allant même jusqu'à faire un pas en avant.
— Trois.
Son décompte terminé, Patrick appuie sur la détente, comme il l'avait prévenu, et le coup part.
Le bruit de la déflagration résonne dans tout l'entrepôt, assourdissant.
Pourtant, le tueur en série ne tombe pas.
Très bon tireur, Randers fronce les sourcils, ne comprenant pas pourquoi sa cible ne semble pas touchée. L'effet est usuellement immédiat, avec ce genre de choses.
Le serial killer n'a fait que bouger la main. Le geste a été rapide, si rapide qu'il est passé inaperçu. Il n'a même pas tenté de se baisser ou de se jeter sur le côté. Il a juste passé la main devant lui, presque comme un danseur de jazz.
Le front du blond tirant sur le rouquin se plisse tout de même d'une inquiétude terrible suite au coup de feu, mais c'est parce que Patrick s'écroule soudain là où il se tient, se sentant tout à coup très faible et une intense brûlure lui transperçant la poitrine. Ses genoux plient les premiers.
En un instant, avant que sa tête ne touche le sol, celui qu'il a pourtant visé s'est précipité à ses côtés. L'interceptant dans sa chute d'une main derrière sa nuque, il vient plaquer sans autre main sur la plaie béante qui orne son torse, quelques centimètres en-dessous de sa clavicule.
— Lâche-moi… parvient à murmurer l'inspecteur, alors que le sang écume déjà au coin de ses lèvres.
Il ne comprend pas ce qui s'est passé. Comment le pourrait-il ? Il n'y a que dans les films que les gens peuvent dévier la trajectoire d'un projectile d'un simple geste, sans aucun équipement. Pourrait-on avoir saboté son arme ? Est-ce qu'Eugène aurait un complice dissimulé quelque part ? Une technologie militaire clandestine à sa disposition ?
— Shh. Si je fais ça, vous mourrez. Pourquoi est-ce que vous avez tiré, huh ? Pourquoi ? Je ne pensais pas que vous feriez ça. J'ai juste voulu me protéger. J'aurais pu ne pas le faire, mais je n'ai pas réfléchi… Vous ne pouvez pas mourir. Ce ne serait pas juste. Vous faites partie de ceux qui méritent la survie et la prospérité. Vous êtes supposé être l'avenir de votre espèce.
Tout en le rassurant de la voix, Kayle allonge le blessé en douceur sur le sol. Il fait ensuite glisser la main qu'il avait derrière sa nuque jusqu'à sa tempe, le plongeant instantanément dans une inconscience bienvenue. Il ne l'entendait pas vraiment de toute façon. Et s'il l'avait entendu, il ne l'aurait pas écouté.
— Ce n'est pas exactement la façon dont je pensais que notre rencontre se déroulerait. Mais ne vous inquiétez pas, je vais m'occuper de vous. Et vos amis ne sont pas loin de toute façon, commente tout de même l'alien alors que celui à qui il s'adresse peut encore moins l'entendre qu'avant.
En effet, les sirènes de voitures de Police commencent à se faire entendre au loin. Les renforts appelés par Patrick ne devraient plus tarder à arriver, maintenant. Une fois qu'ils seront là, les secours pourront être alertés et arriveront à leur tour. Et tout se passera bien. Il faut que tout se passe bien. Kayle ne peut pas avoir la vie d'un nouvel être humain innocent sur les bras. Plus jamais.
Alors qu'il amène sa deuxième main sur la première qu'il a portée à la plaie, au travers des doigts de laquelle de fins filets de sang parviennent tout de même à filtrer, il ferme les yeux. Il va faire en sorte que tout se passe bien.
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