1x12 - Grandes respirations (7/16) - Hésitation
C'est l'heure du déjeuner, et Caesar n'est pas d'humeur à croiser Jack dans le réfectoire. Il l'a bien assez vu en cours dans la matinée, et son heure d'Allemand sans lui n'a pas suffi à faire retomber son agacement à son égard. Alors, il déambule dans les couloirs, un peu au hasard, en espérant calmer ses nerfs.
Il ne s'est toujours pas remis de ce que le petit blond lui a avoué avoir fait. Il est suffisamment lucide pour comprendre qu'il voulait bien faire, dans sa logique de sociopathe tordue, mais la démarche le met tout de même dans une rage folle. Il a l'impression qu'on lui a craché au visage et qu'il n'arrive pas à se débarrasser de la salissure. C'est comme si tout ce qui l'avait embêté depuis le début de l'année, depuis son anniversaire en vérité, lui revenait en pleine face, à la façon d'un boomerang. Géant. Avec des pics sur la tranche.
Ses dix-huit années passées sur la Terre sont d'une vacuité navrante, et ce n'est en fin de compte pas seulement parce qu'il est semble-t-il une personne ennuyeuse et indécise, comme il l'avait d'abord pensé. Non pas que cette idée ait été particulièrement réjouissante, la première fois qu'elle lui est venue, mais il s'aperçoit également qu'à chaque fois qu'il lui arrive quelque chose, il semble qu'elle se retrouve mise de côté, écartée, ignorée, son impact anticipé oublié.
Après qu'il s'est fait passer pour le fils d'ambassadeurs, lors de la prise d'otages, sa thérapeute s'est escrimée pendant une heure à le convaincre que ce n'était pas entièrement la bonne décision à prendre, alors qu'elle a sans aucun doute sauvé la vie d'une adolescente innocente. Et maintenant qu'il a mis son poing dans la figure d'un autre être humain, acte répréhensible quelle que soit la façon dont on le regarde, puisque la violence n'est pas une solution non seulement d'après l'éducation qu'il a reçue mais aussi selon sa propre opinion sur le sujet, c'est tout l'inverse, rien ne va se passer. Où est la logique là-dedans ?!
Est-ce que des forces cosmiques sont à l'œuvre pour le contraindre à sa place insignifiante dans l'univers ? Est-ce qu'il lui est mécaniquement impossible de se démarquer de quelque manière que ce soit, en bien comme en mal ? Est-ce qu'il est idiot de s'interroger sur son avenir, quand il semble que rien de ce qu'il fait ne laisse de trace nulle part de toute façon ? Les séquelles de son sauvetage par la Police ont été entièrement nettoyées, comme effacées. Et maintenant, Jack a par l'un de ses mystérieux miracles fait en sorte qu'il n'y ait ni vidéo ni témoignage de son emportement le Lundi précédent, comme si rien ne s'était seulement passé.
Toutes ces questions et considérations cruellement existentielles et étrangement pratiquement synonymes donnent le tournis à l'adolescent. Et il commence à avoir faim, par-dessus le marché. Il n'est cependant pas du tout proche du restaurant scolaire. Il est même complètement à l'opposé, dans le bâtiment. À vrai dire, il est en face de l'infirmerie.
Alors qu'il avise la porte, ornée d'une large croix grecque rouge surmontant une plaque qui indique l'occupant attitré des lieux, les paroles de Margery lui reviennent curieusement en tête : elle a eu besoin de toucher le fond pour se rendre compte qu'elle avait un problème. Vu l'état dans lequel il est, peut-être qu'il a un problème, finalement. Et si c'est le cas, il n'a pas tellement envie de toucher le fond pour le découvrir. Même si avec le bol qu'il a l'impression d'avoir, personne ne remarquerait probablement rien de toute façon…
Puisque le bureau d'Uglow est ouvert à toute heure de la journée, les élèves n'attendant pas les horaires de cours pour se blesser ou tomber malade, Caesar se dit qu'il a une chance de trouver le trentagénaire. Il a bien insisté pour qu'on vienne lui parler quel que soit le souci, après la cellule de soutien psychologique, alors peut-être qu'il est temps d'accepter son offre. Et puis, il est bien la personne la plus attentive et sans jugement qu'il soit, alors il n'y a rien à perdre à tenter le coup.
Après avoir toqué et ne pas avoir obtenu de réponse pendant un certain temps, le lycéen pousse doucement la porte et découvre le bureau vide. Sans doute l'infirmier est-il occupé dans l'une des pièces de derrière, où les malades les plus sérieux peuvent s'allonger et se reposer, au besoin. Chacune des deux portes, de part et d'autre du bureau central, étant close, il n'y a cependant pas moyen de déterminer ce qui se passe derrière aucune d'entre elles.
Puisqu'il n'est pas pressé, le grand brun décide alors d'attendre. Holden ne peut pas en avoir pour bien longtemps, quoi qu'il soit en train de faire. Et Caes doit de toute manière encore réfléchir à ce qu'il va lui dire quand il le verra. Il est conscient qu'il n'est pas le plus doué du monde quand il s'agit de s'ouvrir, et en plus il est en le cas présent plutôt embrouillé par rapport à ce qui l'a amené ici, exactement.
Tout à sa réflexion, ruminant encore le bilan déprimant de son existence, il tourne en rond dans la pièce, laissant son regard glisser sur le décor. Il lui est familier, mais il se rend compte qu'il n'y a jamais vraiment prêté attention en détail. À chaque fois qu'il s'est retrouvé ici, il avait plus important à s'occuper. Généralement la santé de Jack, ensanglanté de quelque part. Plusieurs fois une recherche d'informations par rapport à un devoir. Et une fois, son propre bien-être, suite à cette coupure à la main droite dont il garde une fine cicatrice, sur l'éminence thénar.
Traçant distraitement les contours de l'ancienne blessure du bout des doigts de son autre main, maintenant qu'il y a songé, Caesar avise le petit meuble de rangement opaque, sur la droite de la pièce en entrant. Le pavé métallique fait face à la table d'examen, sur la gauche donc, à côté de laquelle se dresse, un peu plus au fond, l'armoire à pharmacie, aux portes vitrées, elle. Sur les murs de la pièce, partout où il n'y a ni porte ni fenêtre, des surfaces polarisées prodiguent des conseils d'hygiène de vie classiques mais importants, comme la nécessité de faire de l'exercice ou de se brosser les dents.
En traversant l'espace presque carré vers la paroi opposée à la porte d'entrée, qui contient les deux seules fenêtres de l'endroit, Caesar entreprend de contourner le bureau de l'occupant des lieux par la gauche. Il y met un soin tout particulier parce qu'il le sait contenir des informations confidentielles qu'il n'est pas en droit de consulter, contrairement à un certain surdoué blond. Peut-être que ça en dit long sur son manque de curiosité, mais l'idée d'aller fouiller dans les dossiers personnels d'autres élèves ne l'aurait même pas effleuré s'il ne savait pas que Jack l'avait déjà eue et même mise à exécution. Où les Nimbleton ont-ils pris un mauvais détour pour que leur fils n'ait à ce point aucun sens des limites à respecter ? Ou tout simplement aucun sens du respect ? Ils semblent pourtant être des individus tout à fait raisonnables par ailleurs, pour ce qu'il sait d'eux à travers leur service publique.
Lorsque le grand brun arrive à hauteur de l'armoire vitrée, ses yeux tombent sur des fioles étrangement familières, à un étage. Les flacons sont ceux qui leur ont été prêtés pour leur expérience de biologie sur la coagulation. L'infirmerie d'un lycée étant un centre d'urgence en cas de catastrophe, comme tous les lieux éducatifs d'ailleurs, elle est fournie dans des drogues qui ne sont normalement utilisées que dans ces circonstances spécifiques. Ainsi, Jack et lui sont sans doute les premiers à avoir requis ces produits à Walter Payton, puisqu'aucune catastrophe majeure n'a sévi dans les environs depuis bien longtemps.
Caesar ricane en songeant au fait que la prise en otage de tout un établissement scolaire, soit plusieurs centaines de personnes, ne constitue pas une catastrophe majeure. Mais en fin de compte, personne n'est mort ce jour-là. Pas même un mercenaire. Les forces de Police ont réussi à tous les neutraliser, et après un séjour à l'hôpital pour se remettre de leurs blessures par balle, ils ont tous été amenés en prison bien en vie. Et les plus grièvement blessés parmi les victimes ont été les gardes du corps de Jack, qui à ce qu'il sait se sont entièrement remis également.
De quoi se plaint-il, alors ? Pour tous les autres otages, qu'il ne reste aucune trace de ce qui s'est passé est une bonne chose. Que l'évènement n'ait eu aucun impact durable sur le cours de leur vie est pour le mieux. Chaque jour qui passe sans qu'ils n'y repensent est une bénédiction. Pourquoi donc est-il si agacé par le fait qu'on veuille lui épargner de mauvais souvenirs ?
Se sentant soudain bête d'avoir seulement songé à discuter avec l'infirmier de ses états d'âme incohérents, Caesar quitte la pièce aussi discrètement qu'il y est entré, si bien plus rapidement.
La porte se referme derrière le lycéen à peine quelques secondes avant qu'Uglow ne revienne de là où il était affairé. Il n'a rien entendu de la visite furtive, occupé avec une sévère entorse de cheville dont il a eu bien du mal à tirer le récit des circonstances à son patient.
S'asseyant à son bureau, le trentagénaire entreprend tranquillement de compléter le dossier de l'élève en question avec ce qu'il vient d'apprendre à son sujet.
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