1x11 - Quitte ou double (8/15) - Pour la bonne cause

Après avoir exposé son projet à Markus à l'hôpital, Jena est allée voir son père au domicile familial. L'ingénieur a en effet un rôle essentiel à jouer dans le plan de sa petite sœur ; sans lui, l'adolescente ne sera capable de rien dans le temps qui lui est imparti. Ou en tous cas pas sans se sacrifier pour son objectif, ce avec quoi Jena n'est absolument pas en accord. Et aussi ce que, vraisemblablement, tout le monde préférerait également éviter, tant que c'est encore possible.

Étant donné l'heure de sa visite, la petite brune s'est offerte de préparer le déjeuner pendant qu'Alek se familiarisait avec ses avancées dans leur situation. Désormais assise au côté adjacent du sien de la table carrée de la cuisine, leur repas terminé, la jeune femme laisse le père de famille achever de parcourir sur sa tablette la fenêtre de communication qu'elle partage avec sa cadette, où figurent les réponses pour le moins cryptiques que cette dernière a réussi à lui envoyer, dans son état actuel.

— Depuis combien de temps est-ce que ça dure ? interroge le chercheur, impressionné, n'ayant pas prêté attention à l'horodatage lors de son étude des messages échangés.

— Je suis retournée sur notre relais après qu'on a trouvé les documents, après que j'ai craqué le mot de passe, répond Jena, le laissant faire le calcul.

— Donc… une quinzaine de jours, il annonce distraitement le résultat à haute voix, essayant toujours de mesurer les implications de ce développement.

— Elle n'a pas commencé à répondre tout de suite, précise la jeune femme, remontant la conversation numérique sur la tablette posée entre eux, afin d'y retrouver le passage où elle y était pour ainsi dire seule, bien qu'il vienne de le survoler.

— C'est… très intéressant. La façon dont Caroline progresse dans ce nouvel environnement. Mais je… Pourquoi venir m'en parler ? Autant que je peux en juger, elle devrait finir par retrouver une éloquence égale à celle qu'elle avait avant son accident. Sans aide, je veux dire.

Il ne comprend pas en quoi ces données pourraient, à ce stade, l'aider à inverser le processus qui a plongé l'adolescente dans le coma et réduit sa conscience au statut d'intelligence artificielle. Les communications de la jeune fille sont encore bien trop primitives pour pouvoir l'aider dans son étude de sa condition. Et il doute de pouvoir exploiter le point d'échange entre les deux sœurs pour affiner la méthode de localisation qu'il est en train d'essayer de mettre au point.

— En fait, il vous manque une partie de la conversation. Certains passages se sont effacés au fur et à mesure qu'ils apparaissaient. Mais j'ai quand même réussi à saisir qu'elle veut aider à arrêter DG, lui apprend Jena, mettant ses intentions en perspectives.

— Elle pourrait se faire remarquer. Par eux comme par les autorités, l'ingénieur a la même réaction altruiste que son fils vis-à-vis de l'idée de Caroline.

— Je sais. C'est bien pour ça qu'elle a besoin de votre aide, poursuit la grande sœur.

— Comment ça ? il reste ouvert mais ne voit pas encore trop ce qu'il pourrait apporter à la situation qui lui est présentée.

Il doute de pouvoir empêcher l'adolescente de faire quoi que ce soit, puisqu'il n'a même pas pu l'empêcher de semer la pagaille dans son propre système. Tout ce qu'il pourrait espérer accomplir serait s'assurer de sa sécurité dans ce qu'elle décide de faire, mais il a bien peur que ça dépasse également les limites de ses compétences.

— Elle veut apprendre à donner l'illusion d'être humaine, Jena explique alors enfin le plan de sa cadette.

— Elle sait déjà être humaine. C'est sa condition originelle, elle ne devrait pas avoir oublié. Ça prendra du temps, mais comme je te l'ai dit elle peut le faire seule. Sans compter que je ne saurais pas comment m'y prendre pour accélérer ce processus de toute façon, Alek se méprend sur les intentions des deux sœurs.

— Non, je veux dire, d'être un hacker humain. Derrière un clavier et un écran. Elle veut savoir comment couvrir ses traces, se reprend la brunette.

Et ça, autant qu'ils le sachent tous les deux, l'adolescente n'a jamais su le faire. Comme tout le monde elle est à l'aise avec la technologie omniprésente autour d'elle, mais sans plus. Alek reste un instant songeur avant de répondre, pesant ses mots :

— Avec extrêmement de précaution, si c'est seulement possible. Pour donner le change, il faudrait qu'à chaque fois qu'elle franchit un pare-feu à sa manière elle revienne sur ses pas pour laisser des indices qu'elle aurait utilisé un point faible… traditionnel, dirons-nous, il propose, avec une grimace qui transmet très bien à quel point il est peu sûr de lui.

Il a enfin compris ce que l'adolescente a en tête, et s'il doit bien concéder que ce serait un gros avantage, il aurait par ailleurs pensé que ce n'était pas la compétence prioritaire à acquérir pour elle. D'où sa méprise initiale, d'ailleurs.

— Et vous pourriez lui apprendre à faire ça ?

Jen ne se laisse pas décourager par l'incertitude visible du scientifique.

— Je ne l'ai jamais fait, puisque lorsque JE franchis un pare-feu, je sais exactement comment je l'ai fait et les traces éventuelles que je laisse correspondent. Ceci étant dit, dans la théorie, une fois entré dans un système, on est a priori en mesure d'en identifier les faiblesses. À partir de là, il semble logique de penser que laisser une fausse piste sur la façon dont on est entré soit possible, il approfondit sa théorie, insistant sur le caractère hypothétique de son propos.

Dans la pratique, c'est un peu la méthode utilisée par les ingénieurs de sécurité informatique : ils repèrent les failles de l'intérieur afin d'éviter que quelqu'un ne les trouvent de l'extérieur. C'est bien pour ça que le programme mondial de réhabilitation des pirates est le meilleur programme de redressement qui existe ; ce sont les seuls criminels dont l'expertise est tout aussi valable de l'autre côté de la loi.

— Et si elle arrive à faire ça, elle ne se fera plus remarquer, pas vrai ? Personne n'aura de raison de se pencher sur son cas, puisqu'il y aura toujours une explication sur la façon dont elle aura percé les défenses des systèmes qu'elle aura visités ? la grande sœur reste optimiste.

— Oui et non. Certains systèmes sont effectivement infaillibles aux attaques conventionnelles, et elle ne pourrait par conséquent pas laisser d'explication plausible de sa présence là-bas. Et même sans compter ces exceptions qui la mettent en péril de se faire repérer pour ce qu'elle est, avec cette méthode, elle va vite grimper en haut de la liste des cybercriminels les plus recherchés. Je ne pense pas que qui que ce soit irait jusqu'à soupçonner sa nature, non, mais elle ne va pas passer inaperçue pour autant. Et ce même si elle ne fait que faciliter les choses aux forces de l'ordre, Alek souligne aussi les inconvénients de la stratégie qu'ils sont en train d'envisager.

— Mais ça c'est pas grave, puisqu'ils n'ont aucune chance de la trouver en chair et en os, Jen les écarte comme si ce n'était rien, avec un haussement d'épaules.

— Je suppose… ne peut qu'admettre le scientifique, pour sa part encore un peu réticent.

— Donc, vous allez le faire ? Vous allez lui apprendre ? conclut la jeune femme, avec un sourire à la fois timide et engageant.

— Je… vais essayer, cède le père avec un soupir vaincu, espérant secrètement que simplement pointer l'adolescente dans la bonne direction suffise.

Il n'accepte pas vraiment la requête à contrecœur, c'est juste qu'il n'apprécie pas de potentiellement donner de faux espoirs à Jena. Malgré son passé pour le moins discutable, il tient beaucoup à elle. Et son fils aîné encore plus. Or, aussi maligne soit-elle, cette idée peut aussi bien fonctionner qu'être un échec total. De plus, l'ingénieur éprouve quelques états d'âmes à enseigner l'art du piratage informatique à une adolescente, aussi nobles ses intentions soient-elles. Sa propre connaissance du sujet n'est qu'un effet secondaire de son expertise scientifique, pas le fruit d'une volonté d'enfreindre quelque règle que ce soit.

— Merci, Alek. Je sais pas ce qu'on ferait sans vous, Jena le remercie, visiblement soulagée.

— Probablement rien d'aussi risqué. Le temps que Caroline ait été suffisamment à l'aise dans son nouvel environnement pour te communiquer les documents de DG sans mon intermédiaire, elle aurait sans doute également été capable de les démanteler toute seule, raisonne le père de famille, pragmatique.

— Ça aurait été bien, mais après ce qui vous est arrivé, on peut pas attendre, objecte la jeune femme, tout en souriant intérieurement à l'admirable abnégation de son interlocuteur, qui la fascine déjà chez son fils aîné.

— Ce qui ne fait que confirmer ce que je viens de dire : sans moi, vous ne prendriez pas autant de risques, il insiste sur ses conclusions.

Prise d'un élan d'affection, Jena se lève alors de son tabouret et vient prendre l'homme dans ses bras. Il est surpris par cette étreinte, mais se laisse faire sans bouger.

— Vous les valez largement, elle l'assure avant de s'écarter de lui.

Il la regarde ensuite débarrasser la table, comme si de rien n'était, comme elle insistait pour le faire lorsqu'elle vivait ici. Peut-être que c'est son jeune âge, doublé de ses aventures de fugueuse, qui la rendent si adaptable, mais l'ingénieur n'en reste pas moins impressionné par sa résilience. Apprendre que sa petite sœur est dans le coma, être rejetée par ses parents, découvrir qu'elle est peut-être non intentionnellement la cause de l'état de sa cadette, entraîner sans le vouloir tous ses amis les plus proches avec elle dans ses problèmes, … Ce n'est pas tout le monde qui pourrait endurer tout ça sans broncher.

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