1x11 - Quitte ou double (5/15) - Partition
En cours d'Histoire, Caesar n'est pas exactement emballé par le récit de la grande pandémie d'il y a quelques siècles, qui a pourtant permis la renaissance technologique et sociale à laquelle le monde est si habitué aujourd'hui, même si moyennant une diminution drastique de la population humaine de l'époque. Avec la dernière guerre mondiale, c'est en fin de compte sans doute le passage de l'épopée humaine qui plaît le moins à l'adolescent. Peut-être parce que ce sont les évènements marquants les plus récents et qu'il en a par conséquent déjà beaucoup entendu parler. Il est toujours plus intéressé par ces évènements si lointains qu'ils en paraissent anecdotiques, comme les toutes premières guerres mondiales, pour ce qu'on en sait, ou les révolutions écologiques. Même la dernière période de réchauffement climatique ne l'avait pas autant barbé que le sujet sur lequel s'étale leur professeur à présent.
— Qu'est-ce que tu fais ? il demande soudain à son voisin, pour tuer le temps, la tête sur une main, jonglant machinalement avec son stylet de l'autre.
— Huh ? répond distraitement Jack, sans quitter des yeux le bord de sa table sur lequel ses doigts s'agitent discrètement.
— Qu'est-ce que tu es en train de faire avec tes mains ? Caesar affine sa question.
— Je joue la quatrième de Beethov', lui apprend alors son camarade sans ciller, récoltant un regard atterré qu'il ne peut pas voir, tout à son morceau silencieux.
— Pourquoi ? interroge le grand brun, se disant que la réponse à cette question, aussi inutilement tarabiscotée puisse-t-elle être connaissant son camarade surdoué, ne pourra pas possiblement l'ennuyer plus que les diverses stratégies choisies par les nations du monde pour tenter de pallier l'hécatombe d'il y a quelques décennies.
(Sans succès, d'ailleurs. La terrible contamination s'est au bout du compte arrêtée plus par un heureux hasard que par une quelconque action humaine volontaire. Si on peut qualifier d'heureux hasard le fait qu'il n'y ait plus eu suffisamment d'individus pour assurer la pérennité de la contagion.)
— Parce que j'ai déjà joué les trois premières, déclare Jack sur le même ton qu'auparavant, inébranlable.
— Non, je veux dire pourquoi est-ce que tu joues de l'air-piano ? précise une nouvelle fois son voisin, frustré de tant de concision, pour une fois qu'il cherche la longueur.
Jack est un génie, c'est vrai, mais son talent est intellectuel, pas nécessairement moteur. Toute activité un tant soit peu physique lui demande donc finalement tout autant d'entraînement que n'importe qui d'autre. C'est pour ça qu'il apprécie tellement la musique, parce que c'est l'une des rares activités qui conservent une difficulté pour lui tout en reposant malgré tout en partie sur son potentiel cognitif. Il n'est par exemple à l'inverse pas excessivement fan des sports, où sa cervelle ne lui confère qu'un avantage minime. Mais ça n'explique pas pourquoi il est en train de s'entraîner aux claviers dans l'immédiat, ceci étant dit.
— Parce que ça m'occupe les mains, offre le jeune prodige tout bêtement.
— C'est nouveau… commente alors Caesar, oubliant qu'il cherchait une réponse plus élaborée en se disant qu'il ne pense pas l'avoir déjà vu faire ça auparavant.
— En fait, je fais toujours ça en cours d'Histoire. Depuis que j'ai quatre ans. Parce que c'est l'une des rares matières qui n'a aucun sens et n'est qu'une collection de données avec peu de voire aucune corrélation entre elles. Tu n'as jamais remarqué avant aujourd'hui parce que d'habitude tu es occupé à écouter. Qu'est-ce qui t'arrive ? rétorque Jack, oubliant dans sa concentration sur son morceau de limiter son flot de paroles comme il le fait usuellement.
S'il cherchait un peu plus de substance dans les réparties, son camarade est servi, au moins.
— Rien. La grande pandémie m'endort, c'est tout, ne cache pas Caes, indifférent au fait que son interlocuteur ne le regarde pas quand il lui parle, toujours en pleine symphonie.
— "Rien". Ce mot magique qui, lorsqu'offert en réponse à la question que je viens de te poser, signifie très exactement l'inverse de ce qu'il signifie usuellement, insiste l'héritier, imperturbable aussi bien dans sa musique que ses déductions.
— Huh huh. Retourne à tes notes, lui conseille Caes, amusé par l'aperçu qu'il a de son ami sans le filtre qu'il applique d'ordinaire à son comportement pour donner le change.
— Pas si j'ai mieux à faire, conclut le petit blond, se tournant enfin vers son voisin après avoir frappé une dernière touche imaginaire.
— Me prendre la tête, c'est mieux qu'honorer l'un des géants de la musique classique ? s'étonne l'autre, sceptique à ce brusque changement de focalisation.
— Est-ce que c'est à propos de ton père ? l'interroge alors Jack, à sa plus grande surprise.
— Quoi ? D'où ça sort, ça ? le grand brun est de plus en plus dérouté.
— Tu m'as dit qu'il y avait eu un accident, à son travail, lui rappelle le blondinet, comme s'il pouvait l'oublier.
Le plus triste est sans doute qu'il serait effectivement capable d'estimer qu'il est possible pour le commun des mortels d'oublier, au bout d'une semaine et alors qu'on en voit les séquelles matins et soirs, que son père a été gravement blessé dans une explosion. Mais ce n'est pas le cas en l'occurrence, sinon pourquoi est-ce qu'il aurait pensé que ça tracassait son camarade ?
— Oui, et je t'ai aussi dit qu'il allait s'en remettre. Pourquoi est-ce que tu penses à ça maintenant ? demande Caesar, perplexe.
Jack avait à peine réagi en apprenant la nouvelle et n'était pas revenu sur le sujet depuis. Jusqu'à maintenant. Or, il ne fait jamais rien par hasard.
Le blondinet marque une pause avant de répondre, brève pour la majorité des gens mais longue pour lui dont les neurones grésillent à une vitesse ahurissante. Son regard mordoré semble aussi se plisser presque imperceptiblement alors qu'il pondère chacune des justifications qu'il pourrait donner à son soudain et inexpliqué intérêt pour le père de son ami.
— Sans raison, il finit néanmoins par répondre en détournant la tête, geste qui suggère qu'au contraire il en a plusieurs.
Caesar inspire pour relever l'anomalie comportementale, mais se retient au dernier moment de dire quoi que ce soit. S'il devait se manifester à chaque fois que Jack agit bizarrement, il y passerait le plus clair de son temps. Établir une norme pour le petit blond est un défi qu'il a arrêté de vouloir relever quelque chose comme un quart d'heure après avoir fait sa rencontre. En plus, lorsqu'il a l'audace d'essayer de comprendre l'une de ses facéties, ça finit toujours mal pour lui : soit il est complètement déboussolé par des explications d'une logique vertigineuse, soit il se retrouve à vouloir lui inculquer, non sans difficulté, ce qu'il estime être un principe de base pour la survie de tout individu dans la société. Dans les deux cas, il termine avec une migraine, ce qu'il décide sagement de s'épargner pour cette fois.
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