1x11 - Quitte ou double (2/15) - Étau

Au commissariat du dix-huitième district, tous les inspecteurs sont encore en plein branle-bas de combat. Eugène n'avait déjà pas attendu la formation de la force de frappe affectée à sa capture pour reprendre le rythme de croisière qu'il avait perdu suite à la mort de Teresa Lance, et son tableau de chasse s'est encore allongé de quelques noms depuis l'officialisation de sa traque. Ce qui a été interprété comme une ombre de conscience chez lui ne l'aura finalement pas travaillé longtemps.

Ce développement n'a cependant pas sapé le moral des troupes. Au contraire, tout le monde n'a été que galvanisé dans ses efforts. Savoir ce qu'on chasse a souvent cet effet-là. Même le caractère répétitif des missions qui leur ont été assignées la semaine dernière n'a pas réussi à avoir raison de la motivation des enquêteurs. Ils font tous sans exception preuve d'une application presque surprenante, même quand ils ne voient pas forcément l'intérêt de leur action sur le long terme.

De son côté, malgré ses nouvelles responsabilités de coordinatrice, Iz ne néglige pas les tâches qu'elle remplissait avant d'ouvertement assumer son statut dans le commissariat. Dans un ballet huilé par l'habitude, elle termine sa tournée de coffee girl en venant déposer leurs tasses devant ses inspecteurs favoris. Calant son plateau sous son bras, elle s'assoit ensuite au bord du bureau de son amant, pratiquement son nouvel emplacement préféré depuis sa présentation.

- Hey ! Je n'ai reçu presque aucun regard de travers, aujourd'hui. J'appelle ça du progrès. Et vous, vous en êtes où ? elle demande au duo, parlant évidemment de la façon dont certains de leurs collègues lui tiennent encore légèrement rigueur d'avoir plus ou moins dissimulé son intitulé de poste.

- On a le portrait-robot, compilé d'après les témoignages des victimes survivantes qu'on a réussi à confirmer la semaine dernière, lui annonce Patrick avec fierté.

Ils viennent en effet tout juste de recevoir l'esquisse du visage du tueur, accompagnée d'une liste du reste de ses caractéristiques physiques qui ont pu être déterminées. La jeune femme se penche sur la surface intelligence à côté d'elle, sur laquelle Randers vient de retourner l'image afin qu'elle la voie dans le bon sens. La laissant regarder, il se saisit ensuite de la boisson chaude qu'elle vient de lui amener et se renfonce dans son siège.

Chevelure claire, yeux clairs, peau claire ; Eugène est bien loin de l'image menaçante qu'Iz s'en était faite. Ses traits sont fins, presque distingués, voire carrément délicats. Elle a énormément de mal à l'imaginer faire ce qu'elle le sait avoir fait. Et la liste d'adjectifs descriptifs qu'elle affiche d'un geste ne l'aide pas dans cette entreprise. Mince, fluet, discret. Quelqu'un l'a même apparemment qualifié d'angélique, ce qu'elle ne peut hélas pas prendre comme une exagération tant l'artiste chargé de la reconstitution lui a donné un air éthéré.

- C'est super ! J'imaginais Eugène un peu plus effrayant, mais c'est vrai que tous les tueurs n'en ont pas l'air, elle conclut de son examen du dessin, s'efforçant de masquer son trouble.

- En même temps, tu l'as appelé Eugène… intervient avec une fausse discrétion Sam par-dessus sa tasse, la faisant lui jeter un regard plissé par-dessus son épaule.

Ils soutiennent les yeux l'un de l'autre un bref instant avant qu'elle ne lève les siens au ciel en souriant, incapable de seulement faire semblant d'avoir été vexée par sa remarque. Victorieux une nouvelle fois, il sourit mais n'ajoute rien de plus. Même Randers doit se retenir de se dérider à leur danse de jeune couple.

- Et d'un autre côté, c'est vraiment le consensus de ceux que l'ont vu : pas menaçant. Ils se souviennent même pas de l'avoir entendu parler et la plupart jurent qu'il ne s'est pas suffisamment approché d'eux pour les toucher. Il était juste LÀ, l'inspecteur célibataire reprend plus sérieusement, appelant d'une main la synthèse des descriptions données du tueur par ceux qui auraient survécu à sa rencontre.

- Il me rappelle quelqu'un… Iz observe soudain, revenant au visage pâle qu'elle vient de découvrir.

- Moi aussi ! L'agent Denton, pas vrai ? Pat saute alors sur l'occasion, la prenant à témoin d'un bras tendu.

Sam, en face, fait rouler ses yeux dans leur orbite et pose sa tasse, ayant visiblement déjà émis son opinion sur ce parallèle. Il est indéniable que Chuck est également proche de l'albinisme, avec des cheveux courts et un fond de barbe, sur un visage plutôt étroit. Mais là s'arrêtent les similitudes.

- Oh mince, oui ! Dur, confirme pourtant Jones avec une expression d'illumination suivie d'une grimace.

Elle se demande quel effet ça peut faire de découvrir qu'on ressemble autant à un criminel recherché. Elle ne tardera peut-être pas à le découvrir, aussitôt que l'agent de la Sécurité Intérieure fera son apparition. Il est encore relativement tôt et il a ses propres horaires. Mais il est doté d'une placidité particulièrement inébranlable, donc il se peut aussi qu'il ne laisse rien paraître.

- D'après ce qu'on a, il est loin d'être aussi grand, ceci dit, Sam objecte calmement, se redressant dans son siège pour désigner de la main les 1m80 du tueur, corroborés par plusieurs sources, bien loin des 1m92 du Washingtonien.

- Qu'est-ce qu'on fait, on le rend publique ? Iz demande alors à propos du portrait-robot, revenant aux choses sérieuses.

- Non. Je vois pas trop l'intérêt d'une vague de panique, répond l'oncle tout simplement.

- Le risque, c'est que les gens disent qu'ils avaient le droit d'être prévenus du danger, analyse la profileuse, surprise qu'il soit aussi catégorique aussi vite.

- Il y a pas de population cible, et on sait qu'il n'a aucun problème à entrer où il veut quelles que soient les précautions prises de toute façon, Quanto soutient sa décision.

- C'est vrai, admet la brunette, quoiqu'avec une moue insatisfaite.

- On pensait surtout le filer aux uniformes qui patrouillent, au cas où ils seraient chanceux, l'informe alors Patrick, espérant mitiger sa déception.

- Tu ne sembles pas très optimiste, relève malgré tout la psy, dont c'était l'ambition d'attraper Eugène grâce à son visage.

- Non. Il a évité de se faire remarquer jusqu'à maintenant, je pense pas que garder l'œil ouvert suffise, ne nie pas l'inspecteur.

- On pourrait aussi le donner aux hôpitaux. On sait qu'il opère beaucoup dans ces endroits-là, avec son délire d'ange de la mort, elle conseille alors, pas résignée, elle.

- J'allais le faire, approuve Pat, ouvrant de suite une nouvelle fenêtre sur son bureau pour y rédiger le message qu'il enverra à qui de droit avec l'esquisse.

- Ne dis pas que c'est un tueur, précise la jeune femme en se penchant pour essayer de lire à l'envers ce qu'il a commencé à écrire.

- C'est pas un bleu, tu sais, lui rappelle Sam avec espièglerie, toujours derrière elle.

Randers sourit à la façon dont son partenaire prend sa défense mais ne relève pas la tête de ce qu'il fait, afin qu'Iz ne le voie pas. Elle croise les bras malgré tout, un brin vexée, cette fois.

- Très bien. Si vous pensez que ni les uniformes ni les hôpitaux ne vont le repérer, et que la population générale ne ferait que paniquer, pourquoi est-ce qu'on s'est embêtés à reconstituer son portrait, alors ? On sait déjà que le système ne va probablement pas trouver de trace numérique de lui, elle répond à l'attaque, déçue que son idée semble tomber à l'eau.

- On va quand même l'y faire passer, par acquit de conscience. Mais notre meilleure chance d'exploiter cette avancée, ça va être avec des équipes dédiées. Le problème maintenant, c'est que la zone à couvrir est encore bien trop étendue, Sam expose, contrecarrant sereinement le pessimisme de sa dulcinée.

- Des idées de comment la réduire ? elle l'incite à poursuivre, raisonnable malgré sa frustration.

- Il y a encore pas mal de témoignages à recueillir ; avec du bol, quelqu'un aura noté un détail d'importance. Il reste aussi à savoir si le labo a fini par craquer la substance jaune qui lui sert de signature et si cyber a trouvé quelque chose par rapport à son accès aux dossiers personnels des victimes, énumère l'inspecteur, ordonné.

- J'en déduis que tu n'as rien trouvé du côté de la géographie, Iz devine alors, ne pouvant pas manquer qu'il n'a que des éventualités à lui offrir.

La semaine passée, pendant que Patrick creusait son idée d'un lien personnel entre le tueur et le lycée Walter Payton, cherchant au passage si d'autres de ses meurtres n'avaient pas été un peu plus vindicatifs que les autres, Sam s'est concentré sur un réexamen détaillé de la distribution géographique des crimes. Il cherchait notamment des incohérences dans la répartition au premier abord aléatoire des scènes ; la moindre indication qu'Eugène préférerait une zone plutôt qu'une autre, ou au contraire éviterait un quartier en particulier, serait une percée inestimable dans l'enquête. L'oncle revient malheureusement bredouille de son exploration de cette piste pourtant prometteuse.

- Non. S'il crèche en ville, il a pas peur de faire des saletés devant sa porte ; il n'y a pas la moindre trace d'une éventuelle zone de vide. J'ai aussi pensé qu'il était peut-être nomade, mais même au fur et à mesure de sa chronologie, il a aucune préférence territoriale que je puisse discerner, avoue le maître-chien avec un soupir las, confirmant les conclusions de la profileuse.

- Certains tueurs en série préfèrent en effet opérer près de chez eux, mais vu son rayon d'action, ça ne collerait pas, tu as raison, la jeune femme abonde dans son sens, voulant le soutenir malgré ses résultats peu encourageants.

- Vous avez quelque chose sur la signature, avec Denton ? il choisit alors de changer de sujet, pour se remonter le moral.

L'agent de la Sécurité Intérieure et la profileuse ont poursuivi ensemble la réflexion enclenchée juste avant l'arrivée de ce dernier, au sujet d'une éventuelle symbolique du camouflage de la substance jaune. Le grand blond est plus qualifié que l'inspecteur dans cette tâche de toute manière.

- Oui et non. C'est clairement corrélé à la violence du meurtre mais ça veut dire que c'est redondant avec mon analyse des méthodes selon la catégorie des victimes. Il est aussi possible qu'il y ait un lien avec l'affliction qu'il essaye de contrecarrer mais on y travaille encore. Chuck pense à quelque chose de rituel, qui concernerait plus Eugène que sa victime, mais je ne suis pas convaincue, répond Iz avec une moue insatisfaite.

- C'est déplacé, mais je tiens à dire que je suis content que vous ne parliez pas de ça sur l'oreiller, commente tout à coup Patrick, se rendant compte que si Sam a besoin d'interroger Iz c'est qu'elle ne lui a pas parlé de ça avant.

- Quoi…? ne le suit pas la jeune femme, alors que son amant dévisage pour sa part son partenaire d'un regard atterré, ayant immédiatement saisi son allusion.

- Peu importe. On a encore du pain sur la planche, se débine alors le plus jeune des deux inspecteurs en faisant soudain semblant de chercher dans ses fichiers sur son bureau.

Il sait ce qui est bon pour lui, même si son équipier n'est bien sûr pas réellement en colère. Il ne peut après tout pas lui en vouloir d'avoir vu juste. Iz a en effet établi cette règle de ne pas parler de l'affaire lorsqu'ils ne sont pas en service. Elle lui a d'ailleurs déjà retiré son badge de force à plusieurs reprises, pour le faire taire. Ce contre quoi il n'a jamais lutté, étant donné ce qui s'en est presque invariablement suivi…

Lorsqu'elle l'interroge du regard, Sam fait signe à la jeune femme de ne pas chercher à comprendre ce que Patrick a voulu dire, d'une grimace et un geste vagues. Toujours suspicieuse mais lui faisant confiance, elle prend alors congé des deux hommes, les laissant travailler. Elle ne voudrait surtout pas les distraire plus que de raison et a de toute manière elle aussi à faire. Après avoir accordé une petite grattouille à Sing Sing, la brunette prend le chemin de la salle de repos, avec son plateau vide sous le bras.

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