1x11 - Quitte ou double (11/15) - Soin
L'annulation du cours d'arts plastiques de Mae et Ellen fut une bénédiction pour la petite blonde. Après sa prise de tête avec Strauss juste avant le déjeuner, au sujet de ce qui s'est réellement passé la nuit de la Saint Valentin, supporter son prof de Maths pendant une heure de cours en début d'après-midi n'a pas été facile. Elle ne sait pas comment, dans son état de frustration avancée, elle se serait ensuite retenue de briser la statuette sur laquelle elle s'escrime depuis plusieurs séances en mille morceaux. Et autant elle ne se voile pas la face quant à son absence de talent réel dans ce domaine, autant ça l'aurait embêtée de détruire son travail.
Assise sur le muret d'enceinte de son lycée, au bord du terrain de baseball, l'adolescente a décidé de prendre l'air en attendant que son frère ait lui aussi fini sa journée de cours. La mi-Mars à Chicago n'est pas exactement la période la plus chaude de l'année, mais elle est bien habillée et il ne pleut pas, alors c'est supportable. Au contraire, le froid lui calme un peu les nerfs.
— Hey, Maena, l'interpelle soudain une voix grave, qu'elle n'entend pas à cause des écouteurs dans ses oreilles.
— Oh. Bonjour, Ben… elle salue tout de même son visiteur, son attention attirée par l'ombre que sa haute silhouette projette sur la pelouse sous ses yeux.
Elle interrompt sa musique et se déleste des accessoires qui vont avec mais n'ajoute rien, encore trop en colère après lui et ses colocataires pour engager la conversation. Mains dans les poches de son pantalon cargo noir, le grand mécanicien finit par venir s'asseoir à côté d'elle sur les briques sans plus attendre son invitation, tout en la surveillant d'un regard en coin.
— Est-ce que ça va ? il s'enquiert après un long silence, voyant bien que non.
— À toi de me dire ; apparemment tu es responsable de ma santé à mon insu, elle lui rétorque un peu sèchement, n'ayant toujours pas digéré qu'on lui ait caché qu'elle avait seulement eu besoin d'attention médicale.
— Je me sens responsable de la santé de tout le monde. Les risques du métier, tente naïvement de la consoler l'extraterrestre.
Elle ne devrait pas être étonnée qu'il soit visiblement déjà au courant de l'altercation entre elle et son colocataire. Ils sont peut-être même liés psychiquement, qui sait. Certainement pas elle, puisqu'on ne lui dit même pas les choses qui la concernent directement !
— Tu es mécano, elle lui fait remarquer, ne voyant pas bien le rapport entre son métier et le bien-être des gens.
Ce qui ne rend que plus insultant que le prénommé Chad ait jugé bon de l'amener à lui spécifiquement lorsqu'il l'a trouvée inconsciente dans la rue. Elle n'est pas une machine, qu'elle sache !
— Je suis soigneur, en fait, la corrige cependant Ben, la prenant par surprise.
— Sérieusement ? elle se permet de douter, le détaillant ostensiblement de haut en bas et de bas en haut.
La dégaine de son interlocuteur ne correspond pas exactement à l'image qu'elle se fait d'un soignant. Holden est l'effigie d'un infirmier, lui, par exemple. Et c'est pratiquement tout l'opposé de Ben, sur certains aspects. Certes, elle doit bien avouer s'être toujours sentie particulièrement en sécurité en sa présence, malgré son allure objectivement peu rassurante, mais elle se sent aussi en sécurité auprès de Strauss, et c'est peut-être la personne qu'il l'a le plus mise en danger de toute sa vie, alors comment est-ce qu'elle pourrait faire confiance à ses instincts sur ce genre de choses, huh ?
— Oui. Et Andy est un soldat, et Strauss un diplomate. C'est comme ça qu'on voyage. Par trois, explique Ben, ne se formalisant pas du tout de l'incrédulité de la Terrienne.
Il est littéralement originaire d'une autre planète ; elle a bien le droit d'être étonnée d'absolument tout ce qu'il peut lui dire. Aussi, le concept de préjugé lui est peu familier et il ne saisit donc jamais trop en quoi son apparence est potentiellement en désaccord avec son occupation.
— Strauss a encore de gros progrès à faire en diplomatie, se permet de souligner Mae, toujours en rogne.
— Seulement parce qu'il n'a pas le temps de s'y appliquer comme il le ferait s'il n'avait pas à arrêter Kayle, son colocataire lui cherche des excuses.
— Et vous comptez y arriver bientôt, ou bien ça va encore traîner longtemps ? elle reste provocatrice, loin d'être calmée.
— On est proches. Et ton oncle aussi, si tu veux tout savoir, surtout en considérant qu'il n'a pas toutes les informations, il répond, comme s'il avait senti que le cœur de son inquiétude à propos du tueur en série n'était autre que le membre de sa famille le plus impliqué.
— Qu'est-ce que vous allez faire s'il le coince avant vous, huh ? elle l'interroge, à moitié sérieuse et à moitié défiante.
— Il n'y a pas grand-chose qu'on pourrait faire, alors espérons que ça n'en arrive pas là, il se montre au moins honnête, si pas rassurant.
— Vous savez, pour des visiteurs qui viennent en paix, vous nous traitez pas mal comme des inférieurs, elle se permet de relever.
Ce n'est pas la première fois qu'elle tique à la façon dont ils se présentent comme mieux placés pour capturer l'un des leurs. D'une certaine façon, c'est sans doute le cas, et il y a cette histoire de traités qui les obligent à se charger de leurs éléments perturbateurs eux-mêmes, mais ils pourraient au moins ne pas s'exprimer comme si les habitants originels de la planète qu'ils visitent sont si ineptes que ça par rapport à eux. Ne serait-ce que par tact.
— Parce que sur ce plan, c'est le cas, répond hélas Ben, sans même grimacer.
— Je te demande pardon ?! Mae s'offusque de son audace.
— On a la capacité de vous tuer d'un simple contact, et même parfois sans ça. On est plus rapides, plus forts, plus résistants, et de manière générale plus intelligents, d'un point de vue strictement cognitif. Dans un contexte d'affrontement, les Homiens sont sans l'ombre d'un doute supérieurs aux Terriens, il expose point par point, cruellement ordonné, bien que sans doute sans même s'en rendre compte.
— J'arrive pas à croire que tu viens de dire ça ! l'adolescente insiste dans son outrage, la bouche grande ouverte.
— Ne te sens pas blessée. Vous avez vos avantages par rapport à nous, aussi, il lui offre, pourtant sans chercher à se rattraper, simplement toujours aussi candide.
— Comme quoi ? elle lui demande alors en croisant les bras, curieuse de savoir ce qu'il pourrait trouver à son espèce après en avoir dépeint un tableau si pitoyable.
— La société. La famille et les amis. L'amour. On n'a rien de tout ça. Ce que vous arrivez à construire entre les individus est incroyable, il annonce avec une candeur saisissante.
— Tu veux dire qu'Andy et Strauss ne sont pas tes amis ? se permet de mettre en doute Mae.
Elle l'a vu, lorsqu'ils ont été libérés de la prise d'otages, s'inquiéter de la plaie au visage de Strauss. Ce n'était pas une vraie plaie et le diplomate aurait sans doute pu s'en occuper tout seul, mais le geste a néanmoins eu lieu. Ben est peut-être soigneur, mais ça ne justifie pas à lui seul son comportement d'alors.
— On se tolère. On est responsables les uns des autres. Parfois, on a besoin les uns des autres. Mais c'est tout, résume le mécanicien en haussant les épaules, pas affecté le moins du monde par la tristesse de ses paroles.
— S'ils mouraient tu ne serais pas triste ? insiste Mae, n'arrivant pas à croire qu'ils sont si indifférents les uns aux autres qu'il le lui raconte.
— J'ai encore du mal à appréhender cette émotion. Parce que j'ai encore du mal à comprendre la mort, il s'explique.
— Parce que vous ne mourrez pas…? déduit Mae sans trop y croire.
— Non, il confirme cependant, la faisant soupirer lentement.
— Mais vous pouvez quand même être séparés, non ? elle tente un autre angle d'attaque, préférant ne pas s'attarder sur l'idée de l'immortalité dans l'immédiat, sachant qu'elle va lui donner la migraine.
C'est une chose d'envisager la jeunesse éternelle, de vouloir éviter la mort, c'est même plutôt courant autant qu'elle sache, mais c'est une tout autre chose de s'imaginer qu'un individu la détienne effectivement et qu'il se tient à côté de vous, assis sur un muret de pierre, comme si de rien n'était, des taches de cambouis sur son débardeur blanc. Aussi tentante soit-elle sur le papier, l'éternité semble d'une longueur effrayante, quand on y réfléchit vraiment.
— Jusqu'à ce qu'on se revoie, oui, il concède.
— Tu me donnes mal à la tête, elle lui dit alors en se détournant de lui, agacée de ne pas avoir réussi à lui faire comprendre un concept pourtant aussi omniprésent pour tous les habitants de cette planète que celui de la mortalité.
— Je peux te soulager, si tu veux, il lui propose gentiment, levant une main vers son front.
— Non ! elle se dégage immédiatement, avec un grand mouvement de recul, choquée qu'il ose envisager de faire une chose pareille alors qu'elle n'est pas encore remise de ce qu'il lui a été fait à son insu le soir de la Saint Valentin, même si c'était pour son bien.
— Je plaisantais, il la rassure, un sourire éclatant étirant ses lèvres.
Si Mae se radoucit rapidement, l'expression qu'il lui offre particulièrement contagieuse chez lui, mais elle n'arrive pas à rire franchement à sa blague pour autant. Elle s'applique d'ailleurs à ne pas trop laisser paraître son amusement réel, remettant une mèche derrière son oreille et secouant la tête ; elle est encore trop agacée d'avoir été laissée dans le noir.
Soudain, elle se demande si Ben est venu la voir de lui-même en apprenant son humeur ou bien si Strauss l'a envoyé pour la calmer. Il ne lui faut pas longtemps pour décider qu'elle ne veut pas savoir. La validation de la seconde alternative ne pourrait que l'énerver encore plus qu'elle ne l'est déjà, et à quoi bon ? Ce n'est pas comme si les aliens allaient jamais comprendre leur faux pas le cas échéant. Comment personne ne se rend compte que ces trois-là viennent de l'espace est un mystère, étant donné à quel point ils sont déconnectés des émotions et considérations normales du commun des mortels, comme l'adolescente le découvre de plus en plus.
Dans un second temps, la blondinette percute également que c'est la première fois qu'elle a une réelle discussion avec Ben. Et pourtant, même si elle l'ignorait — ou ne s'en souvenait pas, peu importe — il y a un mois environ il lui a semble-t-il sauvé la vie. Timidement, elle s'éclaircit alors la gorge afin de lui demander de lui expliquer, avec autant de détails que possible sans la perdre, ce qui s'est passé exactement, lorsque Strauss l'a rattrapée dans le couloir, et comment il s'y est lui-même pris pour la guérir de cet état anormal par la suite. Ça ne va sans doute pas être un moment très agréable à passer, mais elle veut savoir. Non, elle doit savoir. Et puis de toute manière, puisqu'ils semblent bien incapables de déterminer d'eux-mêmes les informations qu'ils sont censés partager avec elle, elle n'a pas d'autre choix que de les leur demander franchement.
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