1x11 - Quitte ou double (10/15) - Rééquilibrage

Iz, Sam, et Patrick reviennent de leur pause déjeuner ensemble. Le deal est de se retenir de parler de l'affaire pendant au moins une heure à la mi-journée. La profileuse a instauré cette règle pour tout le monde le surlendemain de la mutualisation de l'enquête, après avoir entendu un groupe d'inspecteurs continuer à débattre sur le sujet alors qu'ils quittaient la station pour la nuit, la veille. La plupart des investigateurs, comme d'autres corps de métier d'ailleurs, apprennent vite que se concentrer sur quelque chose pendant plusieurs jours sans pause ne mène à rien. Ça conduit même au contraire à faire des erreurs, de manière générale. Mais certaines affaires sont si intenses qu'on peut parfois l'oublier, d'où le bienveillant rappel à l'ordre de la jolie brune.

Le trio fait donc son retour dans les locaux en essayant d'arrêter de rire au récit que vient de faire Randers des dernières péripéties de sa sœur cadette, à peu près aussi excentrique qu'il est carré, pas à problèmes mais se faisant une montagne de tout et n'ayant pas les meilleurs antécédents en matière de fréquentations ou ne serait-ce que de décisions. Son dernier exploit, dont l'inspecteur a visiblement été informé le week-end passé, implique une réaction particulièrement étrange de sa part à un orage printanier.

— Hey, Randers, au fait, Denton m'a donné une idée, tout à l'heure, parvient à articuler Iz une fois qu'elle a retrouvé un semblant de contenance.

Maintenant qu'ils sont à nouveau entre les murs, l'enquête n'est plus tabou.

— Ah ? Il est où, d'ailleurs ? répond l'interpellé, se rappelant qu'il n'a vu l'agent de la Sécurité Intérieure que brièvement, aujourd'hui.

— Il contacte son agence pour savoir si les victimes sur lesquelles Eugène s'est un peu trop acharné n'auraient pas d'autres crimes à leur actif, qui justifieraient l'apparent excès de violence, explique la jeune femme.

— Oh. Donc il cherche à invalider ma théorie, se renfrogne Patrick, pas très enthousiasmé par cette idée.

— Non, il pense au contraire que ta remarque est pertinente et voudrait t'aider à en explorer toutes les explications possibles, le reprend Iz, secouant la tête à sa compétitivité mal placée.

Elle aimerait pouvoir dire que c'est typiquement masculin, mais elle sait que c'est plus caractéristique de la profession que du genre, en l'occurrence.

— Mouais. Et ça t'a donné quoi, comme idée, alors ? il finit par interroger, raisonnable, alors qu'ils entament lentement leur ascension des escaliers, appréciant de discuter en marchant.

— Je commence à me demander si ce ne serait pas le contraire, elle propose avec une grimace alors qu'elle cherche les mots pour mieux formuler sa pensée.

— Le contraire de quoi ? s'enquiert Sam, l'incitant à poursuivre.

— Peut-être qu'Eugène ne s'est pas acharné sur certaines de ses victimes, mais au contraire s'est retenu avec d'autres, elle élabore du mieux qu'elle peut.

— Er… Monter quelqu'un sur une pique alors qu'il est encore en vie, c'est se retenir, pour toi ? se permet de commenter Randers, dubitatif, avec une mimique de dégoût en se remémorant les clichés de la scène de crime à laquelle il vient de faire référence.

— Pour quelqu'un qui étripe, écorche, et démembre dans d'autres situations, pourquoi pas ? Iz défend son idée, pas entièrement convaincue elle-même mais ne la jugeant pas pour autant complètement aberrante.

— Donc, il aurait un lien personnel avec ses victimes criminelles les moins mutilées, finalement ? Sam énonce les implications de la théorie de sa compagne.

Il ne serait alors effectivement pas complètement insensé que les preneurs d'otages aient été les plus amochés, puisqu'ils étaient ceux des victimes à avoir séjourné le moins longtemps à Chicago, ville avec laquelle Eugène a vraisemblablement un lien particulier, pour y être en ce qui le concerne resté plus longtemps que nulle part ailleurs, en tous cas depuis le début de sa folie meurtrière.

— Pas nécessairement un lien personnel, mais une raison de les respecter, peut-être, tempère la profileuse.

— Comme quoi ? demande Patrick, pour sa part perdu dès qu'il s'agit de rentrer dans la logique du tueur, sur cette affaire.

— Beaucoup des autres criminels de sa liste appartenaient à des gangs. Ça commande la révérence, dans certains milieux, offre la brune, en haussant une épaule.

— Ouais, mais alors pourquoi il s'en est pas donné à cœur joie sur le type qui tabassait ses gosses ? Ou celui qui tabassait sa femme ? Je veux dire, il y a plein d'autres victimes qui rentrent dans la catégorie "criminels" sans porter de couleur, lui oppose Patrick.

Pour avoir cherché à déterminer si certains n'avaient pas été exagérément mutilés, à l'instar des preneurs d'otages de Walter Payton, il est malheureusement pour lui particulièrement familier des dossiers de cette liste.

— Peut-être parce que… contrairement aux mercenaires, ils n'étaient pas organisés ? Son degré de violence irait croissant avec le degré de préméditation des crimes, tout en étant modéré par une sorte d'admiration pour une entreprise criminelle bien construite ? Je ne sais pas. C'était juste une idée… Iz essaye encore de soutenir son hypothèse, même si elle en est de moins en moins convaincue elle-même.

— Ça paraît quand même hypocrite de respecter une opération criminelle structurée quand c'est précisément ce qu'il cherche à punir, renchérit Sam presque malgré lui, alors qu'ils atteignent seulement le premier étage.

— Pas tant que ça, à vrai dire. Aussi exemplaire son comportement doive-t-il être pour qu'il puisse se permettre de punir des malfaiteurs, Eugène est quand même un tueur lui-même ; il n'est pas vraiment à une contradiction près. Et peut-être que justement, il est en pleine crise dissociative. Peut-être qu'il a été un criminel de la pire espèce et se rebelle soudain contre le système auquel il a participé pendant si longtemps. Ça expliquerait certainement son aisance dans ce qu'il fait, au moins, elle se laisse soudain emporter par un élan de conjectures.

S'il y a bien une chose en particulier que personne n'a réussi à expliquer pour le moment dans cette affaire, c'est effectivement l'incroyable efficacité du tueur en série. Où est sa phase d'expérimentation et d'entraînement ? Personne n'est un parfait assassin né.

— D'accord, et toutes les victimes innocentes, alors ? objecte encore une fois Patrick, pas pour la piéger cette fois mais simplement mettre sa dernière théorie à l'épreuve.

— Que ses motivations soient celles-ci ou d'autres, son but reste le même : il veut faire un monde meilleur. Pour ça, il doit éliminer toutes les raisons qu'on pourrait avoir de retomber dans de mauvaises habitudes. Et sélectionner une population à son sens exemplaire participe à atteindre cet objectif, propose Jones en faisant la moue, ayant décidément du mal à se laisser séduire par ses propres arguments.

— Donc quoi ? On contacte la brigade du crime organisé, pour voir s'ils ont pas un tueur à gage qui a pris des vacances, récemment ? suggère Pat, cherchant la piste que ce nouveau point de vue pourrait éventuellement leur ouvrir.

— Oui, tu peux essayer. Mais même si mon hypothèse est juste, je ne pense pas qu'il serait connu de nos services. Il ne se fait remarquer maintenant que parce qu'il cherche à envoyer un message, elle tempère la proposition sans pour autant lui barrer la route complètement.

Et même si les premières boucheries d'Eugène, les fameuses expérimentations jusqu'ici manquantes, étaient répertoriées, elles pourraient avoir eu lieu suffisamment loin dans le temps pour que le mode opératoire du tueur ait entièrement changé depuis, devenant ainsi méconnaissable et rendant le lien entre ces meurtres plus anciens et les plus récents impossible à établir.

— Je vais le faire quand même, parce que la seule façon dont il pourrait être lié à la prise d'otages, c'est en étant secrètement obsédé par quelqu'un qui était dans ce lycée au moment des faits. Ce qui veut dire que je peux pas le trouver par là même si j'ai raison, Randers décide de suivre la nouvelle piste malgré tout, admettant sa précédente une voie sans issue.

— J'ai rendez-vous avec le labo cet après-midi. Peut-être qu'ils ont avancé, Iz essaye de lui remonter le moral avec une touche d'espoir, alors qu'ils arrivent enfin aux bureaux des deux inspecteurs.

— D'accord. Tiens-nous au courant, Sam lui souhaite implicitement bonne chance, comprenant qu'elle va les laisser.

En plus de son rendez-vous dans une autre brigade, qui comme toute unité des forces de Police dispose de ses propres locaux, le fait qu'ils soient de retour à leur place implique qu'ils s'apprêtent à retourner à ce qu'ils étaient en train de faire avant le déjeuner, qui ne nécessitait pas la présence de la profileuse, elle-même déjà occupée par une autre partie de l'enquête.

— Sans faute ! la jolie brune confirme avec un clin d'œil et un sourire, avant de repartir par là d'où ils viennent d'arriver.

Alors que les deux équipiers sont encore en train de retirer leur veste et de la poser sur le dossier de leur siège comme à leur habitude, Patrick secoue la tête à la connivence entre les deux tourtereaux. Il s'abstient cependant de tout commentaire. Même avec le peu de romantisme dont il est doté, il peut tout à fait respecter un signe aussi discret. Aussi, du temps où il portait encore un uniforme, il a eu la malchance de faire l'expérience de l'impact qu'un couple un peu moins capable de retenue peut avoir sur une ambiance de travail, alors il peut se réjouir d'une telle mesure.

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