1x10 - Chaussons de verre (6/18) - Insomnies
Robert arrive en amphi après Markus ce Lundi matin et s'étale comme une masse à côté de lui sur le banc. L'aîné Quanto toise son meilleur ami avec un drôle d'air, ne sachant pas trop quoi penser de ses traits fatigués, des cernes sous ses yeux qui se ferment presque tout seuls. En dehors du fait que leur cours débute en milieu de matinée, ce qui signifie qu'il a largement eu le temps d'avoir sa dose de sommeil même en se couchant tard, il est d'ordinaire beaucoup plus enthousiaste, en toute circonstance et quelle que soit la matière qu'ils s'apprêtent à se voir enseigner. Et en plus aujourd'hui ils entament le cycle de pédiatrie, qu'il a attendu depuis le jour de son inscription à la faculté de médecine. Il a donc toutes les raisons d'être motivé.
— Mec, j'ai pratiquement pas dormi du week-end, lâche Rob, sentant le regard inquiet de Mark sur lui.
— Pourquoi ? il lui demande alors.
— Tu vas me faire croire que tu dors comme un bébé, après ce qu'on a vu dans le labo de ton daron la semaine dernière ? lui retourne son voisin, murmurant pour ne pas attirer l'attention.
— Pas vraiment, mais j'essaye de ne pas y penser, lui répond Markus sur le même ton.
— Expérimentation humaine, altérations illégales, mutations provoquées ; j'ai du mal à me le sortir de l'esprit, réplique Bob, comme il l'avait de toute façon prédit alors qu'ils étaient encore dans le laboratoire d'Aleksander.
— Sauf que, comme l'a dit mon père, on est coincés. Si ces scientifiques sont cautionnés par le gouvernement, il n'y a pas d'autorité compétente à qui les dénoncer, lui rappelle Markus, bien qu'à son ton tout aussi frustré par la situation.
— On pourrait se tourner vers les médias. Si l'histoire éclate au grand jour, ils vont forcément être désavoués, non ? propose Rob, qui y a visiblement réfléchi tout le week-end.
La vérité, c'est que le reste de la semaine dernière, il a réussi à se retenir d'en parler, et dans une certaine mesure d'y penser, grâce à la présence de Markus à ses côtés la plus grande partie de la journée. Être à la bibliothèque, entourés de gens, ça rendait un peu leurs découvertes irréelles. Une fois isolé chez lui en fin de semaine, il a cependant été incapable de se concentrer sur ses études et n'a fait que ruminer les horreurs lues dans ces documents secrets.
— Tu crois que j'y ai pas pensé ? Le gouvernement a des moyens de faire sauter l'anonymat des informateurs de la presse, Mark objecte au plan de son compère.
— Peu importe, si on a réussi à arrêter ces atrocités ! insiste Bobby, jugeant qu'en l'occurrence la fin justifierait les moyens.
— Réfléchis deux secondes : s'ils découvrent que c'est mon père qui a fuité les documents, ils vont l'étiqueter comme un traître, et il passera le reste de sa vie dans un prison sans possibilité de conditionnelle, Markus ne lâche pas son argument.
— Sérieusement ? L'espionnage industriel n'est pas excusable quand il est question de torture ? s'étonne Robert, outré.
— Non. Tu ne peux pas entrer par effraction chez ton voisin pour prouver qu'il a tué sa femme sans être poursuivi. C'est une question de principe, lui apprend Mark, qui a sûrement dû apprendre ça par l'intermédiaire de son oncle, un jour.
— C'est franchement débile, se révolte Bob du mieux qu'il peut au volume auquel ils tiennent cette conversation.
— Aussi, il n'y a pas que mon père qui courrait un risque énorme. Caroline, tu y penses ? ajoute Markus.
— Quoi, Caroline ? ne le suit pas Rob, peut-être à cause du manque de sommeil.
— Papa est peut-être parmi les meilleurs dans ce qu'il fait, mais il ne peut pas prouver qu'il a effectivement piraté leur système, puisque c'est Caroline qui l'a fait pour lui. Et si jamais le gouvernement met la main sur elle, qu'ils soient du côté de DG ou pas, je préfère ne pas imaginer ce qui pourrait lui arriver, raisonne Mark, un pli inquiet se formant sur son front.
— Qu'est-ce qu'ils pourraient faire ? Elle est… un programme, ne comprend toujours pas Robert.
De ce qu'il a compris, l'objectif en ne disant rien était de protéger Caroline du laboratoire d'origine de l'anneau qui l'a mise dans sa situation actuelle. Si l'organisation était démantelée, plus personne ne devrait vouloir s'en prendre à la jeune fille, ou même seulement se douter de son existence, si ?
— Un programme illégal. On ne peut pas dénoncer des expériences clandestines et espérer qu'ils ferment les yeux sur le résultat d'une autre, expose cependant Markus, mettant à bas ce raisonnement.
DG ne sont hélas pas la seule menace qui plane sur la petite sœur de Jena. Même si les autorités étaient de leur côté et non pas de celui du laboratoire de malheur, être découverte serait pour elle une condamnation à mort.
— C'était un accident, tente de défendre Robert, de plus en plus désenchanté au portrait peint de son gouvernement.
— Ça fait aucune différence. Elle est quand même une forme d'intelligence artificielle avec une capacité d'improvisation supérieure ou en l'occurrence égale à celle de l'intelligence humaine. Et c'est interdit. Ils trouveraient un moyen de la détruire, l'autre se fait une nouvelle fois l'avocat du diable, un peu malgré lui.
— Quelle situation pourrie ! se plaint à nouveau son voisin de table.
— M'en parle pas, ne peut qu'approuver Mark.
Les deux camarades se taisent pendant un petit moment, leur cours venant de commencer. En bas de l'amphithéâtre, leur professeur se présente puis annonce le plan de ses leçons pour les six prochaines semaines. Ils parviennent à se concentrer sur son discours pendant un certain temps jusqu'à ce que l'enseignant juge bon de rappeler que la pédiatrie s'applique aux êtres humains de la naissance à la fin de l'adolescence, c'est-à-dire à tout patient considéré comme un enfant, pas seulement d'un point de vue légal mais aussi d'un point de vue physiologique. Et évidemment, les deux garçons ne peuvent pas ignorer le fait que Caroline Miller entre dans cette catégorie de la population. Ce n'est qu'une enfant. Et elle est dans le coma. Et accessoirement transformée en une entité numérique non réglementée, ce qui la met hélas encore plus en danger qu'elle ne l'est déjà. Ils soupirent pratiquement de concert à cette idée.
— Et Jen, qu'est-ce qu'elle en dit ? reprend alors Rob, se rendant seulement compte qu'il n'a pas revu la jeune femme depuis cette soirée fatidique.
— Honnêtement, elle en parle pas, et ça m'inquiète. Je la vois à peine les soirs et elle évite totalement le sujet, Markus décrit sa situation d'ignorance, le pli soucieux de son front se reformant.
— Tu la vois tous les soirs et vous en parlez pas ? Mais qu'est-ce que… Oh. Oublie. Je vois, Rob devine la réponse à sa propre question avant même d'avoir fini de la poser.
— Chacun sa façon de gérer, je suppose, Markus essaye de cacher son embarras, même si le rouge lui monte légèrement aux joues.
En d'autres circonstances, Rob aurait félicité son camarade avec entrain d'avoir passé cette étape dans sa relation, d'un grand coup de coude dans les côtes ou tout autre geste de connivence masculine, mais le sujet initial de la conversation est trop tragique pour qu'il concrétise. À la place, il choisit de lâcher l'affaire et retourne à ce que leur professeur est en train de dire, qui devient petit à petit de plus en plus pointu, comme il se doit pour un cours introductif. Si seulement il pouvait y avoir un chapitre sur la transcendance dans leur curriculum, ce serait franchement pas mal. Et surtout trop beau.
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