1x10 - Chaussons de verre (4/18) - Étude
Travailler avec DG après avoir appris pour leurs activités illicites n'a pas été facile pour Aleksander. Une grosse part du projet auquel il participe est classée confidentiel, et le peu de ce qu'il en sait lui a été décrit comme purement théorique, mais il ne peut pas s'empêcher de se demander à présent si son apport n'est pas mis en application à son insu, et surtout utilisé à des fins funestes.
Il connaît ses employeurs et a donc conscience que de nombreux chercheurs dans sa situation, certains dans ce même bâtiment, participent à la conception d'armes. Bien que la majeure partie des actions des forces militaires se situe dans la gestion de catastrophes et autres situations de crise, l'artillerie et autres engins de mort restent malgré tout leur apanage. L'ingénieur a cependant toujours mis un point d'honneur à ne pas contribuer à ce pan des activités. Et il n'est d'ailleurs pas le seul, les considérations éthiques très répandues parmi la communauté scientifique. Il sait bien que les soldats ont besoin de ça pour protéger les peuples opprimés, mais c'était tout de même l'un des termes les plus stricts de son contrat initial, et ça n'a jamais changé depuis. Ses toutes premières créations relevaient de la technologie d'information, de repérage (drones et autres véhicules sans pilotes, satellites, programmes d'analyse d'imagerie, etc.) et plus récemment il est impliqué dans des innovations sur la médecine de terrain. Rien de destructeur. Jamais.
Ainsi, toute cette dernière semaine, mal à l'aise à l'idée de trahir ses principes sans le savoir, Alek a tenté de confirmer, le plus discrètement possible, ce que les documents laissés par Caroline prouvent pourtant déjà sans l'ombre d'un doute. Malheureusement, la manœuvre n'est pas rendue aisée par le fait que ses collaborateurs sont déjà suspicieux de lui, avec les questions de neuroscience qu'il leur a posées sous le couvert de la simple curiosité scientifique, ainsi que sa prise de congé impromptue, il y a une quinzaine de jours.
Ou peut-être que tous ces mystères le rendent simplement paranoïaque, et que les biologistes ne se doutent de rien. Quoi qu'il en soit, le père de famille fait de son mieux pour retarder l'avancée du projet, amplifiant les obstacles qu'il rencontre pour justifier ses délais de réponse, qu'il met en réalité à profit pour étudier les documents fournis par l'adolescente. Pour toute sa fébrilité à leur égard, il sait qu'il a encore un peu de marge de manœuvre pour se permettre de jouer la montre, car s'ils ont fait tous ses efforts pour travailler avec lui, DG devraient rechigner à mettre un terme à leur collaboration.
Jusqu'ici, le professeur n'a hélas rien trouvé dans les documents rapportés à propos de l'anneau qui a mis la jeune fille dans sa situation actuelle. Il suppose que c'est parce que le gadget a été jugé dysfonctionnel et les fichiers qui le concernent archivés. Et les archives étant en général des systèmes fermés, il est normal que Caroline n'ait pas pu y avoir accès mais seulement aux expériences prévues ou en cours.
Non pas que tout ce qu'elle a recueilli ne soit pas déjà accablant. Transhumanisme, évolution guidée, hybridations artificielles, … Rien qu'à l'énoncé des ambitions des auteurs de chaque article, ils devraient avoir été arrêtés nets. Mais les transgressions ne s'arrêtent pas là.
Très peu d'informations sont disponibles sur les sujets d'étude utilisés. S'ils sont décrits en détail au niveau génétique et parfois phénotypique, leur provenance est rarement renseignée. Par inférence, Aleksander suppose que très peu d'entre eux sont réellement volontaires. Certains sont très probablement des détenus qui n'ont accepté d'être des cobayes que sous la contrainte. Pour le reste, d'après leur âge, le père de famille ne préfère même pas y penser.
Ce que l'ingénieur cherche surtout à déterminer, c'est si DG a effectivement obtenu l'aval du gouvernement pour perpétrer toutes ces abominations. Il espère que non, mais les comités éthiques sont justement indépendants pour assurer que même le pouvoir exécutif se tient à carreau. Il n'est donc pas plus impossible que l'armée tente de transgresser les règles qu'une entité non-gouvernementale.
Jusqu'ici, atteindre un verdict est difficile. D'après ses recherches parallèles sur le laboratoire en question – passant outre le fait qu'il s'agit d'une transgression de leur accord d'anonymat mutuel –, cela fait plusieurs années que les deux entités travaillent étroitement ensemble, avec un succès relativement notable, autant que des innovations classées secret défense peuvent atteindre en notoriété.
Mais dans le fond, même si Aleksander arrivait à déterminer que le laboratoire de biologie a des divisions cachées de ses partenaires gouvernementaux, il sait bien qu'il ne pourrait pas les dénoncer pour autant. Pas sans mettre Caroline en danger. C'est d'ailleurs pour ça que son premier instinct a été de garder la situation sous silence. Il ne peut rien faire tant qu'il n'a pas réussi à réintégrer la conscience de l'adolescente dans son corps, et par l'ironie du sort la plus sordide, les personnes les plus qualifiées pour l'aider à atteindre cet objectif sont sans doute justement celles qu'il voudrait faire enfermer.
Une autre solution serait de trouver un nouveau moyen d'exposer leurs expérimentations illégales, se débrouiller pour obtenir les mêmes éléments compromettants que leur a fournis la petite sœur de Jena sans avoir recours aux capacités d'infiltration avancées dont elle dispose dans sa condition actuelle. L'essentiel est après tout qu'elle ne se fasse pas remarquer, ce qui serait inévitable en révélant ce qu'elle a déposé dans le système du chercheur. Mais pour tous ses efforts, Alek a été bien incapable de reproduire le tiers de son piratage, et il n'a rien déniché qui puisse ne serait-ce que lui indiquer la direction à prendre pour trouver ce que la jeune fille a déterré a priori par hasard.
À ce stade de l'enquête, deux possibilités sont envisageables : soit les documents n'ont jamais été dans le système avec lequel le professeur est en communication — ce qui ne serait pas absurde, d'un point de vue de protection de données compromettantes —, soit ils ont été déplacés suite à la perception d'un intrusion numérique. À choisir, Alek préférerait la première option, car la seconde signifierait que soit lui soit Caroline, voire les deux, se sont faits repérer, et seraient donc en danger des individus sans scrupules à la tête de DG. L'ennui, c'est qu'il n'a aucun moyen de vérifier que ni lui ni elle n'ont attiré l'attention. Les quelques manifestations intempestives de la présence de l'adolescente ces derniers temps l'ont un peu rassuré sur son état, mais il souhaiterait vivement être mieux placé pour la protéger.
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