1x10 - Chaussons de verre (2/18) - Rupture

En attendant d'entrer en classe de littérature, son premier cours de la journée comme tous les Lundis, Mae se perd dans ses pensées. Ça lui arrive très souvent depuis la semaine dernière. Adossée à côté de la porte de la salle, elle repasse pour la énième fois les évènements d'il y a six jours dans sa tête, peut-être dans l'espoir que, tout à coup, ils vont se mettre à faire sens.

Debout en face d'elle toujours immobilisée dos au mur, Strauss scrute avec intensité son visage terrorisé, puis soupire, comme las.

- Qu'est-ce que je vais faire de toi, Maena ? il murmure, ses yeux presque noirs plantés dans les siens.

- S'il vous plaît me faites pas de mal ! elle parvient enfin à articuler, sa voix revenant opportunément, quoiqu'encore un peu rauque, après ce silence imposé aussi atroce qu'inexpliqué.

- Ce n'est pas mon intention, il l'assure, malgré les signaux contraires qu'elle a reçus jusqu'ici, notamment de la part d'Andy.

- Alors pourquoi je suis plaquée contre un mur ? elle a le courage de demander, étrangement pragmatique en période de stress intense, un peu comme son père.

- Parce que tu nous as vus, il répond simplement, comme un écho funeste à sa compagne blonde à peine plus tôt, alors qu'elle occupait sa place.

- J'ai rien vu du tout, promis, Mae s'empresse de lui dire, secouant la tête avec ardeur.

- Tu en as vu suffisamment, il la détrompe, d'un calme dérangeant face à la panique de la jeune fille, lui d'ordinaire si attentionné.

- Je jure que je vais rien dire à personne, d'accord ? elle continue de plaider son cas, comme n'importe qui le ferait sans doute à sa place.

- Ce n'est pas si simple, il objecte une nouvelle fois, fermant les yeux dans son dilemme, première marque d'hésitation de sa part depuis le début de leur tête à tête.

- S'il vous plaît, laissez-moi partir, le supplie l'adolescente, les larmes aux yeux à présent.

Strauss soupire à nouveau et rouvre les paupières, se remettant à scruter son regard avec autant d'intensité que s'il cherchait à compter les différences entre chacun de ses iris.

- Qu'est-ce que tu as vu, exactement ? il l'interroge, retrouvant l'intonation procédurale avec laquelle il a commencé à lui parler.

- Rien ! elle annonce immédiatement, sautant sur l'occasion.

- Ne me mens pas, Maena. C'est inutile, il lui conseille, un peu plus las qu'agacé.

- J'ai juste vu un type allongé par terre, entre vous trois, c'est tout, je le jure, elle altère sa réponse, honnête cette fois.

- Et qu'est-ce que tu crois qu'il s'est passé ? il ne se contente évidemment pas de ce qu'elle a vu.

- J'en sais rien ! Et je m'en fiche, je veux juste rentrer chez moi, elle le supplie de plus belle, essayant encore de bouger mais en étant toujours incapable, pour une raison mystérieuse.

- J'aimerais que ce soit aussi facile, Maena, lui offre Strauss, l'ombre de sa bienveillance habituelle passant dans son regard.

Elle le fixe à son tour, cherchant irrationnellement à concilier l'image qu'elle a toujours eue du remplaçant de Mathématiques à celle qu'il lui présente à cet instant précis. Elle a du mal à croire que cet homme froid et distant est la même personne qui se soucie sans cesse du bien-être de ses élèves, la même personne qui l'a rattrapée avant qu'elle ne tombe dans le couloir, la même personne qui sourit lorsque des exclamations à la limite de l'insolence lui échappent, la même personne qui a défendu Ellen alors qu'il avait lui-même les poings liés.

- Est-ce que cet homme est mort ? Mae s'entend demander.

- Oui, Strauss répond, à la plus grande surprise de l'adolescente.

- Est-ce que vous l'avez tué ? elle poursuit sur sa lancée, ayant de toute façon dépassé le seuil de l'inconscience.

- Ni Andy, ni Ben, ni moi ne lui avons fait quoi que ce soit, il lui apprend, exhaustif.

Une vague de soulagement s'abat sur elle, bien qu'insuffisante pour l'apaiser tout à fait, dans sa situation actuelle.

- Mais vous n'avez pas appelé la Police, elle ne demande pas, cette fois, connaissant la réponse.

- Non, il confirme malgré tout.

- Pourquoi pas ?

- Parce qu'on ne peut surtout pas être liés à l'affaire, il déclare tout simplement.

- Pourquoi pas !? elle se répète, sa voix montant dans les aigus, puisqu'elle et toujours tout de même au bord de l'hystérie.

- C'est… compliqué, il esquive pour la première fois.

- Est-ce que vous protégez un meurtrier ? elle tente de deviner.

S'ils n'avaient strictement rien à voir avec le cadavre mais ne voulaient simplement pas être embêtés par les autorités, ils pourraient rapporter sa position de manière anonyme.

- Non. On le cherche, Strauss explique, à la plus grande surprise de sa prisonnière, qui ne s'attendait pas vraiment à ce qu'il lui offre une réponse détaillée, et encore moins celle-ci.

- Pourquoi vous ? elle enchaîne alors, la situation qui se dessine de plus en plus complexe.

- Parce qu'il est trop dangereux pour que les forces de Police puissent s'en charger, expose l'enseignant, comme si ce n'était pas grand-chose.

- Mais pas pour vous…? elle déduit de ses réponses précédentes, aussi peu de sens ça fasse à ses yeux.

Ils sont juste un mécano, un prof de Maths et… elle ne sait même pas ce que fait Andy dans la vie. Difficilement une équipe de choc.

- Non, il confirme une nouvelle fois alors qu'elle n'a pas posé de question à proprement parler.

- Pourquoi ? elle cherche encore à comprendre, sa curiosité lui permettant d'oublier un tant soit peu sa peur.

- Pour la même raison que nous ne pouvons pas être impliqués dans sa traque officielle, il évite à nouveau d'aborder le nœud du problème.

Frustrée, Mae soupire et change d'approche, sa situation compromettante lui sortant presque de l'esprit.

- Il y a d'autres victimes ? elle s'enquiert, devinant que si une enquête est en cours, c'est qu'il s'est déjà produit un évènement digne d'être examiné par les forces de l'ordre.

- Oui, confirme Strauss, égal.

- Combien ?

- Beaucoup, il reste vague, comme s'il voulait la protéger de la vérité, ce qui a le don de l'énerver, étant donné la position dans laquelle il la tient actuellement.

Et puis, lui donner une réponse vague et la laisser s'imaginer le pire n'est pas exactement ce qu'il y a de plus efficace pour ne pas l'inquiéter. À moins qu'il ait la certitude que ce qu'elle pourrait se figurer de pire est encore en-dessous de la réalité, mais ça n'a rien de rassurant non plus.

- Alors quoi ? Vous êtes des agents spéciaux clandestins sous couverture ? Dans un lycée ? elle lui lance, tentant une approche par l'absurde, passant du désespoir de sa situation à la colère.

- Être à Walter Payton nous a permis de collecter de précieuses informations, oui, confirme cependant le mathématicien, la laissant encore plus interloquée qu'auparavant si c'est possible.


Mae est soudain ramenée au présent par la voix d'Ellen, ainsi que sa main qui agrippe son bras pour attirer son attention :

- Oh ! Regarde ça ! lui suggère la marginale, pointant le bout du couloir de sa main libre.

Un peu plus loin, Nelson est sur le point de rejoindre sa petite amie, mais il ne semble pas de l'humeur cajoleuse qu'elle engendre d'ordinaire chez lui. La rouquine l'attendait sagement devant sa classe, non sans des regards provocateurs en direction des deux amies, du moins jusqu'à ce qu'elle se rende compte que la blondinette n'était pas concentrée sur la réalité. Et voilà qu'à présent, son petit copain refuse son habituelle salutation lascive d'un geste brusque.

- Est-ce que c'est vrai ? il l'interroge, alors qu'elle reste désarçonnée par son attitude à l'opposé de chaleureuse.

- Est-ce que quoi est vrai ? elle lui demande, disposant pour une fois d'une raison valable pour ne pas comprendre ce à quoi il fait référence.

- Est-ce que tu sors avec moi juste parce que t'en veux à Mae pour un truc ? Nelson se montre plus direct, tirant des expressions surprises de tous les gens à portée de voix, c'est-à-dire pratiquement toute sa classe.

- De quoi tu parles ? Degriff joue les innocentes, son sourire se crispant à peine, grâce à ses talents d'actrice.

- Tu vas me soutenir que c'est pas de toi qu'il est question ? il répond par une question, lui tendant une tablette sur laquelle est visiblement affiché le journal du lycée.

Sarah réceptionne la liseuse d'un air dérouté mais y jette à peine un œil. Le logo du Paw Print est suffisamment reconnaissable. Et dès qu'il y est question d'elle, à tort ou à raison, c'est rarement flatteur. Autant de raisons pour elle de passer à la défensive d'entrée de jeu :

- Depuis quand tu lis ça ? elle choisit de s'étonner, esquivant habilement le sujet qui fâche.

- À la quatre ou cinquième personne qui m'a regardé de travers, je lui ai demandé c'était quoi son problème, explique l'adolescent, croisant les bras maintenant qu'il a les mains libres.

- De toute évidence, c'est un tissu de mensonges. Tu peux pas faire confiance à la presse. Si ça se trouve, c'est même elles qui leur ont donné de fausses infos, la peste à frange essaye de le raisonner, désignant vaguement Ellen et Mae du geste, les faisant s'entre-regarder avec un moue dégoûtée.

Cette fille n'a vraiment aucune honte. Même confrontée à la vérité, elle n'a pas la bienséance d'admettre ses combines machiavéliques. Mae n'a pas encore lu l'article écrit par Brennen exposant les plans psychotiques de la rouquine, mais d'après ce que lui a promis le jeune journaliste la semaine passée, c'est suffisamment explicite pour qu'elle ne puisse rien nier. Il a même obtenu des témoignages pour corroborer leurs hypothèses.

- C'est marrant, parce que c'est ce que j'ai essayé de me dire, mais j'arrive pas à comprendre pourquoi, comme de par hasard, des tas de trucs qui ne sont même pas mentionnés dans l'article et que personne n'aurait pu savoir concordent. La première fois que je t'ai parlé, t'étais devant la classe de Strauss. Qui n'est pas ton prof. Et il avait aucune réaction à tes pleurs pourtant sonores. Et je rappelle que j'étais là quand il a rattrapé Mae dans sa chute, donc essaye même pas de me faire croire que c'est pas de lui qu'il est question ! Nelson oppose, visiblement malgré lui, à son air blessé.

Brennen, sous son pseudonyme d'FYI, est connu pour ne jamais nommer les gens. Cette manie fait partie de ses tactiques pour inciter ses lecteurs à aller eux-mêmes chercher confirmation des faits qu'il relate. Sarah Degriff, étant au cœur de nombreux rapports, a pratiquement toujours été la Queen B, autant pour la reine des abeilles que pour la reine de garces. Dans la publication du jour, relue par les soins d'Ellen ce week-end, Nelson est pour sa part qualifié de "grand ténébreux", pour ensuite faciliter la comparaison avec celui que sa petite amie ne peut pas avoir, Strauss, dit "un rien plus grand et bien plus ténébreux". Enfin, Mae se voit quant à elle affublée du sobriquet "la furie blonde", en référence à son crêpage de chignon épique avec la grande rousse. Ce sont d'ailleurs les mentions de cette altercation puis de sa chute dans le couloir qui permettent en fait l'identification indubitable des protagonistes.

- Tu veux sérieusement faire ça devant tout le monde ? demande tout à coup la rouquine, ne manquant pas de remarquer tous les regards tournés vers elle et son petit ami, pour la plupart ne faisant aucun effort de discrétion.

Elle n'a pas l'habitude d'être au centre de l'attention quand ce n'est pas elle qui exerce la pression. Et elle estime avoir eu son quota avec l'empoignade que lui a accordée Mae la semaine passée.

- Pourquoi pas ? C'est pas comme s'ils étaient pas déjà au courant de toute notre histoire. Mince, ils en savent apparemment plus que moi ! éclate Nels, prenant leur auditoire à témoin d'un large mouvement englobant.

- Je peux pas te parler quand tu es dans un état pareil, lui rétorque alors simplement la coupable, lui rendant sa tablette puis s'éloignant, refusant une fois de plus la discussion.

L'adolescent reste bouche bée à son culot. Il lève les bras au ciel en la regardant partir, mais ne cherche pas à la retenir, puisque ce serait inutile. Il ne sait même pas s'il en a envie. Il vient d'apprendre que tout ce qu'il a cru sincère de sa part faisait en réalité partie d'un plus large dessein. Quelle que soit la défense qu'elle pourrait lui offrir, il ne pense pas qu'il la croirait. Surtout après cette évidente fuite de la confrontation. Il a tout bonnement perdu tout ce sur quoi il fondait la confiance qu'il avait en elle.

Fulminante, la grande rousse passe près de Mae et Ellen en chemin vers sa propre classe, et ne manque pas d'accorder à la blonde un regard noir. Ayant déjà reçu des menaces de sa part, la benjamine Quanto ne se laisse absolument pas impressionnée, et soutient son œillade meurtrière sans broncher. En plus, peu importe les représailles qu'elle décide d'exercer sur elle, elle se dit qu'elle a de toute façon beaucoup plus grave à s'inquiéter par ailleurs…

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