1x10 - Chaussons de verre (17/18) - Anneau de malheur

— Est-ce que ton père t'a dit à quoi ressemblaient les tatouages qu'il a vus ? Jena interroge Markus.

La jeune femme est installée avec lui et son meilleur ami sur leur banquette habituelle, dans le bar où elle travaille. Le fils de l'ingénieur vient de leur donner un compte rendu rapide des évènements de l'après-midi. Pour ne pas trop les inquiéter, il a commencé par les assurer que son père se portait bien, et que la situation était sous contrôle, avant d'en arriver aux détails les plus choquants.

— Pourquoi ? T'as des contacts dans le milieu de l'encrage dermique ? raille Bob, un sourire aux lèvres alors qu'il y porte son verre.

Il est en partie irrité parce qu'il n'a pas eu le droit de savoir ce qui s'était passé avant qu'ils soient tous les trois réunis. Markus n'avait en effet pas eu envie de se répéter, ni de perturber leur session de révision plus que son retard ne l'avait déjà fait.

— La ferme ! Peut-être… Jen se défend faiblement, lui donnant un petit coup de pied amical dans le tibia sous la table.

— Tout ce que je sais, c'est qu'un des types était marqué au poignet, et l'autre au cou. Il y a bien que mon père pour remarquer des détails pareils dans un moment comme celui-là, Mark ne peut hélas pas apporter une réponse très satisfaisante à la question de sa petite copine.

— Pas forcément. L'adrénaline améliore l'attention et assure un meilleur stockage des souvenirs, en fait, déclare la jeune femme, l'air de rien, faisant distraitement tourner sa paille de métal dans son verre du bout du doigt.

— C'est toi qui fais des études de médecine ou c'est nous ? relève Rob, traduisant par les mots les deux expressions étonnées que lui et son pote affichent à cet inattendu étalage de connaissance.

— Je sais des choses ! elle se défend, une nouvelle fois plutôt faiblement par rapport à son habituelle répartie cinglante.

Elle ne peut cependant pas décemment nier que sa culture générale est en effet très éclectique. Elle n'a pas fini le lycée, mais comme elle est loin d'être bête, elle a amassé des informations disparates dans des endroits improbables, au cours de son périple de fugueuse.

— J'espère que le témoignage de ton père va suffire à remonter jusqu'à ce labo et coincer les fumiers qui y travaillent, Bob reprend plus sérieusement, avec une certaine hargne.

— Moi aussi. J'arrête pas de penser à quel point il a eu de la chance. Ces types auraient pu le tuer, s'ils l'avaient voulu ! Mark approuve ce sentiment, pas encore tout à fait remis de la vision de son père le visage en sang.

Il a souvent vu son oncle un peu égratigné, mais ça va de pair avec son métier. Chercheur est supposé être une occupation relativement sans risque. En tous cas, sans ce genre de risques-là.

— C'est bizarre qu'ils l'aient pas fait, d'ailleurs. Pour s'assurer qu'il ne parle pas, je veux dire. Dans le doute… observe pensivement son camarade de classe, frissonnant au caractère lugubre de ses propres considérations.

— Ça sert à rien de faire taire quelqu'un si on n'est pas sûr qu'il a pas déjà parlé, lui répond Jena sans sourciller.

— Est-ce qu'on pourrait parler d'autre chose qu'à quel point je me suis trouvé proche d'être orphelin ? Markus les ramène à la réalité en ouvrant ses mains aussi grand que ses yeux, mal à l'aise avec cet échange.

— Désolé, se rattrape Rob, avec la mine contrite associée.

— J'ai toujours du mal à croire qu'une si petite chose ait un tel impact. Quelle saloperie, l'effet domino. Je suis tellement désolée, Markus, renchérit la brunette, portant sa main à son cou, à travers son T-shirt.

— C'est pas ta faute. Attends, tu l'as sur toi ?! remarque son petit ami, coupé dans son élan de la dédouaner.

— Presque toujours, elle confirme, tirant la fine lanière de cuir qu'elle porte de sous son vêtement.

L'anneau qu'elle avait offert à sa sœur, et qui a effectivement déclenché toute cette cascade d'évènements jusqu'à l'agression subie par Alek aujourd'hui, y pend, d'un air innocent, comme si de rien n'était.

— Quand est-ce que tu l'as récupéré ? s'étonne l'aîné Quanto, qui n'arrive pas à comprendre comment il a pu manquer ce détail alors qu'il a vu la jeune femme dans son plus simple appareil à plusieurs reprises, cette dernière semaine.

Le rouge lui monte malgré lui un peu aux joues lorsqu'il songe à quel point elle est effectivement rapide pour se déshabiller. Elle est sans doute simplement assez furtive pour avoir retiré le collier avant qu'il ne se rende compte de sa présence, c'est tout. Et la connaissant, il y a peu de chances qu'elle laisse traîner un objet pareil sur sa table de chevet ou le coin du lavabo.

— Ton père me l'a rendu, une fois qu'il a eu terminé son étude préliminaire, Jena explique sans voir le problème.

— Pourquoi il ferait ça ? Et pourquoi tu en voudrais ? ne comprend pas Markus, quant à lui.

Qui voudrait récupérer cet instrument de malheur ? Pourquoi est-ce que son père ne voudrait pas le tenir hors de portée de qui que ce soit ? Le garder sur elle est peut-être la manière de la jeune femme de s'assurer de ça, ceci dit. Mais tout de même.

— Valeur sentimentale. J'ai pas filé ça à ma sœur pour lui faire du mal, à la base, elle justifie cependant beaucoup plus simplement qu'il ne se l'était imaginé.

— Je peux voir ? demande alors Rob en tendant la main, hypnotisé par le bijou presque comme si c'était l'Unique de Tolkien.

— Pourquoi ? lui renvoie Jena.

— Ce que j'ai du mal à croire, c'est que c'est la première fois que je vois la cause de cette situation dans laquelle je me suis embarqué avec vous, il lui fait remarquer, à juste titre d'ailleurs.

Markus se dit qu'il ne l'a lui-même vu qu'une seule fois avant aujourd'hui, et jamais tenu dans ses mains. La différence, c'est que ça ne lui manque pas du tout, à lui. Mais son pote est après tout bien plus tactile, c'est vrai.

— Très bien. Fais-toi plaisir, la jeune femme cède avec un soupir, ne voyant pas le mal.

Elle fait passer le filin par-dessus sa tête et tend le pendentif dans son ensemble à Robert, sur sa paume tendue. L'étudiant examine alors le cercle avec grand intérêt, le tournant et le retournant entre ses doigts, cherchant ce qui le rend si spécial comme si c'était visible à sa surface, en regardant vraiment très attentivement.

Comme des parents qui auraient enfin réussi à calmer leur enfant en bas âge, Jena et Markus profitent que leur ami soit distrait pour se serrer l'un à l'autre. Avec un discret soupir d'aise partagé, il passe son bras par-dessus son épaule et elle vient poser sa tête sur la sienne. Alors qu'il dépose un baiser sur ses cheveux, elle ferme les yeux, apaisée.

Dans le fond, et bien qu'elle s'en sente extrêmement coupable, qu'Alek se soit fait attaquer soulage un peu la jeune femme. Elle ne peut pas nier apprécier que la situation progresse enfin. Depuis qu'ils ont découvert les documents que sa sœur a laissés à la bonne garde de l'ingénieur, elle n'a fait que tourner en rond et essayer de ne pas y penser. C'est d'ailleurs pour ça qu'elle n'est plus sortie avec les deux garçons depuis ce soir-là ; c'était suffisamment difficile pour elle de ronger son frein lorsque les choses étaient au beau fixe, mais savoir sa petite sœur activement en danger et ne rien pouvoir y faire l'a torturée. Certes, elle est toujours aussi impuissante, mais elle a tout de même l'impression que l'enquête qui va être lancée à cause de cette agression est un pas dans la bonne direction. Il faut que ça le soit. Comment ça ne pourrait pas l'être, avec tous ces gens bien qu'elle ne sait pas trop comment elle a bien pu réussir à rallier à sa cause ? Elle ignore quand est-ce qu'elle s'est retrouvée si chanceuse, mais elle ne compte pas en douter une seconde. Si la deuxième chaussure devait tomber, elle prie pour que ce soit le plus tard possible et que par pitié ça n'affecte qu'elle et pas sa cadette.

— Rob ? la voix de Markus tire soudain Jena de ses pensées, lui faisant rouvrir les paupières.

Elle découvre alors Robert affaissé sur la table en face d'eux, tête la première, comme évanoui. Pourtant aucun bruit n'a signalé sa chute.

— Rob, c'est pas marrant, arrête, continue Mark en souriant.

Il se penche à travers la table pour pousser doucement l'épaule de son ami, mais il ne réagit hélas absolument pas.

— Er… Je crois pas qu'il fasse semblant, lui annonce Jena, remarquant la première et avec horreur que le futur médecin a passé l'anneau à un doigt, après l'avoir retiré du cordon sur lequel elle l'avait enfilé.

— Rob ? Rob ! Hey ! Réveille-toi ! panique alors Markus, glissant sur la banquette et secouant son camarade pour de bon cette fois, par les deux épaules.

En attrapant son carnet électronique dans la poche arrière de ses jeans, pour appeler les secours, la brunette comprend ce qui s'est passé. Les tables de l'établissement sont intelligentes, comme pratiquement toutes les surfaces à cette époque. C'est tout à fait standard, dans la restauration, de passer commande depuis sa place.

Lorsque la ligne d'urgence décroche, Jena décrit la situation à l'opérateur. À son utilisation du terme "électrisé", Markus braque ses yeux sur elle, percutant à son tour ce qui vient de se produire. Mais comment ? Comment Rob aurait-il pu se retrouver avec le bon composé catalyseur sur les mains ? Ils ne savent même pas comment Caroline s'est elle-même retrouvée dans le même cas. Peut-être que c'est autre chose. Peut-être que c'est une mauvaise coïncidence. Pourvu que ce soit ça…

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