1x10 - Chaussons de verre (14/18) - Deuxième regard

Pendant ce temps, au commissariat, Iz arrive enfin au bas de sa liste d'équipes à briefer. L'étage est pratiquement vide maintenant, la plupart des duos partis sur le terrain commencer leurs interrogatoires de témoins potentiels. Certains ont même été assignés à la confirmation de victimes survivantes supposées. L'intervention humaine est impérative dans ces cas-là, puisqu'il n'y a pas de scène de crime à proprement parler et donc aucun moyen de trouver l'usuel lien matériel entre les affaires, la tristement célèbre substance jaunâtre.

Alors qu'elle s'approche des bureaux de Randers et Quanto, la jeune femme ne peut pas manquer l'absence de ce dernier. Après un coup d'œil à l'horizon, elle comprend rapidement qu'il n'a pas quitté son poste de manière ponctuelle.

— Où est Sam ? elle s'enquiert auprès de son coéquipier, le tirant de sa lecture.

— Il est parti faire un tour. Un truc avec son frère, répond Patrick avec concision, autant parce qu'il n'en sait pas plus que par agacement.

— Rien de grave, j'espère ? demande Iz, connaissant la relation étroite de l'inspecteur avec son aîné.

— C'est toi la profileuse… lui rétorque Pat, un peu abrupt.

— Tu comptes m'en vouloir longtemps ? elle ne se formalise pas le moins du monde de son ton, ayant reçu des remarques tout aussi passives agressives de la part de nombreux inspecteurs au cours de la journée, certaines même plus agressives que passives.

Comme Randers, beaucoup en ont pris un sacré coup à l'ego de ne pas s'être souvenu de la qualité réelle de la jeune femme. Et en grande preuve de maturité, la plupart n'ont pas été capables d'admettre ouvertement qu'ils s'en veulent plus à eux-mêmes qu'ils ne lui reprochent à elle de ne pas les avoir rappelés à l'ordre plus tôt. Mais s'ils n'étaient pas un peu orgueilleux, ils seraient sans doute de moins bons enquêteurs, alors elle ne leur en tient pas rigueur. D'autant que leur mettre le nez dans leur petit manquement n'apporterait rien, puisqu'ils connaissent déjà leur erreur. Elle espère juste s'être rappelée à leur bon souvenir avec suffisamment de délicatesse pour qu'ils passent aussi rapidement outre cette histoire qu'elle.

— Nan. Je me suis juste un peu pris la tête avec Sam à propos de toi. Mais c'est rien, s'excuse à moitié Randers, haussant une épaule et grimaçant.

Il a plus de raisons de se plaindre et s'en vouloir que le reste des inspecteurs. C'est sa propre intuition qui a éperonné toute cette enquête à son insu, par le biais de son propre partenaire. Et lorsque ce dernier a évoqué l'éventualité sous son nez, il l'a complètement rejetée. On ne lui a pas tout dit, mais il a eu plus d'occasions que les autres de se rendre compte de ce qui se tramait.

— Est-ce que tu vas quand même m'écouter si je te donne des trucs à faire ? Iz juge bon de vérifier, convaincue de la sincérité de ses mots mais pas forcément que son état d'esprit soit en accord.

— Je suis plus énervé après moi-même que lui ou toi, t'inquiète. Balance, il la rassure et lui accorde toute son attention, avec un semblant de sourire.

Satisfaite voire un peu impressionnée de sa lucidité face à la situation, elle lui rend son expression, puis s'assoit sur le bord du bureau de Sam en face de lui.

— Comme vous êtes la tête de lance de l'enquête, étant donné qu'elle a débuté lorsque Sam m'a fait part de TON observation, je me suis dit que ce serait bien si c'était vous qui repassiez sur ce que j'ai déjà fait, elle lui explique, ayant effectivement préparé une tâche un peu différente des autres pour les deux inspecteurs.

— C'est-à-dire ? Pat l'incite à élaborer.

— C'est-à-dire mon analyse géographique, ma victimologie, ce genre de choses. En gros, voir s'il n'y a pas un truc que j'ai manqué, ou une conclusion que j'aurais tirée un peu hâtivement, elle explique, serrant distraitement sa tablette éteinte contre elle.

— Tu me files les grandes lignes ? il lui propose, cherchant une introduction à cet exercice entièrement nouveau pour lui.

— D'accord ! Er… Autant que je sache, Eugène n'a pas de zone de prédilection à proprement parler. Ses crimes punitifs ont pour la plupart été relativement localisés, mais c'est sans doute parce que les victimes concernées étaient groupées en premier lieu, parce que pour le reste il a opéré un peu partout en ville. Dès que j'ai tenu ma preuve matérielle, j'ai aussi cherché la mystérieuse gelée jaune dans d'autres affaires, notamment hors de notre juridiction, et apparemment il serait venu de la côte Est, mais son trajet est difficile à suivre puisque les enquêteurs ne cherchent pas systématiquement un détail pareil et que je n'ai pas toujours eu accès aux photos des scènes de crime. Je pense quand même pouvoir affirmer que c'est la première fois qu'il reste aussi longtemps au même endroit ; Chicago a une signification pour lui, à mon avis. À l'Ouest, le plus loin qu'il soit allé chercher ses victimes pour l'instant, c'est Crest Hill, elle reprend point par point son étude de la répartition géographique des crimes d'Eugène, sans avoir besoin de support tant elle est repassée de nombreuses fois sur ces informations.

— Crest Hill ? La prison ? relève Patrick, à la plus grande surprise de son interlocutrice.

— Oui. Comment tu sais ça ? elle s'étonne qu'il ait aussi rapidement fait ce lien.

— En dehors du fait qu'il n'y a pratiquement rien d'autre que cette taule à Crest Hill depuis un bail, j'ai vu un rapport sur un meurtre multiple là-bas, il a quelques semaines. C'était lui ? s'explique l'inspecteur.

Bien qu'il ait passé la journée à étudier des crimes répugnants, le massacre des preneurs d'otages de Walter Payton dans leurs cellules reste au sommet dans sa liste personnelle des scènes les plus choquantes de sa carrière. Tous les officiers en ont une, implicite ou explicite. Celle de Patrick est plutôt une note mentale qu'une liste véritable, mais elle n'en est pas moins claire dans son esprit. Et plus une affaire est bien classée dans cette liste, plus on en retient les détails.

— Oui. Les preneurs d'otages de Walter Payton High. Un vrai carnage, confirme Iz, se demandant pourquoi il a été tenu au courant de ce développement, avant de se souvenir qu'il est après tout le coéquipier de Sam, dont la nièce et le neveu étaient parmi les captifs.

— Et c'était notre gars ? Pat demande à nouveau, semblant avoir du mal à y croire.

— Même preuve physique que pour les autres affaires, lui apprend la jolie brune en face de lui, perplexe quant à ce qui le dérange dans cet état de fait.

En vérité, la substance mystérieuse n'était en l'occurrence pas exactement camouflée autant que masquée, mélangée aux restes des victimes. C'est d'ailleurs une chance que l'équipe de légistes locale ait une obsession pour le détail dans ses rapports, sans quoi l'affaire n'aurait peut-être pas retenu l'attention de la profileuse. Mais aussi inhabituelle cette application de sa signature soit-elle, elle correspond bel et bien à Eugène malgré tout.

— C'est bizarre…

Patrick n'élabore malheureusement toujours pas sur ce qui le fait tiquer.

— Ces types ont mal agi dans sa ville. Ils font partie de la vermine qu'il cherche à exterminer, Iz n'a de son côté pas tellement de problème à faire rentrer ces exécutions dans la logique du serial killer.

— Sauf qu'il s'en est pris à personne d'autre dans cette prison. Et on leur a envoyé un paquet de salauds, là-bas, lui fait remarquer l'inspecteur.

— Tu penses quoi ? Qu'Eugène aurait… un lien personnel au lycée ? propose la jeune femme sans trop y croire, bien que comprenant enfin où son interlocuteur veut en venir.

— Peut-être. C'était des sales types, mais ils ont tabassé deux gardes du corps et écorchés deux trois visages, rien d'aussi trash que, je sais pas, Gustavo Ferror par exemple. Et pourtant, si on suit ton analyse de marquage de la punition, ils ont pris plus cher que lui, lui soumet Patrick, pour sa part très interpellé par cette anomalie.

Gus Ferror était un contrebandier à l'échelle internationale, trafiquant principalement en drogues mais aussi occasionnellement en personnes et divers artefacts illicites. Il avait l'une de ses bases d'opérations à Chicago, jusqu'à ce que leur tueur en série ne lui règle son compte, en fin d'année dernière, mettant ainsi son empire en bien mauvaise posture. Le latino avait des signatures bien particulières pour ses forfaits, ou en tous cas ses hommes de mains étaient briefés pour qu'aucune de leurs interventions ne passe inaperçue et ne soit pas attribuée à qui de droit. Objectivement, Ferror était donc en effet bien pire que les envahisseurs d'un lycée, qui n'ont laissé aucun mort derrière eux. Et pourtant, la façon dont Eugène a exposé le cadavre du baron de cartel, aussi peu ragoûtante ait-elle objectivement été, n'a rien d'aussi graphique que le carnage qu'il a effectué à la prison avec les preneurs d'otages. En fait, aucune des mises en scènes du serial killer n'arrive au niveau d'horreur de celle-ci. Si on peut toujours trouver une raison de le qualifier de perfectionniste, ce tableau-là témoigne plutôt d'une perte complète de contrôle.

— Sauf que les enquêteurs sur cette affaire ont déjà creusé l'angle des gens touchés par la prise d'otage. C'était même leur première piste. Et tout le monde est revenu clean, Iz n'objecte pas à la logique de l'inspecteur, mais ne la lui accorde pas aveuglément non plus.

— Leur cible, c'était pas un petit génie ? essaye de se souvenir Patrick, se remémorant soudain sa rencontre avec le petit blond, le soir de l'Incident.

L'adolescent l'avait interpellé, à la fois par son comportement curieusement composé en les circonstances, mais aussi et surtout par sa situation familiale choquante ; ses parents ne s'étaient même pas déplacés alors que leur fils venait d'être à l'origine d'une prise d'otages de grande envergure. Et le pire, c'est qu'il ne semblait pas y voir de problème. Il s'était montré inquiet pour Caesar, oui, mais pas aussi paniqué que le reste des élèves autour.

— Jack Nimbleton ? Je l'ai suivi en cellule de crise, et ce n'est pas un tueur. Il a clairement quelques tendances antisociales, mais c'est courant chez les gens de son intellect, et certainement pas un crime en soi, la thérapeute prend la défense du jeune homme, secouant la tête à la négative.

Le blondinet peut incontestablement se montrer exaspérant, et d'après son dossier, il n'est pas étranger à la violence physique, mais rien n'indique qu'il irait jusqu'au meurtre. Sans compter que, justement, son comportement belliqueux le mettrait plutôt sur la liste d'Eugène qu'autre chose. Un profil n'est jamais une certitude, bien sûr, mais Iz pense plutôt que le tueur en série s'avérera être quelqu'un d'exemplaire, pour pouvoir se permettre de juger ses victimes de la sorte. Non pas que tous les meurtriers en série soient entièrement cohérents, mais elle pressent que c'est le cas de celui-ci.

— Et tu crois pas qu'il pourrait être suffisamment malin pour cacher ses inclinations ? insiste malgré tout Patrick dans son intuition, même s'il ne se sent pas particulièrement fier d'accuser un lycéen, en se basant sur leur seule et unique rencontre, qui a duré quelques minutes et s'est déroulée dans un moment de crise.

— Je crois qu'aussi intelligent qu'il soit, Jack reste un ado. Et être un psychopathe, ça ne se masque pas comme ça, Iz tient elle aussi bon dans son opinion.

— Hmpf. J'ai quand même envie de garder un œil sur lui. Ou peut-être son entourage, transige alors l'inspecteur, faisant autant confiance à son instinct qu'à l'analyse de la jeune femme.

Elle a monté tout ce dossier qu'il potasse depuis le matin, dont l'épaisseur, bien qu'intangible comme celle de tout document numérique, le déprime autant qu'elle l'impressionne ; il ne fait aucun doute qu'elle est compétente. Mais il est par ailleurs persuadé qu'il y a un truc avec les preneurs d'otages. "Eugène" est indéniablement un fanatique, mais il y avait quelque chose de personnel dans carnage-là, c'est sûr.

— D'accord, on sait jamais. Mais je parie qu'il n'a rien à voir là-dedans. Attends au moins d'avoir quelque chose d'un peu plus tangible avant de le convoquer, Iz accepte le compromis, n'ayant après tout pas plus de preuves de ses propres affirmations qu'il n'en a des siennes.

— Ouais, bien sûr, j'en suis pas là, il la rassure en secouant la tête.

Même s'il avait raison, amener le jeune homme au poste dans l'immédiat ne serait de toute façon pas une bonne idée, sans éléments concrets pour soutenir son arrestation. Avec n'importe quel coupable, ça ne fait que l'inciter à être plus prudent et diminuer les chances de l'appréhender.

— Mais tu vois, c'est exactement ça que je voulais que vous fassiez avec mes recherches. C'est vous, les enquêteurs ; vous allez forcément voir des détails qui m'ont échappés, établir des relations auxquelles je n'ai pas pensées, Iz prend soin de féliciter l'inspecteur pour son raisonnement, qu'elle sait qu'elle n'aurait jamais eu seule, même si elle doute personnellement de sa véracité finale.

— On va faire de notre mieux, il lui promet presque machinalement.

— Est-ce qu'il vous arrive jamais de faire moins que ça ? elle lui renvoie alors, à la fois flatteuse et sincère.

Patrick ricane à cette répartie, comprenant tout à coup beaucoup mieux ce que Sam voit en la jeune femme. S'il n'a jamais remis en question qu'elle est très jolie, l'inspecteur n'avait jamais vraiment eu de conversation avec elle avant maintenant. Si on l'avait interrogé à son sujet hier encore, il l'aurait sans doute qualifiée de bienveillante, prévenante, serviable, mais pas nécessairement d'intelligente. Il n'aurait pas dit qu'elle était stupide non plus, mais disons que sa pertinence ne serait sans doute pas la première chose qui lui serait venue à l'esprit pour autant. C'est toujours difficile de présumer du répondant de quelqu'un sans lui avoir jamais vraiment adressé la parole. Ce qu'il se demande maintenant, c'est pourquoi elle n'a donc pas eu suffisamment confiance en elle pour assumer son rôle parmi eux avant aujourd'hui.

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